Recensé : Grégory Quenet, Versailles, une histoire naturelle, Paris, La Découverte, 2015. 220 p., 22 €.
Versailles fascine les historiens comme le grand public. Expression de l’absolutisme français, le château est à nouveau un lieu d’exposition et de légitimation de la création artistique. À la fin du XVIIe siècle, Louis XIV, devenu sédentaire, voulut faire de sa résidence un outil de communication surpuissant à l’échelle de l’Europe. Guidant ses hôtes dans son jardin et commandant les jets d’eau à coup de sifflet, le roi souhaitait émettre un message clair : le paysage, en tant qu’artefact, devait exprimer un pouvoir sur les éléments et sur les hommes désormais placés sous les ordres du souverain.
Pourtant, ce processus de civilisation déborde très largement le cadre humain ; il engage une transformation environnementale radicale et suscite en retour des réponses, multiples et imprévues, de la part des milieux naturels. C’est la thèse que développe, dans un ouvrage bref et incisif, l’historien Grégory Quenet, qui met en lumière l’autre visage, bien plus négatif, du clinquant versaillais. En interrogeant le coût environnemental de l’efficacité politique et les réponses de la nature aux aménagements, Versailles, une histoire naturelle propose une définition de l’absolutisme environnemental tel qu’il s’est développé au cours d’un long XVIIIe siècle.
Une nature domestiquée
Nul historien ne songerait à contester la force aménageuse qui s’est exercée sur l’espace versaillais. Le milieu naturel fut entièrement bouleversé dans le dessein de créer un paysage digne des rois qui y résidaient. Outre les mémoires et ouvrages imprimés, l’histoire de Versailles et de son domaine s’écrit traditionnellement grâce aux archives de la maison du Roi et de quelques bribes conservées aux Archives départementales des Yvelines. Grégory Quenet ne déroge pas à la règle. Mais il porte sur cette documentation abondante un regard singulièrement neuf. À travers la maîtrise de l’eau et les enjeux de la chasse, il se concentre sur l’impensé du domaine royal et en donne une vision renouvelée.
Les grands travaux hydrauliques réalisés, comme l’assèchement du marais originaire, nécessaire au dégagement d’une perspective grandiose, ou l’agencement du réseau de fontaines, sont bien connus. Aussi, l’histoire naturelle de Versailles s’attarde-t-elle davantage sur les dizaines de kilomètres de rigoles de drainages creusées à travers les bois pour capter les eaux de ruissellement et les faire converger vers les réservoirs où elles étaient stockées en attendant d’être pompées pour être données en spectacle. Techniquement insignifiantes, invisibles aux non avertis, ces fossés n’en ont pas moins modifié la vie des paysans locaux et nécessité des discussions nourries en raison de la ponction de la ressource en eau qu’elles opéraient. L’optimisation du fonctionnement du réseau fut assurée par une véritable police des flux chargés de sa surveillance. La forêt a quant à elle été entièrement asservie aux besoins de la chasse et de l’entretien d’un cheptel de cervidés indispensable à la satisfaction de ce plaisir royal. Les Bourbons appréciaient la chasse à l’excès. Les forêts furent donc transformées en vivier géant : le gibier devait abonder pour que le roi n’en manque jamais. Pour ce faire, ce sont tous les animaux de la forêt qui furent surveillés. Exigeants pour les milieux, les plaisirs et l’honneur du roi le sont aussi pour les hommes. Dès la construction du domaine, les activités des communautés qui y étaient incluses furent contrôlées et limitées. Sous cet angle, la gestion du domaine de Versailles fait pleinement figure d’œuvre au caractère absolutiste, soumettant les milieux et les hommes.
« Le naturel toujours sort et sait se montrer » [1]
L’histoire environnementale consiste cependant à renouveler l’analyse en s’appropriant des problématiques issues de l’écologie et de l’étude des milieux naturels. G. Quenet ne procède pas autrement. Il construit sa réflexion en mobilisant les observations des naturalistes au sujet des bouleversements de la chaîne trophique, ou alimentaire, dans les grands parcs américains à la suite de l’éradication des loups. De même, il convoque les sciences naturelles du XVIIIe siècle, non pas dans une approche d’histoire des sciences, mais bien plutôt pour montrer leur lien avec les problématiques du domaine versaillais et souligner leur dimension pratique. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la surveillance du gibier imposait de le dénombrer et d’en scruter les comportements pour optimiser son renouvellement. La gestion quotidienne du domaine a ainsi contribué à la formation de savoirs originaux sur les animaux. Responsable de l’administration des chasses du domaine et de ses fermes de 1753 à 1789, ami de Diderot, de d’Alembert et d’Helvétius, Charles-Georges Le Roy initia des travaux pionniers sur les comportements animaux. Collaborateur de L’Encyclopédie, il est l’auteur de L’intelligence des animaux, en partie construit autour de son expérience d’administrateur [2].
L’originalité du travail de Quenet tient ainsi au changement de regard qu’il opère. Alors qu’il serait aisé de glorifier la puissance du roi ou de s’en offusquer, il interroge un acteur silencieux qui pourtant ne se tait jamais : la nature. Et celle-ci hurle, pour ainsi dire. La destruction des loups alliés et la baisse du nombre des chasses sous Louis XV provoquent un pullulement des espèces destinées à être chassées, dont les cervidés. Les lapins, passagers clandestins des faisanderies, agressent la forêt si bien que, sous Louis XVI, le domaine paraît hors de contrôle. En s’intéressant à l’ensemble du parc de Versailles, le livre de Grégory Quenet rend également compte de la fatigue des hommes qui y vivent. De nombreuses parcelles furent laissées en friche pour ne pas nuire au gibier et les ressources des paysans furent diminuées. Au fil du temps, la vie des communautés établies à l’intérieur du domaine de Versailles devint impossible sans le soutien ou la clémence des agents royaux. Les montants des fermes furent abaissés pour ne pas effrayer d’éventuels preneurs. Le vol de bois y était toléré plus que partout ailleurs et le secours du roi régulièrement nécessaire pour des paysans dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins. Le décentrement de l’histoire environnementale souligne ainsi un paradoxe surprenant : la tolérance envers les infractions les plus symboliques de l’Ancien Régime régnait au cœur du temple de l’absolutisme.
Le contraste avec l’harmonie et la puissance affichées en façade du palais frappe le lecteur. Les cahiers de doléances rédigés à la veille de la Révolution en témoignent : côté cour, l’épuisement des milieux impose sa règle et tend les relations sociales. Versailles a été pensé comme un territoire hors sol pour des souverains qui n’ont jamais totalement renoncé aux plaisirs du nomadisme. Et c’est en ce sens qu’il a été mis en patrimoine au cours du XIXe siècle. D’abord mémorial de la défunte monarchie, considéré comme l’expression de sa domination sur les hommes et la nature, Versailles s’est finalement imposé en tant que monumentale œuvre d’art, au-delà de toute nature.
Versailles et l’absolutisme environnemental
En s’attelant à la question des rapports entre pouvoir et environnement, G. Quenet propose au fil de son ouvrage une définition de l’absolutisme environnemental. L’affirmation de chaque pouvoir implique des processus de transformation des milieux ; pour les Bourbons, la maîtrise de l’eau et des forêts est cruciale. Si Versailles incarne le pouvoir de la monarchie française, il s’agit d’un pouvoir agressif envers les milieux et la nature, à la source d’un environnement appauvri. Sous cet angle, une remarque critique évidente peut venir à l’esprit : le domaine versaillais ne représente après tout qu’une infime partie du territoire français. Uniques en tout point, le château et son parc peuvent à bon droit être considérés comme des victimes nécessaires à la conception d’une image de la puissance. La manne archivistique versaillaise quant à elle ne souffre aucune comparaison. Enfin, la régulation de l’usage des ressources naturelles ne s’est pas faite partout de manière aussi autoritaire et la monarchie n’a cessé d’encourager et de faciliter des modes de gouvernance coopératifs. Partout, dans les archives, on voit les agents royaux négocier et discuter. Dans les marais littoraux notamment, les Intendants encouragent la concertation entre les propriétaires et les différents acteurs plus qu’ils n’imposent des solutions.
Pourtant, les conclusions de G. Quenet méritent d’être élargies. Au-delà de Versailles, il aborde en effet le processus de territorialisation du pouvoir sous un jour nouveau. Tout au long de la période moderne, la dynamique du pouvoir central a transformé la nature en profondeur. Les travaux de canalisation ont massivement modifié les profils de bassins versants et les cours d’eau n’ont cessé d’être rectifiés et curés afin de faciliter la navigation ou la meunerie. De Bordeaux à Dunkerque, les littoraux ont été aménagés, équipés afin d’être mieux contrôlés et exploités. Les besoins en bois de marine ou de chauffe ont déterminé l’évolution du couvert forestier français. En réalité, les besoins du roi (de l’État ou de la Monarchie, c’est selon) ont joué un rôle déterminant dans la construction de l’environnement français par l’asservissement des milieux. Et si l’histoire de ces transformations est bien connue dans sa dimension « aménageuse », elle l’est beaucoup moins sous le prisme environnemental proposé par Grégory Quenet.
Pour citer cet article :
Raphaël Morera, « Versailles ou la nature tyrannisée »,
La Vie des idées
, 30 novembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Versailles-ou-la-nature-tyrannisee
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