Recensé : Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017, 500 p., 27 €.
Dans ce livre riche et politiquement salutaire, Serge Audier, philosophe, propose de nous faire redécouvrir les « promesses oubliées » des pensées écologiques du XIXe siècle tout en offrant des ressources pour nous libérer des clivages et des oppositions stériles du présent. Aujourd’hui encore, en dépit des innombrables démentis, des essayistes et intellectuels pressés continuent en effet de repousser l’écologie du côté de la « réaction » et d’un dangereux retour à la terre identifié, en France encore plus qu’ailleurs, au pétainisme [1].
Ce spectre qui pèse sur l’engagement écologique est devenu une source de sclérose et de paralysie. Depuis les années 1970, qui ont vu l’émergence d’une écologie politique militante, ce type d’assignation permet d’éviter de penser l’état du monde en maintenant les projets d’une société réellement écologique dans les marges du débat. Même parmi ceux qui se pensent dans le camp du progrès et de l’émancipation, l’écologie continue de sentir le souffre. Elle serait fondamentalement incapable d’émanciper les hommes et de faire société dans la mesure où elle renouerait avec une lecture biologique du social et en appellerait à une limitation des besoins. Comme si la simple reconnaissance des limites physiques et des innombrables liens d’interdépendance entre les êtres qui composent le monde devait nécessairement conduire à opprimer les hommes. Si, pour les industriels pollueurs et leurs idéologues patentés, l’écologie n’est que le nouveau visage d’une obsession régulatrice jugée dangereuse pour leur profit, pour de nombreux militants et théoriciens de gauche l’écologie demeure difficile à penser, suspecte et victime d’un soupçon permanent. Ils sont d’ailleurs nombreux à gauche, parmi les néo-marxistes planificateurs et « accélérationnistes », à rêver de relance de la croissance, de high-tech participative, et de modernisation écologique par la colonisation des mers et de l’univers. Serge Audier entend nous aider à dépasser les incompréhensions persistantes entre la gauche et la question écologique en proposant un retour aux sources des pensées émancipatrices du XIXe siècle, relues au prisme des enjeux environnementaux.
Une autre histoire du progressisme
Serge Audier, déjà connu pour ses travaux sur des penseurs comme Machiavel, Tocqueville et Aron, ou pour sa généalogie intellectuelle du néo-libéralisme et du « socialisme libéral », applique ici sa méthode et son style propres à l’exhumation des sources oubliées d’une écologie politique de gauche. Le titre du livre est explicitement emprunté à Karl Popper dont l’ouvrage célèbre, La société ouverte et ses ennemis, date de 1945. Il s’inscrit par ailleurs dans la continuité des travaux antérieurs de l’auteur sur la « pensée anti-68 ». Après avoir tenté de montrer pourquoi la gauche devait se réapproprier une partie de l’héritage libéral, il cherche ici à montrer combien le socialisme fut massivement écologique à ses débuts, en dépit des oublis et amnésies ultérieurs. À la différence de ceux qui ne voient dans l’écologie que le nouveau visage de l’oppression ou de ceux qui — comme le nouveau président Macron — n’accordent que peu d’intérêt aux questions environnementales qu’ils perçoivent d’abord comme un sujet de réforme technocratique censé dépasser les clivages politiques, S. Audier donne à voir et à lire une tradition d’écologie sociale et émancipatrice engagée. D’où la mention dans le titre d’« une histoire alternative », c’est-à-dire qui entend rompre avec les analyses dominantes pour offrir un regard de biais.
L’enjeu est clairement de contrer les tentatives de captage contemporain de l’écologie par certains mouvements réactionnaires en montrant une autre généalogie intellectuelle, trop souvent négligée. On peut évidemment se demander en quoi cette histoire est réellement « alternative », dans la mesure où les auteurs évoqués dans le livre sont pour la plupart déjà bien connus. Son originalité vient de ce qu’il exhume des textes et met en valeur des thématiques écologiques chez des auteurs rarement envisagés sous cet angle. Contre la thèse erronée selon laquelle les préoccupations écologiques seraient nées tardivement dans la seconde moitié du XXe siècle, S. Audier donne à voir, après d’autres, une nébuleuse très vaste qui, entre socialisme et anarchisme, a dessiné les contours d’une « société écologique » dès le XIXe siècle. L’ouvrage exhume ainsi une multitude d’écrits et d’auteurs a priori pas tous connus pour leur engagement écologique, comme Charles Fourier, Pierre Leroux, Jules Michelet, George Sand, Flora Tristan, Pierre-Joseph Proudhon, Alexis de Tocqueville, les transcendantalistes américains comme Emerson et Thoreau, les Britanniques Thomas Carlyle, William Morris et John Ruskin, mais aussi Léon Tolstoï, Auguste Blanqui, John Stuart Mill, Charles Dickens, Victor Considerant, le médecin François Raspail, Pierre Kropotkine, Michael Bakounine… sans mentionner d’autres moins connus comme les anarchistes naturiens de la fin du XIXe siècle. Le point commun de tous ces noms est qu’ils appartiennent plus ou moins à la nébuleuse des penseurs progressistes à l’origine des diverses pensées socialistes contemporaines.
En s’intéressant aux ravages de l’industrie, à la beauté des paysages, ces auteurs offrent une forme de « pré-écologisme » oublié, entre critique romantique de la modernité et mouvement démocratique d’émancipation. En bref, l’ouvrage démontre qu’il existe au XIXe siècle une tradition d’écologie politique de gauche, radicale, républicaine, socialiste et anarchiste. Il montre aussi comment, depuis les débuts de l’histoire du socialisme autour de 1830, des auteurs très divers ont tenté de lier ensemble émancipation des hommes et préservation des milieux de vie, progrès social et protection des équilibres écologiques. Cet ouvrage entend nous aider à inventer un nouveau socialisme, plus sobre et écologique, pour le XXIe siècle, qui succède au socialisme productiviste destructeur de la nature qui a triomphé au siècle précédent.
Richesse du passé, misère du présent
L’enjeu est donc de complexifier l’histoire du progressisme politique en y réinsérant les débats écologiques, qu’il s’agisse de la critique des pollutions et des dégâts du progrès aux débuts de l’industrialisation du monde, ou de la réflexion sur la nature sous toutes ses formes. Le livre embrasse un vaste XIXe siècle, pas seulement français, en distinguant deux temps dans l’analyse : la critique d’une part, l’action et l’imagination reconstructrice de l’autre.
Dans un premier temps, il s’agit de retrouver les alertes, critiques et dénonciations des dégâts écologiques causés par le « progrès » industriel. L’auteur examine ainsi les prophéties fouriéristes sur la « planète malade », revient sur les nombreuses dénonciations de la destruction de la nature dans les nations en cours d’industrialisation, sur la critique des villes tentaculaires, l’exploitation des animaux, la dénonciation des nuisances et pollutions, mais aussi de la laideur des nouveaux paysages de la modernité. À partir de cette réinterprétation d’auteurs canoniques, relus comme autant de lanceurs d’alerte, il montre à nouveau, et après un certain nombre de travaux d’historiens, combien, dès le XIXe siècle, les alertes environnementales étaient légions et la méfiance à l’égard de l’industrialisme largement partagé. Dans la deuxième partie — « Lutter et imaginer. Les voies oubliées d’une société écologique » –, il s’agit de suivre les pistes de reconstruction d’un monde plus harmonieux où les hommes et tous les êtres vivants s’émanciperaient ensemble dans une société enfin devenue écologique. Comment inventer un nouvel urbanisme moins destructeur ? Comment imaginer un travail qui libère sans être prédateur à l’égard du monde ? Comment la nature, le monde animal et végétal, peuvent-ils offrir des pistes pour imaginer une éducation nouvelle, une démocratie plus complète, un rapport apaisé au monde qui soit dégagé de la quête de puissance ? Toutes ces questions qui sont encore les nôtres se posaient déjà massivement au XIXe siècle, et c’est l’une des forces du livre de S. Audier de nous le rappeler.
En parcourant l’ouvrage, qui peut presque se lire comme une vaste encyclopédie des pensées émancipatrices du XIXe siècle relues au prisme des enjeux écologiques contemporains, le lecteur fera donc de nombreuses découvertes et croisera de nombreux textes fascinants. Il découvrira comment Charles Fourier prophétise précocement la destruction de la planète, comment des auteurs américains comme Thoreau ou Georges Perkin Marsh alertent sur les menaces environnementales et sur les destructions d’origine anthropique, comment une frange du monde libertaire se préoccupe très tôt de restaurer un lien d’équilibre entre les activités humaines et le monde naturel. Il découvrira aussi quelques auteurs moins connus comme Luc Desages, un proche de Pierre Leroux et Georges Sand, féministe et socialiste démocrate qui dénonçait avec force l’artificialisation du monde.
Écrire l’histoire des précurseurs
Comme historien de l’industrialisation, des débats et critiques qui l’accompagnent, et des alertes environnementales qui ne cessent de la modeler, je partage très largement les constats et le projet intellectuel de S. Audier et reste admiratif devant la masse de références accumulées qui fait de ce livre une ressource importante pour l’histoire de la pensée écologique comme pour celle du socialisme [2]. Pourtant, certains choix et enjeux de méthode interrogent et méritent d’être discutés. D’autres avaient déjà questionné la méthode de l’auteur appliquée à l’histoire intellectuelle du néo-libéralisme, jugée un peu fruste, car se limitant souvent à une histoire des idées assez traditionnelle, négligeant les débats épistémologiques qui ont traversé les sciences sociales. L’auteur anticipe d’ailleurs la critique en notant (p. 79) que ce livre est « celui d’un philosophe et non d’un historien », qu’il adopte « une approche qui ne se prétend pas exclusive ».
Il n’empêche que, pour rendre pleinement justice aux auteurs étudiés, et complètement convaincant le projet, il aurait été intéressant de s’écarter encore plus des seuls intellectuels canoniques et de leurs écrits pour explorer aussi d’autres acteurs et d’autres paroles. Surtout il aurait été utile de mieux reconstruire les contextes d’énonciation qui donnent sens aux diverses positions, au lieu d’accumuler ce qui s’apparente parfois à une série de fiches sur les auteurs qui comptent dans la tradition socialiste. Le livre embrasse un vaste XIXe siècle, passe des années 1830 aux années 1850, puis aux années 1880-1890, sans être très attentif aux contextes changeants et aux dynamiques intellectuelles, écologiques et économiques très variables à l’œuvre à chacune de ces périodes. Un index aurait d’ailleurs été utile pour mieux circuler dans ce très gros volume. Il arrive en effet qu’on peine à suivre la logique de la démonstration tant les auteurs cités sont divers et parfois accolés les uns aux autres sans qu’on saisisse toujours les liens entre eux ou la singularité de leurs positions. Ainsi dans le chapitre 2 sur les dénonciations de la destruction de la nature en Amérique, on passe successivement de Tocqueville au peintre Catlin, puis à Emerson, Carlyle, Thoreau et Marsh. Ou dans le chapitre sur « la ville contre la nature », où sont successivement évoqués John Stuart Mill, Alexis de Tocqueville, Victor Considerant, Flora Tristan et Élisée Reclus.
Au lieu de reconstruire les significations et l’historicité des alertes environnementales et des prises de position en les reliant aux débats de leurs temps, aux relations entretenues entre champ politique et scientifique, S. Audier tend parfois à les rabattre sur le présent à partir de catégories qu’on peut parfois juger anachroniques. Ainsi lorsqu’il évoque fréquemment les discours « pré-écologiques » : plus que des analyses qui anticiperaient ce qui viendra plus tard, ces discours sont en réalité complètement de leur temps et prolongent souvent des analyses anciennes. Il en va de même lorsqu’il est question de la « critique agro-écologique de l’école fouriériste », ou encore des « sources de la critique écosocialiste américaine ». S. Audier en est d’ailleurs parfaitement conscient lorsqu’il note, à propos de Grégoire Champseix — un proche de Pierre Leroux —, qu’il serait « plus qu’abusif de voir en [lui] un pré-écologiste » (p. 372).
Alors même que le mot « écologie » émerge lentement dans le champ des sciences — le néologisme est inventé en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel et les premières formes d’institutionnalisation ont lieu autour de 1900 —, les préoccupations environnementales et le souci de protéger l’équilibre entre l’agir humain et le monde naturel s’expriment massivement. Contrairement à une vision quelque peu simpliste, le XIXe siècle fut en effet un temps profondément ambivalent et ambigu au cours duquel le « progrès », dont la célébration s’impose peu à peu dans les discours officiels, a toujours suscité autant d’anxiété que d’espoirs, autant de désenchantements critiques que d’espérances [3]. Ce sont cette profonde réflexivité et cette conscience des apories du progrès industriel qu’avaient déjà de nombreux contemporains qu’explore S. Audier dans son ouvrage. Toute l’histoire des sciences et de l’environnement des dernières décennies tend à insister sur cette réflexivité des sociétés passées à l’égard des dégâts du progrès. S. Audier repart de ces travaux et entend les prolonger. Mais en accumulant les synthèses sur les auteurs et les mouvements socialistes, il perd aussi ce qui faisait leur force et leur intérêt : relier les transformations environnementales aux mutations intellectuelles, scientifiques, économiques, sociales et politiques.
Certains choix peuvent par ailleurs paraître discutables. Comment expliquer notamment l’absence presque complète de Marx et du marxisme, pourtant abondamment relu au prisme de la question écologique ces dernières années par les écosocialistes américains comme John Bellami Foster [4] ? Le débat sur le « Marx écologiste » aurait sans doute mérité davantage que la brève mention de la page 728, d’autant qu’il présente de nombreuses affinités avec le projet intellectuel de S. Audier. Par ailleurs, alors que le titre évoque les « ennemis » de la société écologique et qu’on s’attendrait à ce qu’ils soient au centre de l’analyse, ces derniers ne sont jamais réellement envisagés. Qui sont-ils ? Ils semblent, comme des ombres, toujours présents mais jamais réellement examinés. Les rapports de force socio-politiques et les conflits qui sont au cœur de la dynamique du capitalisme industriel au XIXe siècle semblent assez peu intéresser l’auteur. L’ouvrage montre combien les pères fondateurs des diverses branches du socialisme ont pensé ce que serait une société écologique et développé une riche réflexivité à l’égard des dégâts de la société industrielle. La thèse implicite est que ces positions ont été disqualifiées, rendues invisibles et oubliées. Mais on aimerait une analyse plus précise de ceux qui ont contribué à gouverner ces critiques, ce qui impliquerait une étude plus fine de la réception et de la circulation de ces textes « proto-écologiques ». La question est mentionnée dans la conclusion du livre lorsque l’auteur annonce qu’il « réserv[e] pour un autre ouvrage l’analyse des causes profondes de cet étouffement [des enjeux écologiques] au sein de la gauche » (p. 725). On attendra donc avec intérêt la suite de ce projet d’archéologie intellectuelle des pensées écologistes émancipatrices et de leur devenir.
Pourquoi la gauche doit-elle redevenir écologiste ?
Mais après tout, il s’agit là de reproches d’historien bien mesquins, qui passent sans doute à côté de l’essentiel. S. Audier est d’abord soucieux de reconstruire a posteriori des positions intellectuelles cohérentes, en restant très proches des textes, quitte à en proposer des interprétations un peu forcées. D’ailleurs, il existe de multiples façons et manières possibles et légitimes d’écrire sur le passé, et celle que propose ici Serge Audier présente un grand intérêt en tissant ensemble de nombreux fils entre le passé et le présent, entre diverses traditions intellectuelles et politiques, mais aussi entre disciplines académiques. Pour le philosophe, l’enjeu est finalement moins de restituer le monde singulier de ces auteurs du XIXe siècle et dialoguer avec l’historiographie de l’environnement et des premiers socialismes, que d’affirmer une thèse importante pour aujourd’hui : la gauche doit devenir écologiste. Les écrits du passé qu’il exhume sont d’abord là pour légitimer cette thèse et lui donner une certaine force. À cet égard le projet semble pleinement réussi.
C’est pourquoi les quelques éléments de discussion soulevés plus haut n’invalident en rien la richesse et l’intérêt du livre de S. Audier, qui fera date et dont on attend la suite avec impatience. À l’heure où le mouvement de l’écologie politique semble en ruine sous l’effet de ses compromissions, lâchetés et courses aux postes d’une part, de l’apparent verdissement généralisé et des appels dépolitisés à une nouvelle modernisation écologique de l’autre, cette exhumation des pensées radicales soucieuses d’écologie présente un grand intérêt, tant intellectuel que politique. Alors que de plus en plus de discours inventent une écologie molle, technocratique, détachée des enjeux sociaux et des rapports de force politiques, au nom d’un pragmatisme mal compris et de l’efficacité supposée de l’action, S. Audier invite au contraire à repolitiser et à redonner une dimension utopique aux projets de société alternative. Il nous offre ainsi des ressources pour redynamiser les débats sur les questions écologiques, sur les choix techniques, sur les grands enjeux environnementaux comme la pollution et le réchauffement climatique. Il nous aide à sortir de faux débats sclérosants, en montrant combien l’écologie n’est pas extérieure à l’histoire de la gauche classique, mais qu’elle en a été dès le début un enjeu fondamental, quoique oublié et marginalisé. L’ouvrage participe à cet égard à l’invention d’un nouvel imaginaire historique adapté aux enjeux contemporains et auxquels de plus en plus d’auteurs et de mouvements militants s’attèlent [5]. Il montre la nécessité de renouer avec des traditions oubliées pour imaginer et construire l’indispensable société écologique de demain, en allant au delà des habituelles lamentations, indignations et petits gestes individuels, certes indispensables, mais devenus insuffisants.