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Recension Société

Vie et survie du travail exploité

À propos de : Denise Brennan, Life Interrupted. Trafficking into Forced Labor in the United States, Duke


par Milena Jakšić , le 19 janvier 2015


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Si la traite des êtres humains est une catégorie communément mobilisée, elle décrit mal les vies des travailleurs exploités. Refusant tout misérabilisme, Denise Brennan décrit ces travailleurs comme les « survivants » des politiques migratoires et d’une économie mondialisée, rétifs à toute qualification compassionnelle.

Recensé : Denise Brennan, Life Interrupted. Trafficking into Forced Labor in the United States, Duke University Press, Durham and London, 2014, 304 p.

À quoi ressemble une vie après des années d’exploitation au rythme de quinze heures de travail par jour pour deux cent dollars par mois ou sans aucun salaire ? À quelles conditions est-il possible de refaire confiance à un employeur, à un nouveau compagnon, aux membres de sa famille ? Comment mettre des mots sur des années passées dans l’isolement, marquées par des violences répétées ? Que signifie être mère sans jamais avoir vu son enfant mais tout en gardant bon espoir de le retrouver un jour ? Telles sont les questions explorées par l’anthropologue américaine Denise Brennan dans un ouvrage qui articule les histoires de vie des travailleurs migrants aux États-Unis et l’analyse des politiques migratoires et anti-traite.

À rebours des lectures sensationnalistes associées au phénomène de traite des êtres humains, l’auteure se propose de décrire le vécu des « survivants » (survivors) de l’exploitation du travail, quel que soit le type d’activité exercée. Sont ici livrées les histoires des personnes réelles (real people) loin des récits mythologisés des « victimes de la traite ». Se succèdent ainsi les récits de travailleurs agricoles, d’employés domestiques ou encore d’anciennes personnes prostituées, avec qui l’auteure a tissé des liens d’amitié et de connivence après une décennie passée à leurs côtés. Cette proximité avec ses interlocuteurs se ressent tout au long de l’ouvrage car jamais Denise Brennan n’adopte une position surplombante qui consiste à appliquer des catégories préétablies aux récits de ses interlocuteurs. Si dans beaucoup de travaux le refus d’une telle position relève avant tout d’une figure rhétorique, dans Life Interrupted l’auteure parvient à suspendre son jugement de façon particulièrement convaincante. C’est rare s’agissant d’une question qui soulève autant de passions. À cet égard, on perçoit mal toute la singularité et l’originalité de cet ouvrage si on ne s’efforce pas de le replacer à la lumière des travaux consacrés à la question de la traite des êtres humains. Denise Brennan opère en effet une rupture radicale par rapport à la littérature existante et nous invite à ouvrir de nouvelles pistes de réflexion quant aux différentes formes du travail exploité.

La traite des êtres humains : enjeux de définitions

La traite des êtres humains est un phénomène polymorphe qui, suivant sa définition juridique, recouvre des réalités aussi différentes que l’exploitation sexuelle, le travail forcé, l’esclavage ou le prélèvement d’organes. Bien que cette définition, fixée par le Protocole des Nations Unies, dit de Palerme [1], ait fait l’objet de nombreuses controverses, son objectif principal est de s’attaquer à la déshumanisation qui résulte de la réduction de l’être humain à une marchandise, vendue et achetée au moyen d’une privation de liberté, de l’emploi de la contrainte et de la violence. La définition juridique de la traite se prête ainsi à une forme d’universalisation qui lui permet de viser toutes les situations. Il appartient aux juridictions nationales de préciser cette définition qui, sortie du champ fixé par le Protocole de Palerme, est assez vague et permet de multiples interprétations.

En dépit de cette définition juridique, l’attention de l’opinion et des pouvoirs publics s’est concentrée, pour l’essentiel, sur la seule traite à finalité d’exploitation sexuelle. La traite est en effet pensée, d’abord et avant tout, en lien étroit avec la prostitution. Deux courants aux positions inconciliables ont participé à cette qualification du problème. Celui des féministes abolitionnistes d’un côté [2], pour qui la traite et la prostitution constituent une violence à l’encontre des femmes, et celui des partisans de la libre disposition des corps de l’autre, qui insistent sur la nécessaire distinction entre la nature d’une activité (prostitution) et ses conditions d’exercice (exploitation, violence ou usages de la contrainte). Suivant cette dernière perspective, seule l’exploitation de la prostitution, et non la prostitution per se, peut être qualifiée de « traite ».

Les recherches en sciences sociales n’échappent guère à ces clivages indépassables [3]. Tandis qu’une partie des travaux s’attache essentiellement à dénoncer la traite et la prostitution comme « une autre forme de viol [4] », d’autres études abordent ces questions à travers le prisme de l’agency et de l’empowerment, en référence à la capacité des acteurs sociaux d’influer sur les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris. La prostitution n’est plus envisagée comme un mal à éradiquer, mais comme une activité pouvant relever d’un choix légitime. Ainsi, au lieu de s’attaquer à la prostitution per se, ces travaux s’attachent à dénoncer les programmes de lutte contre la traite qui, sous couvert de protection des droits des femmes, limitent la libre circulation des personnes et promulguent des lois criminalisant l’exercice de la prostitution.

Quelle que soit l’approche défendue, on peut regretter leur faible ancrage empirique. Lorsqu’il existe, il sert avant tout à démontrer la validité des positions défendues à l’égard de la prostitution. On assiste ici à une confusion entre la traite comme catégorie de réflexion et d’action publique et la traite comme objet de recherche en sciences sociales. Les choses sont pourtant en train de changer. Après cette première série de travaux, fortement marquée par leur ancrage idéologique et une position morale vis-à-vis de la prostitution, on voit émerger des recherches qui, en mobilisant la sociologie de l’État, de l’action publique et des institutions, s’attachent à décrire les trajectoires institutionnelles des femmes migrantes au contact des instances chargées de leur contrôle ou protection (services de police, associations, préfectures, tribunaux) [5]. La question n’est plus de savoir si la prostitution constitue une violence ou un choix légitime, mais de regarder comment les institutions s’emploient à établir la distinction entre corps dangereux et corps en danger. Selon quelles logiques de classement et de distinction ? En obéissant à quelles contraintes de jugement ? Pour donner un exemple concret, comment un policier, dans son activité quotidienne de surveillance et de contrôle de la prostitution de rue, parvient-il à opérer la distinction entre victime de la traite et personne exerçant cette activité sans contrainte [6] ? Ce n’est donc qu’en multipliant des enquêtes à caractère ethnographique que les chercheurs s’efforcent enfin de construire un objet d’étude à la fois distinct du prisme dominant (liberté versus exploitation) et susceptible en même temps de nourrir le débat politique, en montrant notamment que derrière les notions préétablies de « traite », de « victime » ou de « prostitution » se déploient des vies qui résistent à nos efforts de catégorisation.

La traite comme projet migratoire qui a échoué

Par rapport à cette littérature, Denise Brennan opère une double rupture. D’abord, en se détachant d’une approche sensationnaliste et misérabiliste de la traite qui consiste à réduire toute prostituée migrante à une victime passive et vulnérable. Ensuite, et c’est sans doute l’apport majeur de l’ouvrage, en cherchant à désenclaver la traite de la seule question prostitutionnelle. Dans Life Interrupted, la traite est en effet appréhendée comme toute forme de travail exploité, quel que soit le type d’activité exercée : emplois agricoles et domestiques, travail journalier, services à la personne, etc. La prostitution, ou plutôt le sex work, n’est qu’une activité parmi d’autres dans un système d’économie mondialisée. À cet égard, les victimes de la traite aux fins de prostitution ne constituent qu’une faible part de l’ensemble des travailleurs exploités. Cet effort de désenclavement conduit Denise Brennan à proposer une définition large et inclusive du phénomène : la traite est un projet migratoire qui a mal tourné (« trafficking into forced labor is migration gone awry », p. 6). D’où la nécessité de proposer une analyse critique des politiques migratoires et d’étudier leurs effets sur les conditions de travail des migrants venus s’installer aux États-Unis.

C’est notamment l’objet du premier chapitre de l’ouvrage qui met au jour le processus par lequel la lutte contre la traite, mise en place par le gouvernement Bush, est devenue synonyme de lutte contre la prostitution per se, tout en invisibilisant l’exploitation des travailleurs migrants employés dans d’autres secteurs d’activités. Denise Brennan revient ici sur l’une des dimensions les plus connues et les plus critiquées des politiques anti-traite : sous couvert de protection des droits de l’homme, les programmes anti-traite criminalisent celles et ceux qu’ils entendent protéger. L’économie du sauvetage (rescuing industry) se traduit en effet par une criminalisation accrue des prostituées de rue, soit en les plaçant en détention (parce que sans-papiers) soit en les renvoyant dans leurs pays d’origine (pour leur propre bien). Ce « féminisme carcéral », pour reprendre une formule d’Elizabeth Bernstein [7], est devenu l’une des pierres angulaires des interventions humanitaires en matière de lutte contre la traite. Les féministes défendant cette approche comptent ainsi leurs victoires non pas tant par le nombre des femmes assistées que par celui des personnes arrêtées (proxénètes et clients confondus). Quant aux victimes, elles n’étaient que quatre mille à obtenir un titre de séjour (visa T) ouvrant droit au travail aux États-Unis [8]. Ce chiffre, en plus de refléter l’échec, voire l’hypocrisie des politiques anti-traite, démontre de façon criante les difficultés à identifier les victimes potentielles. Pour bénéficier d’un titre de séjour, celles-ci sont en effet amenées à prouver l’emploi de la contrainte ou de la violence. Non seulement il leur est difficile d’apporter une preuve matérielle de la contrainte exercée mais, sans-papiers pour la plupart, elles s’abstiennent de dénoncer leurs employeurs par peur d’être expulsées. Du côté des organisations non-gouvernementales, elles sont quelques unes à refuser de s’insérer dans les programmes anti-traite pour ne pas participer aux politiques anti-prostitution. Leurs responsables tentent de mettre en place d’autres dispositifs d’aide plus axés sur l’accès aux droits des migrants. En attendant, cette focalisation sur la seule traite à finalité d’exploitation sexuelle passe sous silence les conditions de travail des migrants exploités dans d’autres secteurs. Pour ces derniers, aucune mesure de protection n’est prévue. Ils doivent compter sur leurs propres ressources.

La subjectivité de la coercition

Denise Brennan ne se contente pas pour autant de dresser un bilan des effets pervers induits par les politiques anti-traite. Ce n’est d’ailleurs guère l’objet de cet ouvrage. Les quatre chapitres suivants explorent davantage la vie pendant et après l’épreuve de l’exploitation. Ils s’ouvrent sur une discussion autour des formes de résistance ou d’acceptation des rapports de pouvoir inhérents aux régimes d’exploitation. Comment les migrants calculent-ils les risques et les bénéfices de leur projet migratoire ? Certains sont-ils plus vulnérables que d’autres ? Les abus antérieurs sont-ils à l’origine des vulnérabilités présentes ? La réponse proposée par l’auteure consiste à dire que certains migrants ont simplement été moins chanceux que d’autres. L’origine de leurs malheurs n’est pas à chercher du côté d’un profil psychologique type, mais plutôt du côté des politiques migratoires qui restreignent leur liberté de mouvement et limitent leur accès à l’emploi.

Une fois ce postulat posé, Denise Brennan décortique ce qu’elle appelle « la subjectivité de la coercition ». Pourquoi certaines conditions de travail, inadmissibles pour les uns, sont tout à fait acceptables pour d’autres ? Par exemple, nombreux sont les migrants qui craignent plus une vie dans la rue, qu’un travail sans salaire mais avec un toit sûr. Ces considérations soulèvent la question épineuse des liens tissés entre travailleurs et leurs employeurs/exploiteurs. Tatiana, une femme d’origine russe, a été exploitée mais n’a cependant pas vécu enfermée à longueur de journée. Qu’est-ce qui l’a retenue de partir ? Cette difficulté à saisir la « subjectivité de la coercition » explique, en partie, pourquoi l’expérience d’un grand nombre des migrants est interprétée en termes de consentement et de résignation. Et pourtant, si Tatiana est restée c’est parce qu’elle n’a eu nulle part où aller, personne à qui s’adresser. Elle ignorait tout des lois du pays. Elsa, une employée domestique, a été confrontée au même type de dilemme. Il a fallu qu’elle tisse des liens de confiance avec ses voisins, qu’elle réussisse à joindre les membres de sa famille, pour pouvoir s’extraire de l’emprise de son employeur. En ce sens, les difficultés à s’échapper doivent être comprises non pas en termes de consentement et de résignation, mais plutôt en termes de tactique, de calcul et de stratégie. Les récits des migrants sont en effet émaillés d’histoires de calculs rationnels qui viennent rompre avec une vision d’acceptation passive ou de soumission résignée à l’oppression. Ce n’est donc pas tant l’exercice du contrôle absolu qui empêche les personnes de partir, mais plutôt leur perception du contrôle.

La vie après l’exploitation

Dans la seconde partie de l’ouvrage Denise Brennan poursuit son analyse en décrivant de manière fine et délicate les conditions de vie après l’épreuve d’exploitation. Une fois parvenues à s’extraire de l’emprise de leurs employeurs, comment les personnes refont-elles leur vie (everyday lifework) ? Les aides proposées, constate D. Brennan, ne sont pas toujours adaptées à leurs besoins. Le visa T (délivré dans l’attente de la green card), s’il ouvre un droit au travail, ne les autorise pas à quitter le territoire américain et donc à revoir leur famille ou parfois les enfants restés au pays. Un nouvel emploi ne garantit pas toujours un meilleur salaire. Les personnes passent ainsi des secteurs du travail agricole au bâtiment, ou du sex work au travail domestique [9]. Une autre difficulté à laquelle elles sont confrontées est celle du « langage de rétablissement » (language of recovery) ou de guérison qui tend à les pathologiser dans un moment d’incertitude aiguë quant à leur avenir. Denise Brennan observe ainsi un décalage criant entre les besoins et les demandes exprimés par les bénéficiaires des programmes anti-traite, et les aides qui leur sont concrètement proposées. Les notions de « trauma » ou de « PTSD » (Post-Traumatic Stress Disorder) tendent en effet à écraser la subjectivité des bénéficiaires qui se disent seules, tristes ou apeurées, mais point « traumatisées ». Elles ne placent pas la souffrance au cœur de leur vie.

Ce qui distingue les survivants de la traite par rapport à d’autres catégories de migrants – réfugiés ou sans-papiers – c’est de vivre à l’écart de leurs communautés d’appartenance qui est aussi celle de leurs anciens employeurs. Elles craignent également la stigmatisation, le rejet ou les médisances à leur sujet. Cette difficulté à se confier à leurs compatriotes – l’exploitation étant souvent vécue comme un événement honteux à cacher – tend à accroître leur isolement. Il en va de même pour les nouveaux amis rencontrés. Le passé est tu et la parole rarement libérée. La vie de ces survivants est donc une vie à la marge, au seuil de la pauvreté.

On saisit désormais mieux tout l’intérêt de cet ouvrage, premier à ma connaissance à explorer les récits de vie des survivants de la traite. C’est également le premier à rompre avec le prisme dominant de la prostitution à travers lequel la traite est si souvent appréhendée. En lisant Denise Brennan, on comprend mieux que la traite est avant tout une question qui entre en résonance avec les enjeux plus larges, ceux du travail et de l’accès à l’emploi, des politiques migratoires et d’ordre public, des questions de race et de classe dans un système d’économie mondialisée. Tant qu’on regardera la traite à travers le seul prisme de la prostitution, on se trompera d’objet. Aussi bien d’objet de débat politique que d’objet de recherche en sciences sociales.

par Milena Jakšić, le 19 janvier 2015

Pour citer cet article :

Milena Jakšić, « Vie et survie du travail exploité », La Vie des idées , 19 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vie-et-survie-du-travail-exploite

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Notes

[1Nations Unies, Le protocole additionnel à la Convention contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, Palerme, 2000.

[2Sur les mouvements abolitionnistes, voir le récent ouvrage de Lilian Mathieu, La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, éd. François Bourin, 2014.

[3Pour une revue de littérature, voir Milena Jakšić, «  Déconstruire pour dénoncer. La traite des êtres humains en débat  », Critique internationale, n°53, octobre-décembre 2011, p. 169-183.

[4Cf. Kathleen Barry, «  La prostitution est un crime  », Déviance et société, vol. 10, n° 3, 1986, p. 299-303.

[5Cf. Milena Jakšić, «  «  Devenir victime de la traite. L’épreuve des regards institutionnels  », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, 2013, p. 36-49.

[6Sur l’exercice du travail policier, voir Gwénaëlle Mainsant, «  Gérer les contradictions du droit “par le bas”. Logiques de police en concurrence dans le contrôle de la prostitution de rue à Paris  », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, p. 22-35.

[7Elizabeth Bernstein, «  «  Militarized Humanitarianism Meets Carceral Feminism : The Politics of Sex, Rights, and Freedom in Contemporary Antitrafficking Campaigns  », Signs : Journal of Women in Culture and Society, 35, (1), 2010, p. 45-71.

[8Alors que le nombre de victimes estimé par le gouvernement américain est de quatorze à dix-sept mille personnes.

[9Certaines personnes continuent pourtant à se livrer à la prostitution en raison notamment des revenus, à l’instar de cette interviewée : «  It takes a lot of strength to not to return to it. You get used to the money. And life is very expensive here  » (p. 142).

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