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Recension Philosophie

Un autre genre de philosophie

À propos de : Vanina Mozziconacci, Apprendre à philosopher en féministe, La Dispute


par Johanna Lenne-Cornuez , le 16 juin


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Peut-on philosopher en féministe, alors même que l’histoire de la philosophie est fortement genrée ? Oui, mais cela implique de prêter attention à tous les parti-pris qui la traversent et souvent la constituent.

Peut-on apprendre à philosopher en féministe, et par conséquent, enseigner la philosophie en féministe ? Cette question, à laquelle l’ouvrage de Vanina Mozziconacci cherche à répondre, pourrait être entendue comme une double provocation, d’une part parce que la philosophie est rétive à toute pédagogie qui enserrait la libre pensée dans des parcours d’enseignement formatés, d’autre part parce que la philosophie féministe n’existerait tout simplement pas. Double contradiction dans les termes ou double gageure qu’affronte l’autrice, impliquée en première personne dans ce questionnement, mettant ainsi en abîme ou en pratique l’épistémologie du positionnement revendiquée, tout en faisant sentir à la lectrice (ou au lecteur) qu’il ne s’agit pas seulement de questions annexes ou subalternes, mais qu’il en va bien, dans la façon d’enseigner et de se rapporter aux étudiant.es, de ce que signifie philosopher. Approfondissant le célèbre slogan féministe, la réflexion s’appuie sur la conviction que : « Le personnel est politique et le didactique est personnel » (p. 27). L’enseignant.e en philosophie ne saurait ignorer que nous héritons d’une histoire de la discipline et de traditions institutionnalisées qui imposent certaines habitudes intellectuelles et créent des points aveugles de la pensée méritant d’être questionnés, mais aussi certains rapports aux savoirs et à leur exposition qui peuvent exclure celles et ceux à qui ils s’adressent, ou du moins les empêcher d’y accéder.

Pour une didactique philosophique féministe

Répondant à la première objection selon laquelle la philosophie échappe à toute pédagogie, V. Mozzicconacci entend montrer qu’elle doit au contraire se saisir des questions didactiques, à condition toutefois d’en cerner soigneusement l’enjeu. La démarche de l’autrice s’inscrit dans la lignée de la didactique critique qui, à rebours d’une pédagogie qui se situerait en dehors des champs des savoirs constitués pour élaborer une méthode universelle vide de contenu, entend prendre appui sur les ressources propres de sa discipline pour viser le développement d’une « conscience critique sociale » (p. 26, l’autrice cite la définition d’Irène Pereira).

La démarche n’est cependant pas sans risque et doit se frayer un chemin qui évite plusieurs écueils. D’abord, celui de remplacer la critique intellectuelle par un soutien émotionnel. La substitution d’un travail du care à l’enseignement disciplinaire, non seulement dissout la position critique que l’enseignante cherche à tenir, mais assigne l’étudiante à une identité figée, empêchant son émancipation. Il ne s’agit donc en aucun cas de psychologiser ou de thérapiser le travail philosophique, ce qui conduirait en outre à dépolitiser « le personnel » en « individualisant les histoires de domination » (p. 49). Ensuite, le risque serait de délivrer des contenus doctrinaux déconnectés de leur puissance réflexive et critique, ou des « techniques » prêtes à l’emploi qui détruiraient la liberté philosophique. En ce sens, le livre de V. Mozziconnacci se démarque des manuels de pédagogie féministe ou d’éducation à l’égalité des sexes. L’autrice souligne cependant à quel point le refus de réfléchir à la manière d’enseigner, au nom d’une liberté sanctifiée, peut être un commode paravent pour ne pas voir les rapports de pouvoirs qui se jouent et informent les idées et leur transmission. Aussi penser « une didactique philosophique de la philosophie », est-ce penser la philosophie elle-même, mouvement réflexif constitutif de la discipline (p. 68).

Mais que signifie philosopher depuis un point de vue féministe ? À la seconde objection réfutant l’existence d’une philosophie féministe, V. Mozziconacci répond que celle-ci ne se réduit ni à une philosophie « non-sexiste » ni à un endoctrinement partisan. Elle suppose non seulement une attention accrue aux injustices de genre, irréductibles à d’autres types d’injustices, qui concernent l’histoire de la philosophie elle-même, mais aussi une façon de problématiser qui implique de se départir de l’illusion d’une pensée de « nulle-part » ou d’un « philosopher universel » pour réfléchir à l’ancrage de ses savoirs depuis la question de la différence de genre, tout en ouvrant la philosophie à des objets jusqu’ici considérés comme indignes ou occultés.

L’enseignement féministe de la philosophie repose également sur une critique sociale de l’excellence scolaire, du talent et du mérite. La croyance en un talent philosophique inné ou en une intuition géniale explique non seulement le refus de toute réflexion didactique, mais l’exclusion séculaire des femmes de la discipline : « La didactisation est une dépiedestalisation ; or dépiedestalisation et féminisation fonctionnent souvent de pair » (p. 79).

Repenser l’objectivité

La question est alors de savoir comment démystifier la neutralité enseignante et l’universalité des savoirs sans abandonner toute prétention à l’objectivité, ni abuser de son autorité pour imposer une doctrine. Pour illustrer les biais androcentrés révélés par les épistémologies féministes, l’ouvrage s’appuie sur l’exemple du contrat social qui se révèle être, avec C. Pateman, un Contrat sexuel (1988), et avec Charles W. Mills, un Contrat racial (1997) [1]. La philosophie féministe implique donc une critique des théories libérales de l’individu indépendant. Plus encore, ces analyses critiques du contractualisme montrent que la question du genre a quelque chose d’analogue à la question de la race, au point de faire surgir l’idée que philosopher en féministe c’est nécessairement philosopher de façon intersectionnelle. Mais alors s’agit-il spécifiquement de philosopher en féministe, ou plus généralement de penser de manière critique, en accordant une attention particulière aux catégories de genre, mais aussi de race ? Ou pour poser la question de façon plus controversée : est-ce parce qu’on est femme qu’on apprend à philosopher en féministe, là où les personnes racisées aborderaient ces questions sous le prime de la race, les personnes en situation de handicap sous celui du validisme etc. ?

L’enjeu est alors de montrer que toute réflexion philosophique se doit de faire retour sur le lieu d’où elle pense, sans tomber dans un perspectivisme relativiste ni une essentialisation des positions. S’appuyant notamment sur les travaux de Sandra Harding [2], V. Mozziconacci défend l’idée que l’épistémologie féministe du positionnement (EFP) – qui n’est pas une simple mise en perspective mais une réappropriation réflexive et active d’une situation subie – « se donne davantage les moyens de l’objectivité que les épistémologies traditionnelles » : « la reconnaissance du caractère socialement situé de toute activité scientifique s’accompagne de l’idée qu’il est une ressource et non un obstacle à l’objectivité » (p. 91, l’autrice souligne). L’EFP doit pour cela se distinguer à la fois d’un ethnocentrisme – être femme n’est pas en soi un gage de supériorité épistémique ; la « catégorisation homogénéisante de la féminité » doit elle-même faire l’objet d’une approche critique – et d’un relativisme – certaines positions sont « plus éclairantes que d’autres pour découvrir et analyser une réalité » (p. 92). Contre l’illusion d’une neutralité scientifique irréfléchie, l’EFP se donne les moyens d’une objectivité plus forte qui a aussi pour finalité une démocratisation plus égalitaire.

V. Mozziconacci propose de concevoir l’aveuglement androcentrique ou racial comme des « problèmes de cadrage » dont la prise de conscience doit permettre d’engager un travail de reproblématisation qui permettra de « rendre compte de la structuration raciale et sexuelle du monde » (p. 95). La problématisation, essentielle au travail philosophique, doit elle-même être examinée à partir du contexte social et des intérêts qui lui donnent naissance, de façon à renouveler la capacité à poser des questions, sans pour autant que les expériences minoritaires soient prises pour des vérités immédiates. Pour illustrer le nouveau « contrat didactique » que l’autrice appelle de ses vœux, celle-ci montre que l’on peut renouveler l’usage que l’on fait d’un manuel de philosophie, en le prenant non pas pour cadre de la problématisation du cours, mais pour source d’une problématisation de ses « partis pris » et « angles morts » (p. 108). V. Mozziconacci donne des exemples parlants de la façon dont le manuel invisibilise les femmes en « fascinant » le regard par certaines figures allégoriques (comme celle de La liberté guidant le peuple de Delacroix) sans jamais s’interroger sur l’usage « générique » de l’expression « homme libre », évite de connecter divers éléments évoquant la domination raciale (l’éparpillement empêchant de la penser comme telle), ou encore érige des contre-figures de la liberté sans jamais les questionner (celle du mineur chez Kant par exemple).

Transformer les pratiques sans endoctriner

Pour échapper à l’accusation d’endoctrinement politique, V. Mozziconacci récuse la solution facile de transformer la salle de classe en espace de libre discussion : d’une part l’autorité enseignante n’en est pas pour autant absente, d’autre part l’équivalence de tous les points de vue et de leur caractère dicible/audible est une illusion naïve. Mais contre la théorie arendtienne d’une éducation conservatrice du monde, l’enseignement féministe assume de le critiquer « avec un horizon de transformation » (p. 125).

V. Mozziconacci propose alors « quelques horizons de travail » pour renouveler l’enseignement de la philosophie, qui passent par une transformation non seulement des contenus mais des manières de les transmettre. Le premier horizon suppose de s’interroger sur les critères qui président à la catégorisation d’un texte philosophique, leur histoire, et les effets d’exclusion qu’ils induisent ; de ne plus esquiver l’analyse critique du sexisme de textes canoniques ; ou encore de « déceler le genre dans des conceptualisations qui se veulent neutres » (p. 140), dont V. Mozziconacci donne deux exemples évocateurs – le respect kantien et la mauvaise foi sartrienne. Contrairement au respect pour la personne humaine par exemple, le respect kantien des femmes est notamment une façon de les maintenir à leur place par l’injonction à la pudeur.

Le second horizon suppose notamment de s’interroger sur les effets excluant des paradigmes de la joute oratoire ou de l’agôn argumentative souvent privilégiés en philosophie. Le travail critique de la philosophie féministe doit lui-même être attentif à ne pas sombrer dans un hypercriticisme autodestructeur. Afin de ne pas survaloriser la volonté d’objection qui érige la pensée d’autrui en adversaire, au détriment du travail de conceptualisation et de problématisation, de nouveaux exercices philosophiques doivent être élaborés par l’enseignant.e, dont le livre donne plusieurs exemples comme la réécriture, l’apprentissage coopératif par la « classe puzzle », ou encore la méthode de l’arpentage (méthode issue de l’éducation populaire consistant à découper un texte en vue d’une restitution collective).

In fine, contre le mythe d’une réflexion philosophique pure parce que délivrée de tout intérêt ou ancrage historique, V. Mozziconacci suggère de « donner une (plus grande) place à une approche de la conceptualisation inspirée par le pragmatisme au sens large » (p. 174) en rendant attentif.ve aux conséquences pratiques des usages d’un concept, mais aussi à ses conditions d’émergence et à la façon dont il peut être investi par des intérêts hétérogènes. Sans prétendre résoudre toutes les difficultés, cet appel à un renouvellement des pratiques enseignantes se nourrit d’une conscience plus aiguë de l’incarnation et la contextualisation des savoirs, et réussit à convaincre de la nécessité et de la fécondité pour chaque enseignant.e d’une réflexivité approfondie sur la situation de son discours philosophique, pour chaque philosophe d’une réflexion créative sur ses pratiques de transmissions, et pour chaque élève de l’apport d’un apprentissage de la philosophie depuis un point de vue féministe.

Vanina Mozziconacci, Apprendre à philosopher en féministe, Paris, La Dispute, « Le genre du monde », 2025, 200 p., 20 €.

par Johanna Lenne-Cornuez, le 16 juin

Pour citer cet article :

Johanna Lenne-Cornuez, « Un autre genre de philosophie », La Vie des idées , 16 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vanina-Mozziconacci-Apprendre-philosopher-feministe

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Notes

[1Carole Pateman, Le Contrat sexuel, trad. Charlotte Nordmann, La Découverte, 2010  ; Charles W. Mills, le Contrat racial, trad. Aly Ndiaye, Mémoire d’encrier, 2023.

[2Sandra G. Harding, «  Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que ‘l’objectivité forte’  ?  », in Manon Garcia (dir.), Philosophie féministe : patriarcat, savoirs, justice, Paris, Vrin, 2021.

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