Recensé : Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert et François Jarrige (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir (1825-1860), Paris, La Découverte, 2014, 300p., 25€.
Quel rapport entre les socialistes du début du XIXe siècle et ceux d’aujourd’hui ? A priori, aucun. En octobre 2014, Manuel Valls proposait même de changer le nom du Parti socialiste. Pourtant, dans un monde où les inégalités sociales et économiques s’accroissent, les socialistes auraient tout à gagner à mettre en avant des marqueurs historiques de gauche [1]. Comme au début du XIXe siècle, moment de naissance du capitalisme industriel et de la presse de masse, le socialisme se situe dans une période charnière où il doit « réinventer l’avenir ».
Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu à l’Université de Stanford aux États-Unis en 2013, entreprend d’analyser les doctrines et les modalités d’action des « premiers socialistes » à partir de l’analyse de leur presse entre 1825 et 1851. Il s’agit d’explorer le long cheminement des aspirations des courants politiques socialistes antérieurs à Karl Marx. Les auteurs s’appuient sur la nouvelle presse périodique qui connaît à cette époque un fort développement. En effet, la révolution de 1848, en plus d’être portée par les ouvriers et le peuple, a aussi été menée par les journalistes de l’époque.
Cette publication collective s’inscrit dans une entreprise pluridisciplinaire rassemblant des économistes, des philosophes, des historiens et des politistes autour d’axes de réflexion communs (conditions de production d’un journal, thématiques l’animant, réseau des rédacteurs).
Les « premiers socialistes » et la presse
Les socialistes pré-marxiens ont longtemps été ignorés par la littérature scientifique. Cet ouvrage constitue donc un apport important dans une période qui constitue un « temps faible de l’histoire » [2] en raison notamment de la longue domination en sciences sociales d’une lecture opposant le socialisme « utopique » (Proudhon, Leroux notamment) à un socialisme « scientifique » (Marx et Engels) et ayant pour effet une insuffisante analyse des pionniers du socialisme [3]. Il propose un tableau évolutif et aussi complet que précis du bouillonnement idéologique et des mobilisations qui ont animé ces socialistes du début jusqu’à la moitié du XIXe et fait bien ressortir la circulation nationale et internationale des idées et des pratiques socialistes en Europe.
En sus d’une introduction et d’une conclusion générale, cet ouvrage se compose de trois parties, correspondant à trois périodes : 1825-1835, 1836-1848 et 1848-1851. Pour la période allant de 1825 à 1835, les auteurs montrent le développement d’une presse militante bénéficiant, avec l’entrée en vigueur de la Charte de 1830 [4], d’une plus grande latitude d’action dans l’expression de leurs opinions. Sous l’effet des transformations sociales et économiques engendrées par l’industrialisation de la France du début du XIXe, une nouvelle pensée sociale s’invente, qui produit notamment des tensions et schismes au sein de l’école saint-simonienne [5]. Les deux premiers chapitres s’intéressent à des journaux se situant dans l’héritage idéologique de Saint-Simon. Le premier s’attache à démontrer en quoi ces rédacteurs participent des débuts d’une presse militante tandis que le second s’intéresse à l’intégration de la question sociale [6] au sein de l’économie par les saint-simoniens. Néanmoins, s’inscrivant dans la doctrine saint-simonienne, ces journaux ne cherchent pas à s’adresser à un public ouvrier ni même à tenter de l’organiser pour qu’ils puissent promouvoir leurs revendications. Tenants d’une société déconflictualisée, ces rédacteurs veulent éviter toute révolte ouvrière et cherchent à les associer pacifiquement à la conduite du pouvoir politique. Mais la pensée de Saint-Simon prône aussi un supplément de morale dans l’organisation d’un nouveau monde social et, à sa suite, Ballanche (un de ses disciples) y adjoint une dimension religieuse.
Le chapitre 3 porte sur le journal L’Avenir de Lamennais, qui pose les bases du catholicisme social. Ce journal se veut une publication de combat contre les légitimistes, les gallicans et les libéraux. Rejetant le matérialisme de son époque, Lamennais recherche dans un christianisme originel une nouvelle voie qui serait guidée par une philosophie de l’histoire admettant le progrès. Dans un monde social en pleine transformation, il intègre alors dans ses réflexions la question sociale et en vient à affirmer plusieurs libertés : de conscience (supposant la séparation de l’Église et de l’État), d’enseignement, et de la presse.
L’école saint-simonienne éclatant progressivement au cours des années 1830, les chapitres 4 et 5 sont consacrés à des membres de cette école ayant fondé leurs propres journaux. D’une part, Buchez, qui se désigne sous le titre « d’ingénieur du social », fonde L’Européen, dans lequel il développe l’idée, passée à la postérité, d’associations de production, qui inspirera ensuite la création de coopératives ouvrières. D’autre part, Leroux, Reynault et Carnot renouvellent, au sein de La Revue Encyclopédique, leur réflexion sur la morale et la religion au prisme de la question sociale et, à la différence des saint-simoniens, centrent plus expressément et explicitement leurs réflexions sur la « grande question du prolétariat ».
Le chapitre 6 porte sur la revue fouriériste, La réforme industrielle ou Le Phalanstère, qu’investissent là encore d’anciens saint-simoniens. Ce journal joue ici un rôle dans la diffusion des théories sociales de Fourier et, plus largement, dans l’élaboration d’un socialisme politique. Enfin, les trois derniers chapitres de cette première partie s’intéressent à des acteurs situés encore aux marges de cette nouvelle pensée sociale : les femmes, qui se mobilisent contre leur exclusion des mobilisations sociales et politiques, les ouvriers (notamment les canuts lyonnais), qui réfléchissent à de nouvelles formes d’actions politiques et institutionnelles (conseil prud’homal), et les Républicains, qui commencent à intégrer dans leurs réflexions la question sociale (Raspail et son journal Le Réformateur).
Le journal comme espace de politisation
La seconde période traitée par l’ouvrage commence en 1826, quelques mois après l’entrée en vigueur des lois répressives sur la presse de 1835, et s’achève en 1847, un an avant la révolution de 1848. Les contributions montrent une accentuation des transformations observées dans la période précédente permettant la sortie progressive des idées socialistes d’un petit monde militant. Par le choix des journaux analysés, on saisit bien également l’effervescence journalistique durant cette période ainsi que les conflits portant sur les objectifs politiques et sociaux que s’assignent les premiers socialistes.
Intégrant de plus en plus explicitement la question sociale dans leurs réflexions, les Républicains cherchent à la résoudre en mettant en avant les droits politiques (Louis Blanc et La Revue du Progrès) adjoints d’un ensemble de réformes sociales (Baune et Flocon et La Réforme). Considérant que la résolution de la question sociale tient de la tradition républicaine, ils se distinguent ainsi des autres journaux socialistes par leur faible emploi de termes tels que « progrès », « science sociale » ou « association ». Mais, le socialisme s’enracine également au sein de la classe ouvrière à travers la publication de journaux. Les concepteurs du journal L’Atelier, tous ouvriers, prennent alors leurs distances avec les cercles républicains bien qu’ils continuent à se revendiquer de l’héritage de Saint-Simon. Signe également de la progression dans l’espace public des idées socialistes, les fouriéristes se prennent au jeu politique jusqu’à ce que les locaux de leur quotidien deviennent même un lieu de réunion pour les démocrates-socialistes. Face à cette ouverture du socialisme, d’autres, les communistes notamment, affirment une conception plus radicale de l’égalité, et entrent dans l’espace public à travers une presse nombreuse (huit journaux) à partir de 1836 [7].
Certains, comme Cabet, tentent de mettre à l’épreuve cette nouvelle idéologie, d’abord à travers le journal Le Populaire, puis en fondant une communauté aux États-Unis reposant sur la non-violence, la loi et la plus pure égalité. L’étude des journaux permet également de saisir les trajectoires de socialistes de la période précédente. Pierre Leroux poursuit ainsi son approfondissement d’un socialisme conçu comme une religion d’humanité déconfessionnalisée, tandis que Buchez se rallie à un socialisme chrétien, ce qui l’amène à prendre ses distances avec les autres courants du socialisme (proudhonien, communiste, fourriériste…).
Les journaux à l’épreuve de la révolution de 1848
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux journaux parus pendant la période allant de 1848, lorsque se constitue la IIe République, à 1851, moment où une grande majorité de socialistes est en exil. Les journaux jouent un rôle considérable lors de la révolution de 1848, plus précisément sur la période allant de fin février jusqu’à l’élection législative d’avril. Conduite par les journalistes soutenus par le petit peuple de Paris, elle s’appuie sur deux institutions : le gouvernement provisoire, composé presque exclusivement de journalistes, ainsi que la presse.
Le chapitre 21, se centre sur les journaux entretenant un rapport critique avec la IIe République naissante. Nouvel entrant dans le journalisme en 1848, Pierre-Joseph Proudhon dirige plusieurs journaux qui constituent des réceptacles de sa pensée dirigée contre le gouvernement. Il cherche par ce moyen à constituer une majorité alternative autour de ses projets (crédit mutuel gratuit par exemple). Les chapitres 22 et 23 examinent d’autres journaux fondés par des ouvriers ou des femmes déçus par la révolution de 1848 qui ne prend pas suffisamment en compte leurs revendications. Ne disposant plus de relais au sein de l’Assemblée à partir du 15 mai [8], les ouvriers réinvestissent les journaux et la rue comme moyen d’expression. Ils critiquent principalement l’incapacité de la révolution de 1848 à traiter les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs et organisent la représentation et la politisation des ouvriers contre le bonapartisme : le Journal des travailleurs s’assigne ainsi comme objectif d’être le porte-voix des travailleurs. Les militantes de la cause féminine sont également critiques à l’égard de la révolution de 1848. Paraissant entre février et avril 1848, le journal La Voix des femmes est conçu dans la continuité de l’action politique des clubs, des pétitions et des manifestations. Sa principale revendication est d’acquérir la nouvelle citoyenneté qui vient d’être accordée aux hommes.
Les journaux peuvent également constituer le prolongement des luttes politiques des révolutionnaires de 1848. Les chapitres 24 et 26 s’intéressent à des journaux se situant plutôt du côté républicain. Au lendemain des évènements du 15 mai 1848, la Commission du Luxembourg en charge de la question sociale est dissoute [9]. Plusieurs journaux (Le Travail affranchi, Le Salut du Peuple, Le Nouveau Monde) sont alors constitués pour faire vivre l’esprit de cette commission. Ils se donnent pour but d’organiser les ouvriers au niveau politique (promotion des associations ouvrières) et scientifique (éducation du peuple à travers la diffusion d’une science sociale). D’autres journaux encore sont plus complaisants à l’égard de la nouvelle République de 1848 (La République et La Vraie République). Leur analyse nous renseigne aussi bien sur les évolutions de la presse (nombreux messages publicitaires) que sur son orientation explicitement partisane en se faisant le soutien et le relais des candidats des comités socialistes et ouvriers.
À la suite de la répression de Juin 1848, la République s’éloigne durablement de la question sociale. Les sanctions s’accentuant sur les Républicains, nombre d’entre eux sont contraints à l’exil et cette troisième partie s’achève sur l’étude de deux journaux fondés par ces exilés. L’un d’entre eux, intitulé Le Libertaire, réfléchit à un monde où toute forme de commerce aurait disparu au profit de l’échange solidaire et pose les bases de l’anarchisme.
En conclusion, ce livre s’adresse à des spécialistes de la période ainsi qu’à un plus large public cherchant dans l’histoire une possibilité de comprendre et d’agir dans le présent. Dans une perspective d’histoire culturelle s’attachant à restituer les pratiques des acteurs, l’analyse des journaux des premiers socialistes constitue un bon moyen d’appréhender les origines du socialisme. En effet, le journal de l’époque ne doit pas être saisi avec nos catégories actuelles. Il ne s’agit pas seulement d’un outil de communication de l’élite politique se faisant désormais « une approche globalisante de l’idée du peuple » [10]. Il sert aussi à mobiliser et instruire les citoyens. Il permet en effet à cette époque de diffuser des doctrines socialistes, tient lieu de forum ouvert aux débats internes, fédère des militants, permet de lever des fonds ou encore de fonder des communautés.
Cet ouvrage permet aussi de dépasser les catégories usuellement utilisées pour caractériser les premiers socialistes sous l’angle de l’utopisme. À travers l’analyse de la presse militante, il montre combien ces socialistes pré-marxiens inventent, à l’épreuve du réel, des nouvelles pratiques militantes qu’ils diffusent par ce médium. On aimerait néanmoins en savoir un peu plus sur les modes de diffusion et de lecture de ces journaux.
L’autre grand mérite de cet ouvrage est également de combler un manque historiographique. Trop peu de travaux ont encore entrepris de dépouiller et d’analyser les journaux de cette époque. Néanmoins, les journaux ne peuvent suffire à saisir l’ensemble des courants politiques de cette période. Ainsi, hormis durant une très courte période, entre 1848 et 1850, Pierre-Joseph Proudhon ne montre qu’un faible intérêt pour le journalisme. D’autres objets d’étude (tracts politiques) ou d’autres perspectives de recherche (histoire sociale des idées) compléteront utilement les apports de cet ouvrage sur cette période.
Enfin, les thématiques dont traitent ces premiers socialistes restent d’une brûlante actualité : rôle de l’État, structuration de groupes ou mouvements sociaux ou participation des femmes à l’espace public ou politique. Les réponses qu’ils nous apportent peuvent être source de nouvelles réflexions ou formes d’actions pour la période contemporaine.