Cartographie de la critique du freudisme
Une grande qualité de ce Freud Wars est d’abord de rompre en tout point, touchant le dossier de l’anti-freudisme, avec un certain silence, attitude défensive souvent adoptée. Alors que d’aucuns comptent sur le fait que chaque scandale inéluctablement retombe — forme d’« assassinat par le silence » de l’adversaire (p. 99), l’auteur de l’ouvrage donne toute sa mesure à cette dimension de la psychanalyse — la haine qu’elle n’a jamais cessé de susciter — en constituant sa réception critique en véritable objet scientifique. Il en élabore une cartographie, s’attachant plus précisément à la réception pamphlétaire de la psychanalyse, celle qui vise à détruire, à abattre, à discréditer intégralement l’objet incriminé. Cette cartographie fait état d’abord d’une série de scandales — entre 1912 et 2012 —, qui conduit parler de « cycle polémique » et pas seulement d’« épisode » critique et permet ensuite à la fois de spécifier chacune des vagues et de dégager leur invariant critique.
Samuel Lézé est en effet conduit à distinguer deux gestes ou deux positionnements : être un critique et être un adversaire. Les critiques de la psychanalyse ont à leur crédit de distinguer Freud et la psychanalyse, Freud et ses énoncés, de différencier entre eux les courants et écoles psychanalytiques, de porter sur les institutions et les théories et non sur les personnes. Outre la volonté de détruire, les adversaires de la psychanalyse semblent partager une conviction, celle que la psychanalyse est fausse « à cause de Freud » (p. 103). Leurs arguments sont moins théoriques ou textuels qu’ad hominem. Si le partage est éclairant, si l’on perçoit bien la différence entre les deux démarches, et si ce critère permet à l’auteur de faire le tri dans la littérature secondaire et de constituer un corpus de travail cohérent, excluant les écrits critiques et incluant les textes pamphlétaires, distinguer entre les deux types de propos ne va pas toujours de soi. Par exemple, les livres d’Adolf Grünbaum, Les Fondements de la psychanalyse (1984) et La Psychanalyse à l’épreuve (1993), constituent des sommes critiques visant à détruire la psychanalyse. Autre exemple, le célèbre Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972) contient des dimensions pamphlétaires — certains thèmes psychanalytiques classiques, à commencer par le complexe d’Œdipe, n’y sont-ils pas caricaturés ? — tout en constituant une lecture critique de la psychanalyse freudienne et lacanienne très puissante exigeant de lui trouver une alternative — la schizo-analyse.
Quoi qu’il en soit, la cartographie proposée s’appuie sur une investigation impressionnante dont donnent une idée les 40 pages de « chronologie bibliographique » fournie en annexe. En outre, cette documentation n’a rien de vain, mais est conduite dans l’idée que la polémique intellectuelle est « le signe de l’instauration de nouvelles normes et valeurs morales au sein de la société ». L’étude des Freud Wars constituerait un bon moyen d’appréhender ces dernières et, ce faisant, « de nous comprendre nous-mêmes » (p. 6). Ainsi, le livre annonce, plus qu’il ne traite de façon circonstanciée, la question de savoir ce que ces Freud Wars peuvent nous apprendre sur « les transformations de l’appréhension de la santé mentale aujourd’hui » (p. 20) ou sur « notre conception contemporaine de la personne » (p. 101). Ce cycle polémique signalerait une tension entre deux conceptions morales de la personne, l’une mettant l’accent sur la transparence de l’esprit et son pouvoir, l’autre sur son opacité et son impuissance relative.
Freudisme et anti-freudisme, une dialectique sans fin ?
L’ouvrage permet de considérer comme une pièce à part entière de l’histoire du mouvement psychanalytique les relations dialectiques qu’il entretient avec ses adversaires les plus fervents. Dans ce cadre, la catégorie d’anti-freudisme se trouve moins définie positivement — par la détermination d’une théorie spécifique et cohérente commune aux anti-freudiens — que négativement et de façon relationnelle : ce qui caractérise l’anti-freudisme, c’est une « interaction symbolique » (p. 98) spécifique avec le freudisme. Bien qu’hétérogène, il est, d’une part, toujours dirigé contre la personne de Freud, et, d’autre part, il vit littéralement de l’existence, de la persistance ou de la pugnacité de son ennemi freudien.
Le « pamphlétaire » anti-freudien et le « prophète » freudien en viennent à se comprendre de façon identique : comme un bouc émissaire en marge d’un système dominant, tantôt freudien, tantôt anti-freudien. Et on ne sait plus qui a poussé le plus loin l’opération de personnalisation-personnification de Freud : sont-ce les anti-freudiens, convaincus en le mettant en cause d’ébranler tout l’édifice psychanalytique, ou bien les freudiens qui usent et abusent de l’autorité de Freud et de sa paternité ?
La fortune du freudisme semble, d’une part, liée à l’existence de ce cycle polémique, qui n’a paradoxalement jamais cessé de constituer une publicité de choix pour la psychanalyse, alors même qu’il visait à l’accabler. De plus, la virulence de l’anti-freudien — analysé comme figure de la résistance aux secrets psychanalytiques [1] — vient pour ainsi dire corroborer la valeur du freudisme : si celui-ci conteste si vigoureusement la psychanalyse, c’est que celle-ci le dérange, qu’il y résiste ou qu’il refoule le secret qu’elle a su découvrir, bref que celle-ci a vu juste. Quelle aubaine pour le freudien qu’existent autant d’anti-freudiens !
D’autre part, l’anti-freudien non seulement consacre sa vie à Freud, mais a bâti toute sa carrière professionnelle sur son existence [2]. Pour que celle-ci soit prospère, l’adversaire doit n’être pas de papier. Il a encore fallu en faire un héros, quoique négatif, pour permettre à la guerre de se poursuivre.
Les trois grandes blessures narcissiques
Freud soutient que la recherche scientifique a infligé au narcissisme humain « trois graves vexations », les vexations cosmologique (du fait des découvertes de Copernic), biologique (suite aux découvertes de Darwin et de ses collaborateurs) et psychologique, en raison de ses propres recherches (« Une difficulté de la psychanalyse » [1917], dans Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, p. 50). Alors qu’aujourd’hui la position périphérique de la Terre et la théorie de l’évolution semblent moins offensantes — du moins leur reconnaissance peut, comme progrès dans l’intelligibilité des causes, constituer une gratification pour l’intelligence —, la blessure psychologique liée au fait d’affirmer le caractère déterminant de la sexualité ainsi que l’existence de processus psychiques inconscients serait plus profonde et il ne serait pas possible de s’en remettre.
Rien de nouveau sous le soleil ?
Si cette dialectique réalise la prophétie freudienne, qui diagnostique les oppositions que la psychanalyse rencontre comme une forme de résistance due à la « troisième blessure » qu’elle inflige au narcissisme humain, et si cette adversité confirme paradoxalement la psychanalyse dans les certitudes qui sont les siennes, leur résurgence à la fin du XXe siècle nous semble néanmoins entraîner d’autres effets qui empêchent d’y voir simplement un inénarrable et inéluctable conflit intellectuel. Cette guerre éternelle ne nous paraît pas sans incidence. Incidence, d’abord, sur l’institution psychanalytique. Suite à la mise en cause répétée de l’efficacité de leur pratique par les anti-freudiens, de nombreux praticiens formés à la psychanalyse l’ont en effet modifiée, collaborant par exemple avec des praticiens d’autres obédiences. Des aménagements à la fois théoriques et pratiques significatifs de la psychanalyse en ont résulté. Une partie de la communauté psychanalytique n’a pas réagi aux attaques par le déni ou le silence, mais, par exemple, en réfléchissant sur ce que le social fait à la théorie et à la pratique de la psychanalyse : nombre d’analystes ont pris en compte le travail, la situation de précarité, celle de la violence extrême, la question de l’âge, des conditions de ressources, du contexte culturel, etc. Cette dimension exploratoire coexiste bien sûr avec une pratique traditionnelle de la cure psychanalytique (faire une analyse avec un psychanalyste), d’une part, et avec des discours traditionnalistes tenus par certains au nom de la psychanalyse d’autre part (qu’on a entendu récemment à l’occasion des débats sur le mariage pour tous).
De ce fait, le portrait du freudisme réactif brossé dans le livre — qui fait du freudien un homme sourd à toutes les mises en cause, qu’il s’agisse de l’efficacité de la clinique, de l’organisation de la cure, de validité des théories freudiennes, de l’histoire romancée du mouvement psychanalytique, etc. — ne correspond pas à la pluralité des pratiques psychanalytiques. On nous dira que ce n’est pas là l’objet de l’ouvrage qui vise à présenter les protagonistes d’une guerre homérique. Cette guerre — et les adversaires ne font pas dans la dentelle —, il convient néanmoins de le souligner, occulte la complexité du réel psychanalytique qui possède assurément d’autres visages que celui du « freudisme ». L’auteur indique d’ailleurs lui-même que l’obsession des anti-freudiens pour la personne de Freud leur économise « une confrontation à la réalité clinique et à l’actualité des freudiens » (p. 99). Ainsi la psychanalyse n’existe pas seulement comme « grand récit interprétatif » (p. 7) dont l’époque aurait sonné le glas, mais aussi comme une multiplicité de petits récits disjoints que n’atteignent pas les attaques des anti-freudiens.
Ensuite, cette polémique n’est pas indolore. Il ne faut pas en effet sous-estimer l’ébranlement qu’ont pu constituer ces attaques très médiatisées de la psychanalyse sur certains patients particulièrement fragiles qui n’ont pas sans trembler vu traîner dans la boue la pratique thérapeutique dont ils avaient parfois un besoin vital. Cette Iliade des freudiens et des anti-freudiens possède des effets sociaux et institutionnels qui empêchent de l’envisager comme devant dans l’avenir inéluctablement se poursuivre à l’identique, ce dont augure l’auteur du livre, comme si rien n’était affecté ni détruit en profondeur par le conflit.
Anatomie du scandale
Le livre possède un autre mérite, celui de constituer le scandale comme une catégorie critique à part entière, au sein des conflits intellectuels, avec les codes qui sont les siens et une forme particulière de civilité. Le scandale n’est pas ainsi appréhendé moralement, comme c’est traditionnellement le cas, que ce soit négativement (« Malheur au monde à cause des scandales ! Car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » [Matthieu, 18-7]) ou positivement (« “Malheur à celui par qui le scandale arrive”, mais “il faut que le scandale arrive” » [A. Gide, Traité du Narcisse]), mais réinscrit dans sa logique sociale et culturelle.
Samuel Lézé émet l’hypothèse que cette spécificité de la réception du freudisme s’explique par la dimension d’autorité dont se trouvait investie la psychanalyse — autorité sociale indéniable de la psychanalyse dont les catégories semblent passer dans la langue et la culture, et autorité tout aussi indéniable de la personne de Freud, devenue une véritable “icône” et assurément la figure emblématique de la psychanalyse. Autorité et scandale viendraient constituer les deux faces solidaires d’une seule et même réalité.
Le biographisme
Bien qu’on puisse se moquer du biographisme ou du moins, plus sérieusement, vouloir entretenir un autre rapport à la psychanalyse, en particulier une lecture solidairement explicative et critique du corpus, la réflexion sur la personnalisation de la psychanalyse est passionnante. L’auteur montre en effet que les attaques visent essentiellement la personnalité de Freud et explique pourquoi, au début du XXIe siècle, Freud peut encore faire scandale : paradoxalement, cette possibilité constitue un effet social de la psychanalyse elle-même qui, à l’instar de la philosophie nietzschéenne, permet d’imputer les spécificités d’une œuvre quelle qu’elle soit à la psychologie de son auteur. Pourquoi, demande S. Lézé, la réfutation de la psychanalyse est-elle si systématiquement passée par la critique de la personne de Freud ?
Quoi qu’on pense de ce raisonnement — mettre en doute la validité de la théorie psychanalytique de la personnalité en raison de la personnalité autoritaire de son premier théoricien —, il n’en reste pas moins que celui-ci domine le champ de la réflexion pamphlétaire depuis plus d’un siècle, ce qu’établit de façon très convaincante Samuel Lézé, qui analyse sous toutes les coutures l’arme intellectuelle que constitue le portrait moral à charge. C’est moins la validité scientifique de la psychanalyse qui a été mise en cause que la crédibilité de Freud, crédibilité engagée dans la composition de son étayage clinique : a-t-il menti, déformé la réalité de certaines cures, passé sous silence les échecs cliniques qui auraient dû infléchir ses positions ? Cela ne signifie pas que l’argument des erreurs, fautes, voire des vices de Freud ait été mobilisé sans variation. L’auteur signale qu’aujourd’hui la possible mobilisation des archives comme critère d’évaluation change la donne et la portée des débats [3]. En effet, la question lancinante qui anime ce cycle polémique fut celle de savoir comment tester (pour l’invalider) la psychanalyse [4]. Quel type de preuves utiliser ? Des lettres embarrassantes ? Des témoignages ? Des exemples de cures infructueuses ? La comparaison avec d’autres thérapeutiques jugées plus efficaces ?
Suspendre son jugement
Cette reconstitution des différentes péripéties du conflit — celle qui marque par exemple en France le début des années 2000 avec la parution en 2003 de Guérir : guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse de David Servan-Schreiber, de l’ouvrage collectif Le livre noir de la psychanalyse : vivre, penser et aller mieux sans Freud et d’Échapper à la psychanalyse de Didier Éribon en 2005 ou encore du Crépuscule d’une idole : l’affabulation freudienne de Michel Onfray en 2010 — possède un indéniable effet de lisibilité et une fonction salutaire de mise à distance. Ce travail d’objectivation conduit à ne pas prendre parti :
Le propos de notre étude n’est donc pas de nous prononcer sur la validité ou l’invalidité de l’anti-freudisme mais de relever ce que représente l’attaque au renom et à la réputation. (p. 113)
Ce choix est d’autant plus intéressant que, au fil de ces années de guerre, les intellectuels ou les chercheurs ont sans cesse été sommés de prendre parti, de se prononcer pour ou contre, pour pouvoir parler de la psychanalyse et espérer être entendus. Pendant de longues années, il fut difficile de parler publiquement de la psychanalyse sans avoir au préalable affiché son appartenance à un camp. En résistant à cette injonction, l’auteur du livre contribue à constituer la psychanalyse et son histoire en objet légitime de questionnements épistémologiques.
Il répond par avance à la critique, disant œuvrer en anthropologue, soucieux de présenter et d’instruire un dossier et non de le juger. Cette position tout en extériorité n’en est pas moins légèrement troublante. Lecteur, on se trouve au fond redevable à l’auteur d’avoir effectué tout ce travail de reconstitution, mais on se souhaite aussi secrètement à soi-même un tout autre rapport à l’objet psychanalytique, éloigné de toutes ces polémiques et de ce devenir idéologique des positions scientifiques (idéologies freudienne et anti-freudienne) dont on n’ignore pas l’importance dans la vie intellectuelle, mais dont on peut aussi souhaiter s’extirper, sans pour autant réduire l’adversaire au silence. En effet, les Freud wars ne représentent qu’une des dimensions de la réception de la psychanalyse, qui possède d’autres destins.
La psychanalyse semble en effet connaître des destins institutionnels originaux dans certaines régions du monde, en particulier en Amérique latine. Nulle part ailleurs le contexte socio-historique n’a fait autant bouger à la fois sa théorie, telle qu’elle vient d’Europe, et sa pratique. Enfin, c’est là que la psychanalyse connaît actuellement le plus grand développement et le développement le plus éclectique. À cet égard, on aurait attendu du livre des analyses sociales et historiques déterminées de ces vagues de scandale qui permettraient d’expliquer davantage pourquoi elles ont touché certaines sociétés et pas d’autres. Les Freud wars ne constituent-elles pas un phénomène très occidental ? Faute de telles réflexions, l’histoire de la réception psychanalytique se trouve quelque peu unifiée. En réalité, le destin pamphlétaire n’est pas si général. Certains pays semblent avoir été beaucoup moins agités par ces guerres ou touchés de manière différente, signe peut-être soit que la psychanalyse y possédait moins d’importance soit qu’elle y existait sous des formes hybrides non identifiables au freudisme. C’est en tout cas l’indice que ces polémiques ne sont pas inéluctables ou bien qu’il existe une psychanalyse indépendante d’elles, ce dont le livre fait douter.
Recensé : Samuel Lézé, Freud Wars. Un siècle de scandales, Paris, PUF, 2017, 177 p., 16 €.