Chercheuse en sociologie politique au
CNRS et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (
IRIS,
EHESS), Julie Pagis s’est intéressée aux conséquences biographiques du militantisme chez les soixante-huitard.e.s. Elle en livre une analyse dans son ouvrage
Mai 68, un pavé dans leur histoire. Evénements et socialisation politique (Presses de Sciences Po, 2014), et dans l’ouvrage collectif
Changer le monde, changer sa vie : enquête sur les militantes et les militants des années 68 en France (Actes Sud, 2018), qui retrace l’enquête de l’
ANR SOMBRERO sur les trajectoires soixante-huitardes dans 5 villes de province.
Un autre pan de ses recherches est consacré aux perceptions enfantines de l’ordre social et politique. Sur ce sujet, elle a publié avec Wilfried Lignier L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social (Seuil, 2017).
La Vie des idées : Dans votre ouvrage Mai 68. Un pavé dans leur histoire, vous étudiez la mémoire qu’ont de ces événements ceux qui en ont été les acteurs. En quoi vos analyses permettent-elles de remettre en cause la vision commune de Mai 68 comme l’œuvre d’une génération unifiée ?
Julie Pagis : La mémoire des événements de mai-juin 1968 a été largement reconstruite, en France, au fil des commémorations décennales notamment, à partir du devenir de quelques figures médiatiques, porte-paroles autoproclamés des événements (Sommier, 1994). Ce faisant, ce sont le parcours et la mémoire individuels des soixante-huitard.e.s « ordinaires » qui ont été écartés, oubliés. C’est à cette contre-histoire de Mai 68, celle des anonymes qui n’avaient pas pris la plume pour (faire) parler d’eux, que je me suis attelée, pour réhabiliter une histoire plus complexe et socialement différenciée que celle, véhiculée dans les médias, d’une « Génération 68 » qui serait opportuniste, bien reconvertie et aux manettes du pouvoir politique, médiatique et littéraire.
En l’absence de Who’s who des ancien.ne.s soixante-huitard.e.s (et pour cause !) et ne voulant pas privilégier une entrée organisationnelle qui aurait écarté tous les inorganisés en 1968, c’est finalement par la deuxième génération que j’ai constitué le corpus de familles enquêtées — 167 familles —, en remontant aux soixante-huitard.e.s via leurs enfants, scolarisés dans les années 1970 et 1980 dans deux écoles publiques et expérimentales de Paris et de Nantes. Cette approche a permis de contourner les inévitables porte-paroles des événements, d’accéder à une grande diversité politique, sociale et générationnelle de trajectoires et d’infirmer ce faisant, l’existence d’une seule ou même de deux « Générations 68 ».
Pour objectiver les conséquences politiques, professionnelles et privées de la participation aux événements de mai-juin 1968, il fallait ensuite adopter une méthodologie adaptée aux questionnements. Le principal d’entre eux porte sur les inflexions biographiques induites par la participation à un événement historique, mais il était impossible de comprendre ce que produit le militantisme sans remonter à ce dont il est le produit. Sans tomber dans ce que M. Dobry appelle « l’illusion étiologique », qui consiste à expliquer une crise politique par ses conditions de possibilité, on peut néanmoins poser la question des déterminants de l’engagement en Mai 68, ce qui permet, au passage, d’infirmer un certain nombre d’interprétations hâtives des événements. L’analyse croisée de récits de vie et de traitements statistiques des questionnaires révèle 4 matrices principales de l’engagement.
À rebours des interprétations psychanalytiques qui ne voient en Mai 68 qu’une rébellion de jeunes bourgeois contre leurs parents, l’enquête fournit la preuve du poids des transmissions familiales. La première matrice — des transmissions familiales de dispositions à un engagement de gauche — concerne des enquêtés dont les parents étaient syndicalistes à la CGT et/ou militants au parti communiste. Le poids des transmissions religieuses, plus original et moins documenté, est au cœur de la deuxième matrice : la politisation d’engagements religieux. Elle concerne de nombreux.ses futur.e.s soixante-huitard.e.s qui connaissent une socialisation primaire religieuse, dans la sphère familiale, puis via le scoutisme et au sein d’organisations religieuses d’encadrement de la jeunesse comme les JAC, JOC, JEC, au cours des années 1950. Les luttes tiers-mondistes et la cause anti-impérialiste constituent le théâtre de la conversion de leurs engagements religieux en engagements politiques, dans les années 1960, contre la guerre d’Algérie et, quelques années plus tard, celle du Vietnam.
On a longtemps attribué l’origine de Mai 68 au déclassement de jeunes étudiants d’origine bourgeoise, lié à une déqualification structurale des diplômes et à une crise des débouchés universitaires [1]. En soulignant la quasi-absence d’enquêtés correspondant à ce profil dans le corpus, l’enquête contribue à une réfutation empirique de ces interprétations. Elle met en évidence un profil symétriquement opposé, qui associe la mobilité ascendante d’enquêtés qui sont les premiers de leur famille à faire des études supérieures — les intellectuels de première génération — à l’engagement politique (souvent depuis la guerre d’Algérie). Enfin, la dernière matrice est propre aux plus jeunes enquêtés du corpus, en particulier aux jeunes femmes, qui, contrairement aux précédents, se politisent avec les événements de Mai 68 : ce sont ici des révoltes contre l’ordre moral, familial, scolaire ou conjugal, vécues jusque-là sur un mode individuel, qui entrent en résonance avec la crise politique.
À l’encontre de certains travaux sur les crises politiques qui sous-déterminent les possibles, l’attention aux origines socio-politiques des futur.e.s soixante-huitard.e.s constituait ainsi un passage obligatoire pour s’interroger sur les effets socialisateurs de la participation aux événements de Mai 68.
La Vie des idées : Vos travaux s’interrogent sur le rôle de l’événement dans la transformation de l’ordre social, quand les sociologues sont généralement davantage attentifs à la pérennité des structures sociales qui résulte des dynamiques de reproduction sociale. Quelle leçon peut-on tirer de vos recherches quant à la capacité des « événements » à contribuer au changement social ?
Julie Pagis : La dialectique entre socialisation politique primaire, au cœur de la dynamique de reproduction sociale, et socialisation par l’événement, qui peut engendrer le changement, sous-tend en effet toute la réflexion que je mène depuis 15 ans sur la dynamique des rencontres entre trajectoires individuelles et crise politique.
Si l’événement est susceptible de jouer un rôle dans la socialisation politique des participant.e.s, et de produire ainsi des « unités de génération », pour reprendre le concept de K. Mannheim, son influence ne s’exerce pas de manière uniforme, mais par le biais de pratiques militantes, d’interactions, de dynamiques collectives en conjoncture de crise. D’où la nécessité de revenir à l’événement et à ce qui se passe dans le temps court de celui-ci, suivant la démarche proposée par Boris Gobille. La conjoncture fluide propre aux crises politiques (Dobry, 1986) et la grève générale en mai-juin 1968 engendrent en effet une relative mise en suspens du temps et des rapports sociaux ordinaires (Bourdieu, 1984), qui suscite à son tour une incertitude et une logique d’action irréductible aux logiques routinières antérieures.
Mais comment, dès lors, éviter l’écueil d’une analyse qui privilégierait soit le temps long des trajectoires antérieures à l’événement en négligeant les variables contextuelles, soit le temps court de l’événement et des interactions au détriment des dispositions acquises via la socialisation primaire ? Au delà des références théoriques qui ont été essentielles à la construction de l’objet, ma réponse a été méthodologique : recourir à l’analyse factorielle a été un moyen de rapporter les différents types d’inflexions biographiques après 1968 (politiques, professionnelles et privées) à des variables relevant pour certaines des trajectoires antérieures à 1968, et pour d’autres, du contexte de l’événement. Et ce sans présumer, en amont de l’analyse, de leur influence ou de leur poids respectif. Il en résulte un espace social des devenirs soixante-huitards qui ne sous-détermine pas les possibles, puisqu’ils sont rapportés aux variables dispositionnelles incluses dans l’analyse, tout en reconnaissant le rôle du contexte avec les variables situationnelles.
On constate que, près de 40 ans après, les empreintes de l’événement demeurent. Les ex-soixante-huitard. e. s interrogé. e. s continuent à se distinguer politiquement, professionnellement et dans leur vie privée de leurs contemporains non engagés. Ils sont ainsi nettement plus à gauche, la moitié d’entre eux ont encore des activités militantes au moment de l’enquête et, contrairement au lieu commun qui les identifie à une génération opportuniste ou renégate, ils ont trouvé diverses manières de rester fidèles à un certain nombre d’idéaux et d’agir en conséquence, que ce soit dans leur vie quotidienne, dans leur travail, ou dans la sphère politique. Surtout, l’approche statistique permet de montrer que les incidences biographiques du militantisme en Mai 68 varient en fonction des trajectoires antérieures à l’engagement, de l’âge, du sexe, des ressources accumulées, mais également du statut social (étudiants ou salariés) et matrimonial en Mai 68 ainsi que du degré d’exposition à l’événement. Celui-ci n’agit donc pas de manière mécanique et univoque sur l’ensemble des participants, pour produire une seule « génération 68 ». Autrement dit, il n’existe pas plus de générations spontanées en sciences sociales qu’en biologie animale ! Ce sont au contraire une douzaine de micro-unités de génération, rassemblant des trajectoires en fonction de la similarité des formes de politisation antérieures à Mai 68, des registres de participation aux événements et des effets du militantisme, que l’enquête met en évidence.
Venons-en à la question de la façon dont l’événement contribue à la dynamique de déstabilisation des trajectoires et des structures sociales. Tout d’abord, Mai 68 déstabilise des trajectoires par l’ouverture des possibles caractéristique du moment critique. Plus précisément, l’événement permet des rencontres improbables entre acteurs qui évoluent dans des scènes sociales habituellement non sécantes, ces rencontres transgressives entraînant à leur tour diverses incidences et notamment des déplacements sociaux. La participation à Mai 68 peut ensuite accélérer des processus de radicalisation ou de conversion au militantisme, renforcer des aspirations jusqu’alors vécues comme illégitimes. Elle peut aussi amplifier ou révéler des sentiments de désajustements, provoquant des ruptures biographiques ou suscitant une prise de conscience politique. Autrement dit, l’événement agit en réaction à la participation. Mais ses effets socialisateurs ne sont pas pour autant proportionnels à l’intensité de la participation — l’événement ne fait pas les acteurs comme ils le font. C’est notamment chez certains jeunes participants relativement moins actifs que les effets biographiques sont les plus conséquents. On peut pour partie attribuer à ces effets à retardement le développement des mouvements féministes de la deuxième vague, à partir de 1970, mais également de l’écologie politique et des diverses utopies communautaires.
Pour synthétiser ces effets socialisateurs de l’événement, j’ai construit une typologie qui prend en compte les formes de politisation antérieures à Mai 68 et les formes de participation. Pour celles et ceux qui connaissent de multiples expériences politiques antérieures à Mai 68, l’événement jouera un rôle de socialisation d’entretien des dispositions contestataires (s’ils y sont faiblement exposés) ou un rôle de socialisation de renforcement/radicalisation (s’ils y participent activement). Pour les primo-militants, il jouera un rôle de socialisation de prise de conscience ou, pour les plus exposés, de socialisation de conversion au militantisme.
Cette typologie gagnerait à être mise à l’épreuve d’autres terrains et à dialoguer avec les travaux consacrés à d’autres époques. Je pense par exemple aux travaux consacrés aux révolutions, qui s’opposent sur la question de la continuité ou de la discontinuité révolutionnaire [2] : les pratiques et les rôles sont-ils rejoués, ou bouleversés par l’événement ? Il me semble que, plutôt que de chercher à sur- ou sous-déterminer certaines expériences politiques, ou à conclure que selon les types de révolution, l’une des approches serait meilleure, on trouvera pour une même crise politique des formes de discontinuité plus ou moins fortes suivant les groupes d’acteurs analysés. En effet, pour celles et ceux qui sont militants en amont d’une crise, et dont la grille d’interprétation du monde est stabilisée de longue date, on constate davantage de continuité dans leurs trajectoires et leurs pratiques militantes : ils font l’événement, certes dans une conjoncture incertaine, mais avec des ressources, des répertoires d’action, des rôles militants largement reconduits par rapport à leurs expériences antérieures. L’événement joue là un rôle de socialisation politique d’entretien. Les effets socialisateurs de l’événement sont bien différents pour les micro-unités de génération qui se politisent au cours de l’événement : ici, les trajectoires individuelles croisent l’événement à un moment d’indétermination professionnelle, sociale, matérielle, mais également politique, qui les expose davantage à la crise politique et accentue de ce fait la rupture et les effets de l’événement sur le parcours. C’est la socialisation de conversion propre à ceux qui « deviennent révolutionnaires », comme le dit T. Tackett.
Autrement dit, revenir aux trajectoires individuelles des protagonistes permet de penser que le temps de l’événement est plus ou moins discontinu suivant les différentes micro-unités de génération qui y participent.
La Vie des idées : Vos travaux sont-ils porteurs de leçons pour comprendre le présent et notamment ses formes, latentes ou manifestes, de conflictualité ?
Julie Pagis : Oui, je crois que les nombreux travaux sociohistoriques portant sur les « années 68 », à commencer par ceux de Michèle Zancarini-Fournel, offrent certaines clés de lecture pour comprendre le présent, si on les y applique de manière raisonnée. Et à l’inverse, on ne peut comprendre le présent sans s’attacher à l’historicité des réalités sociales observées. L’histoire ne permet pas de prédire si les mobilisations actuelles dans différents secteurs (cheminots, retraités, universités, Notre dame des Landes, fonctionnaires, etc.) vont entrer ou non en résonance ; elle permet par contre de comparer la situation contemporaine à celle de l’avant 1968 et de constater un certain nombre de ressemblances et de différences. Par exemple, l’histoire permet de documenter la récurrence d’une rhétorique de délégitimation des mobilisations par leur réduction à « une poignée d’agitateurs responsables du désordre actuel » : certains croiront reconnaître ici les mots de notre Président. Ce sont pourtant ceux du ministre de l’Éducation Alain Peyrefitte, prononcés au tout début du mois de mai 1968 [3]
Le détour par l’histoire des « années 68 » permet aussi de remarquer que derrière les formes manifestes de conflictualité — prenons par exemple le cas actuel des occupations d’université — on trouve différentes formes moins visibles de soutien aux mobilisations, que ce soit par des présences physiques silencieuses, dans une logique de délégation [4], ou par des soutiens à distance, à l’image de ceux que Nicolas Hatzfeld nomme les attentistes dans le cas de la grève de mai-juin 1968 à Sochaux, et qu’il évalue à près de 20 000 sur les 24 000 ouvriers de l’usine (Hatzfeld 1985).
D’autres parallèles peuvent également être faits, concernant le contenu des revendications et les réponses étatiques aux mobilisations. Il faudrait plus d’espace pour aborder les différentes crises sectorielles, mais si l’on en reste à celle qui marque l’université, les étudiant. e. s et enseignant. e. s se mobilisent aujourd’hui pour obtenir plus de moyens matériels et financiers et contre l’introduction de la sélection à l’université via la loi ORE. On touche là à un point qui fait directement écho aux mobilisations étudiantes des années 1960 en faveur d’une démocratisation de l’accès aux études supérieures, dont ont bénéficié les nombreux « intellectuels de première génération » qui se mobiliseront en mai-juin 1968.
Les travaux sur les « années 68 » ont montré, ensuite, comment la répression des étudiant. e. s a engendré une massification des mobilisations étudiantes et constitué un facteur déterminant de la désectorisation des crises, autour de la solidarisation des ouvriers (en soutien aux étudiants emprisonnés). Même le préfet de police Maurice Grimaud a modéré les velléités du général de Gaulle à recourir à la police pour évacuer la Sorbonne en mai 1968, de peur que cela amplifie la mobilisation ! Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur ne prend pas les mêmes précautions, et les récentes interventions policières sur les campus universitaires, souvent violentes, sont localement à l’origine d’indignations qui ont des effets de socialisation politique accélérée. À l’échelle nationale, par contre, on ne peut que constater que ce qui constituait une ligne rouge en 1968 n’émeut plus massivement en 2018. Mais il faut rappeler ici que lorsque le niveau de répression est élevé, il devient une entrave à la mobilisation, car il en augmente les coûts. De manière similaire, et contrairement à une croyance commune qui voudrait qu’un peuple se soulève quand un pays est en crise, le coût de l’engagement s’accroit avec le niveau de précarité. Ici, la comparaison du contexte socioéconomique actuel avec celui des années 1960 fait ressortir de fortes différences. Sans adhérer au mythe des Trente Glorieuses, on ne peut que constater que le marché du travail n’a plus rien à voir avec celui de années 1960 : le taux de chômage des jeunes et des moins jeunes, l’éclatement et la précarisation des emplois entravent la syndicalisation et, plus largement, toute forme d’engagement.
Face au poncif d’une jeunesse actuelle individualiste et non politisée, il importe d’insister, grâce à l’histoire à nouveau, sur les conditions de possibilité de diverses formes de politisation de la jeunesse. On ne se politise pas du jour au lendemain, sauf en de rares exceptions, et c’est la plupart du temps après avoir été socialisé au collectif, dans le cadre d’organisations d’encadrement de la jeunesse que l’on devient militant. Or ici encore, le détour par les années 1950 et 1960 est heuristique : le délitement de nombres d’entre elles, qu’elles soient religieuses, politiques ou d’éducation populaire (on pense bien sûr au rôle majeur de toutes les associations satellites du PCF dans l’encadrement d’une part conséquente de la jeunesse) explique pour une grande part ce qu’on qualifie hâtivement d’individualisme de la jeunesse. Le délitement de ces organisations de masse, destinées pour la plupart aux jeunesses des classes populaires, qui suscitaient et canalisaient l’indignation et les sentiments d’injustice en faveur de causes collectives laisse les jeunes d’aujourd’hui face à un vide relatif d’offre d’engagement progressiste. Vide que certaines organisations de jeunesse d’extrême droite, tel le FNJ, commencent à remplir, en jouant ce rôle de politisation de sentiments de désajustement, de frustrations ou de ressentiments individuels.
La Vie des idées : Vos travaux les plus récents, en collaboration avec Wilfried Lignier, portent sur la socialisation politique des enfants et la diversité de leurs rapports à l’ordre social établi. Diriez-vous que ceux-ci prolongent vos réflexions sur Mai 68 ?
Julie Pagis : Après avoir travaillé sur les résultats de la socialisation politique auprès d’enfants de soixante-huitard.e.s adultes, je voulais en effet aborder le processus « en train de se faire » et travailler donc auprès de jeunes enfants, dans une approche longitudinale. C’est ce que nous avons fait, avec Wilfried Lignier, en menant une enquête dans deux écoles primaires. Le fait de penser la socialisation politique comme inséparable d’un processus socialisateur plus large, de formation de l’habitus pour le dire vite, a considérablement élargi mes questionnements qui restaient malgré tout enserrés dans une approche disciplinaire de l’objet. Notre séminaire dédié aux sciences sociales de l’enfance les a nourris de travaux et courants de recherche issus de l’anthropologie de l’enfance, de l’anthropologie linguistique, de l’histoire, de la psychologie culturelle, ou encore de l’ethnographie de l’enfance, etc. Cette ouverture disciplinaire s’est accompagnée d’un resserrement du questionnement, peu à peu, sur l’importance du langage dans les pratiques socialisatrices quotidiennes et peu réflexives.
Ce chemin parcouru reflète le déplacement d’une approche qui insistait sur la dimension « événementialiste » (Lahire, 2018) de la socialisation politique, à une approche qui se concentre sur la dimension quotidienne, routinière et pratique de la socialisation. Autrement dit, dans la dialectique entre socialisation politique primaire et socialisation par l’événement, ces travaux récents m’ont permis de davantage creuser la première dimension. Après avoir travaillé sur le rôle des événements dans la remise en cause de l’ordre établi, revenir sur « l’enfance de l’ordre » est une autre manière, complémentaire, de chercher des éléments de réponse à une question qui continue de m’animer : qu’est-ce qui fait tenir l’ordre social ?