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Essai Philosophie

Un siècle deleuzien (1925-2025)


par Camille Chamois , le 14 janvier


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Gilles Deleuze est né le 18 janvier 1925. Cent ans après sa naissance, cet essai explore l’actualité de la pensée deleuzienne au large des théories écologiques.

Gilles Deleuze est né le 18 janvier 1925. Son influence sur la philosophe française a été particulièrement importante, notamment dans le domaine de la métaphysique, de l’esthétique et de la philosophie sociale, à la suite des événements de Mai 1968. Cependant, avec le déploiement des questions écologiques dans le champ de la théorie sociale, on peut se demander si la philosophie de Deleuze s’avère toujours actuelle. Dans les lignes qui suivent, nous nous intéressons à l’actualité de la pensée deleuzienne dans des domaines a priori éloignés de son cadre de prédilection, à savoir dans le champ de la biologie et de l’écologie. Notre hypothèse est que c’est surtout l’apport des travaux de Deleuze avec Félix Guattari qui reste aujourd’hui actif, et ce, y compris contre les affirmations de Deleuze seul.

Il nous semble en effet que la spécificité de l’apport deleuzien à la philosophie de l’environnement concerne la promotion d’un modèle théorique particulier, permettant de penser toutes sortes de coévolutions, et dont les interactions entre la guêpe et l’orchidée constituent l’exemple privilégié. On sait que certaines orchidées ne sécrètent pas de nectar et attirent les insectes par des (pseudo)phéromones et par leur labelle qui mime la morphologie des pollinisateurs. Le corps des orchidées et celui des insectes pollinisateurs (abeille, guêpe, mouche) semblent donc particulièrement bien adaptés l’un à l’autre, permettant la reproduction des premières et l’alimentation des seconds. Deleuze et Guattari citent abondamment cet exemple pour souligner l’importance, au sein du vivant, des phénomènes de symbiose ou d’« alliances contre nature ». Or, la pertinence de ce modèle dans le champ des savoirs situés fait aujourd’hui l’objet de discussions importantes. C’est le cas par exemple dans le champ de la zoologie. D’un côté, certaines considèrent que la philosophie deleuzienne est particulièrement utile pour « explorer une approche féministe des relations interspécifiques [1] ». De ce fait, la théorie deleuzienne est abondamment citée par celles et ceux qui, depuis le début du XXIe siècle, cherchent à élaborer une théorie symbiotique de la biologie. D’un autre côté, certaines considèrent que la philosophie deleuzienne reste globalement misogyne et anthropocentrée, au sens où les phénomènes de coévolution que Deleuze et Guattari étudient sous le nom de « devenirs-animaux » sont en réalité très sommaires [2]. Ce faisant, loin de constituer une piste à suivre, la théorie deleuzienne apparaît bien plutôt comme un repoussoir dont il faudrait se déprendre. Le même type de problématique structure une partie des discussions en botanique, notamment concernant l’utilité de la théorie deleuzienne du « rhizome ». Deleuze et Guattari voient en effet dans cette image de racine à ramifications multiples un gabarit conceptuel permettant de penser toutes sortes de relations. Certaines considèrent ainsi que ce concept est particulièrement pertinent pour décrire toute une série d’interactions horizontales et que « la question de savoir si l’image [du rhizome] est botaniquement exacte ne doit pas nous préoccuper [3] ». Dans cette lignée, le concept de rhizome est mobilisé de façon métaphorique et n’entretient pas de rapport privilégié avec l’image empirique des racines de pommes de terre… D’autres objectent au contraire que la notion de rhizome ne peut pas être totalement découplée des images concrètes que Deleuze et Guattari ne cessent de rappeler dans leurs écrits et qu’elle vient paradoxalement obscurcir. Ainsi, plusieurs anthropologues appellent aujourd’hui à se débarrasser du concept (deleuzien) de rhizome pour étudier concrètement le fonctionnement des plantes rhizomatiques et les dispositifs agricoles qui les cultivent [4]. Là encore, les discussions contemporaines consistent à se demander jusqu’où la théorie de la coévolution avancée par Deleuze est heuristique dans le champ de la botanique.

On le voit : l’actualité de la pensée deleuzienne n’a rien d’irénique ; elle concerne plutôt le maintien de certaines lignes de tension propres à cette philosophie. Le but des lignes qui suivent est de dresser un panorama de ces tensions dans le champ des humanités environnementales, ou des sciences du vivant, ainsi que dans leurs implications métaphysiques [5]. Pour ce faire, nous nous focaliserons successivement sur la biologie symbiotique, l’anthropologie interspécifique et la théorie écologique.

Devenirs et rhizomes : Deleuze et la biologie

Dans le champ de la biologie, le paradigme de la guêpe et de l’orchidée sert d’abord de modèle critique pour une interprétation trop limitée des phénomènes évolutionnaires. On sait en effet qu’à côté des processus de sélection classiques, il existe également des processus de dérive génétique, de migrations de populations ou des mutations en tout genre (comme la production de lactase, d’amylase, etc.) : Deleuze et Guattari parlent alors de « blocs de devenir » et d’« involution » pour caractériser ce que ces processus ont en propre par rapport à l’« évolution traditionnelle ». En effet, l’évolution désigne habituellement un processus de spéciation par divergence arborescente : deux espèces se différencient à partir d’un ancêtre commun. Par contraste, ils proposent de nommer « involution » un processus de spéciation par convergence rhizomatique : une espèce se transforme par contact avec une population qui en demeure éloignée dans « l’arbre de la vie ». Dans les deux cas, il s’agit bien d’un processus de « transformation » biologique ; simplement, il ne s’agit pas de la même modalité de transformation. Deleuze et Guattari se situent alors explicitement dans un cadre néo-évolutionniste dont ils cherchent à délimiter les contours :

Si le néo-évolutionnisme a affirmé son originalité, c’est en partie par rapport à ces phénomènes où l’évolution ne va pas d’un moins différencié à un plus différencié, et cesse d’être une évolution filiative héréditaire pour devenir plutôt communicative et contagieuse. Nous préférerions alors appeler “involution” cette forme d’évolution qui se fait entre hétérogènes, à condition que l’on ne confonde surtout pas l’involution avec une régression. Le devenir est involutif, l’involution est créatrice [6].

Au niveau des représentations du vivant, Deleuze et Guattari promeuvent alors le modèle botanique du « rhizome » face au modèle de l’« arbre de la vie ». Ce qu’ils retiennent de l’image du rhizome, c’est avant tout la capacité à connecter des « chaînons sémiotiques de toute nature », c’est-à-dire de penser un processus de mise en relation transversal et dynamique. Cela les conduit à souligner l’importance de la transmission latérale d’ADN et son implication pour les schémas évolutifs :

Nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes. Comme dit Jacob, les transferts de matériel génétique par virus ou d’autres procédés, les fusions de cellules issues d’espèces différentes, ont des résultats analogues à ceux des “amours abominables chères à l’Antiquité et au Moyen Âge”. Des communications transversales entre lignes différenciées brouillent les arbres généalogies [7].

L’idée générale est qu’il faut non seulement souligner les interactions entre l’organisme et l’environnement, mais également que l’organisme lui-même est composé d’une série d’endo-relations dont certaines sont aujourd’hui clairement établies comme le résultat des interactions passées avec l’environnement. Ainsi, on dénombre entre 5 et 8% la part de notre ADN qui provient d’anciennes infections virales passées dans notre génome. Pour décrire ce phénomène, Deleuze et Guattari se réfèrent volontiers aux travaux de Lynn Margulis sur les symbioses. Selon elle, il faut attirer l’attention sur le rôle des processus symbiotiques qu’on a tendance à minimiser dans les processus évolutifs. Au niveau endosymbiotique, c’est notamment le cas du lichen, qui est le résultat d’une association durable entre une algue unicellulaire photosynthétique et un mycète (mais c’est aussi le cas des acacias cornigera qui ne peuvent survivre que grâce aux colonies de fourmis ou de la flore intestinale des humains). Au niveau phylogénétique, Margulis affirme que la symbiose est un facteur clé de l’évolution des espèces, au-delà des phénomènes de compétition, largement soulignés par le modèle darwinien : il permettrait notamment de rendre compte de l’émergence des chloroplastes chez les végétaux ou des mitochondries chez les eucaryotes [8]. Cette problématique ouvre un champ d’analyses tout à fait actuelles : on cherche par exemple les effets de la nutrition sur la composition des microbiotes des populations [9]. À cet égard, les théories deleuziennes s’avèrent parfaitement contemporaines, qu’elles soient louées ou qu’elles soient critiquées.

En effet, on sait que chez Deleuze, les animaux « familiers » ou « familiaux » sont toujours décrits négativement comme des animaux qu’on anthropomorphise excessivement au lieu de se laisser affecté par ce qui, en eux, est spécifiquement non-humain. Or, si on suit l’analyse des transferts latéraux de gènes, on est forcé de complexifier cette lecture : il existe des phénomènes de transferts latéraux ou de devenirs, y compris avec les espèces domestiques [10]. En ce sens, on pourrait donc jouer Deleuze contre lui-même : certes, nos relations à nos animaux domestiques reproduisent un modèle familial standard, correspondant au triangle relationnel du complexe d’Œdipe ; mais sous ces économies affectives très œdipianisées se jouent des transformations microbiologiques bien plus complexes, qui ouvrent à une histoire de la coévolution gène-culture.

Devenir-animal, devenir-imperceptible : Deleuze et l’anthropologie

Le modèle de la guêpe et de l’orchidée œuvre également dans le domaine ethnologique, pour décrire les relations que les humains entretiennent avec les espèces non-humaines. Sur ce point, il semble que la théorie deleuzo-guattarienne du « devenir » ait trouvé son développement privilégié dans ce que des chercheurs et chercheuses nomment une « ethnographie multispécifique [11] ». Ce champ de recherche est désormais largement développé [12]. Un des enjeux est de décrire la multitude de statuts que peut posséder l’animal – objet d’élevage intensif, mascotte, troupeaux de pastoralisme, animal de compagnie, spécimen de zoo, etc. – et les effets que ces différents statuts produisent en retour sur les sociétés humaines. À cet égard, dès ses premiers travaux, Deleuze a accordé une attention particulière à la manière dont les humains se rapportent à l’Umwelt des animaux. Cette modalité d’analyse est ainsi fondamentale pour une partie importante des sciences sociales contemporaines qui accordent donc une place importante à Mille plateaux. Comme le note précisément Eduardo Viveiros de Castro, la différence principale entre L’Anti-Œdipe et Mille plateaux

reflète un détournement majeur du regard de Deleuze et Guattari, d’un horizon intraspécifique vers un horizon interspécifique : d’une économie humaine du désir – désir historico-mondial, sans doute ; désir racial, sociopolitique, et non pas désir familial, personnologique, œdipien ; mais tout de même humain – vers une économie d’affects transpécifiques qui ignorent l’ordre naturel des espèces et leurs synthèses limitatives [13].

Cependant, au-delà de la problématique générale, et sitôt qu’on s’intéresse aux modalités d’interaction concrète qu’on entretient avec l’Umwelt animal en question, il semble que la théorie deleuzienne soit surtout citée dans le champ contemporain pour son caractère très limité. On peut ainsi se demander quels types de relation inter-espèces le modèle deleuzo-guattarien ne permet pas de penser : la question du bien-être animal, par exemple, ne fait tout simplement pas sens dans le paradigme deleuzo-guattarien, alors que c’est devenu une question centrale dans les rapports inter-espèces ; de même, la question proprement politique de l’exploitation du travail animal n’est pas envisagée, alors qu’elle est centrale pour une série de modèles contemporains d’écologie marxiste [14]. Plus généralement, la plupart des phénomènes décrits par Deleuze et Guattari sont des « penser-comme » (c’est-à-dire des expériences où l’humain cherche à adopter le point de vue d’un animal) et rarement des « penser-avec [15] » (au sens d’expériences où l’humain admet que le point de vue animal compte en lui-même). C’est donc paradoxalement l’inactualité de l’analyse deleuzienne sur la question animale qui semble aujourd’hui centrale, beaucoup de chercheurs et de chercheuses citant la théorie deleuzienne des relations inter-espèces non pour la reprendre à leur compte, mais au contraire pour s’en distinguer.

Pour autant, la théorie deleuzienne du vivant ne se limite évidemment pas aux relations humain-animal : l’intérêt du concept ou de la métaphore du rhizome est de déplacer la focale des relations inter-espèces vers les relations avec les végétaux, selon la prérogative d’André-Georges Haudricourt [16]. Deleuze et Guattari suivent en effet cette piste pour établir des distinctions entre des pratiques sociales et géographiques :

L’Orient présente une autre figure [de rapport aux plantes] : le rapport avec la steppe et le jardin (dans d’autres cas, le désert et l’oasis), plutôt qu’avec la forêt et le champ ; une culture de tubercules qui procède par fragmentation de l’individu ; une mise à l’écart, une mise entre parenthèses de l’élevage confiné dans des espaces clos, ou repoussé dans la steppe des nomades. Occident, agriculture d’une lignée choisie avec beaucoup d’individus variables ; Orient, horticulture d’un petit nombre d’individus renvoyant à une grande gamme de “clones”. N’y a-t-il pas en Orient, notamment en Océanie, comme un modèle rhizomatique qui s’oppose à tous égards au modèle occidental de l’arbre ? [17]

Tout l’enjeu est alors de s’appuyer sur les concepts deleuzo-guattariens – qui invitent à « creuser le sol, nous mêler aux champignons et aux microbes symbiotiques, converser avec les insectes et nous laisser séduire comme le font d’autres cultivateurs de plantes, loin d’être seulement des humains [18] » – sans, paradoxalement, recouvrir le travail de ces cultivateurs de plantes qui sont conduits à « arboriser » les rhizomes (les individualiser, les verticaliser, etc.) pour pouvoir les utiliser efficacement [19]. Il en va de même du déploiement des « espèces invasives » comme le balaran de Bornéo ou les cicadelles des Philippines [20] : s’il s’agit bien, en un sens, d’un « retour de la nature » ou d’une « nature qui se défend », il s’agit aussi d’une nature obscure et inquiétante qui prolifère au détriment de toute biodiversité [21]. La question du « devenir » ouvre donc à une analyse des relations que les sociétés entretiennent avec les vivants non-humains qui semble particulièrement d’actualité.

L’écosophie : Guattari, avec ou sans Deleuze ?

Notons enfin que la théorie deleuzienne est également importante dans les débats qui entourent la pertinence des notions de « nature » ou d’« environnement ». Deleuze déclare en effet explicitement produire une « philosophie de la nature » : « Guattari et moi, nous voudrions reprendre notre travail commun, une sorte de philosophie de la Nature, au moment où toute différence s’estompe entre la nature et l’artifice [22] ». On peut donc en un sens affirmer que la théorie deleuzo-guattarienne est déjà une pensée « par-delà nature et culture [23] ». Reste que cette expression peut prendre des sens très différents. On peut par exemple l’entendre comme une manière d’affirmer que l’histoire de l’humanité est une partie du devenir de la nature. Et il est clair qu’une partie du travail de Deleuze et Guattari consiste à souligner les conditions « naturelles » des organisations sociales. Mais on peut aussi voir dans leurs travaux une analyse des représentations de la nature, elles-mêmes culturellement situées. C’est par exemple ce qu’affirme explicitement Guattari dans son dialogue avec le philosophe japonais Kuniichi Uno :

La nature a longtemps été considérée par les humains comme une mère aux capacités nourricières illimitées. Mais avec l’expansion technologique et la croissance démographique, son caractère de finitude est apparu de plus en plus nettement. […] si on est dans un monde éternel, il n’y a qu’à se laisser porter par les choses, on n’a pas à intervenir. Si au contraire on a le sens de la finitude, alors le problème se trouve reposé : qu’est-ce que je fais là dans le monde, je suis là pour un laps de temps donné, dans un contexte donné, qu’est-ce que je peux faire pour construire, reconstruire à la fois le monde et moi-même, à la fois le monde des valeurs et le monde des relations [24] ?

Si ces deux lectures de l’œuvre de Deleuze et Guattari (l’une plutôt « naturaliste » et l’autre plutôt « culturaliste ») semblent possibles, elles n’en constituent pas moins le cœur d’une série de débats contemporains concernant le statut à accorder à la notion de « nature » [25]. Cette question, concernant les lectures possibles de Deleuze et Guattari, en ouvre une seconde concernant les rôles respectifs de Deleuze et de Guattari dans l’élaboration d’une pensée de la nature. En effet, si dans les années 1980, Guattari s’oriente résolument vers une théorie proprement écologique, il le fait largement sans Deleuze. L’idée d’une articulation entre les questions psychiques, sociales et environnementales dans un grand paradigme « écosophique » est largement le fait de Guattari seul. Or, il s’agit là d’une modalité d’analyse qui innerve une partie importante des questions contemporaines :

Le diagnostic posé il y a plus de vingt ans par Félix Guattari dans ses Trois écologies est plus actuel que jamais : l’Anthropocène coïncide avec un triple ravage, celui qui affecte la “nature”, mais aussi celui qui affecte le “socius”, l’ensemble des rapports sociaux qui nourrissent les capacités des collectifs à poser leurs propres questions, à produire leurs propres énonciations, à mener leurs propres luttes, et enfin celui qui affecte la “psyché individuelle”, avec le désarroi, le cynisme, l’angoisse et la solitude, mais aussi désormais la promotion de la “motivation”, de la “responsabilisation”, de la nécessité de “s’adapter”. L’idée d’un triple ravage écologique importe parce qu’elle met en alerte. [26]

Si Guattari a longtemps été lu à l’ombre de Deleuze, la question de la nature et les préoccupations proprement écologiques nous permettent certainement aujourd’hui de rediscuter de la place spécifique de l’un et de l’autre dans l’élaboration de leurs œuvres communes. D’autant que la question écologique va de pair avec une autre, à savoir le type de « représentation de la nature » auquel on se rapporte. Notre rapport à la nature peut en effet être envisagé en termes de « cosmologie » abstraite, mais aussi de « représentation » au sens visuel du terme (ne serait-ce que par l’image du globe), d’affect plus ou moins positif (vis-à-vis de l’océan, par exemple), d’« attention » à telle ou telle saillance, de « sentiment d’appartenance », etc. Or, à cet égard, on a rarement souligné que les positions de Guattari seul étaient à peu près opposées à celles avancées dans Qu’est-ce que la philosophie ?. En effet, ce dernier texte affirme qu’il existe une distinction stricte entre la « philosophie », qui opère par concepts, et les différentes « sagesses » ou « spiritualités », qui opèrent par figures. À l’inverse, au même moment, Guattari affirme que (Deleuze et lui considèrent que) la « philosophie » n’est qu’une forme de « sagesse » comme une autre :

Deleuze et moi, nous ne pensons pas du tout à la mort de la philosophie, nous pensons que la philosophie se fait, qu’elle est mouvement et que, même à travers d’autres cultures que la culture occidentale, sous d’autres formes – comme des formes de sagesse, par exemple –, la philosophie est quelque chose d’essentiel à l’existence humaine [27].

Il y a là vraisemblablement une forme de malentendu entre les deux auteurs. Mais ce malentendu n’a rien d’anecdotique : la question du rapport (plus ou moins cognitif, affectif ou pratique) qu’on entretient avec la nature est en effet au cœur des débats contemporains. Certaines se réfèrent en effet à Deleuze et Guattari pour affirmer que la crise écologique se situe à une échelle spatio-temporelle qui met en déroute nos capacités d’ « imagination » [28] ; d’autres s’en inspirent pour souligne que l’impossibilité de « revenir à une situation antérieure » constitue un blocage épistémique, une dimension de l’expérience collective impossible à conceptualiser [29] ; d’autres enfin font la liste de l’ensemble des processus de refoulement que la crise écologique implique (le sentiment d’impuissance, la culpabilité, la peur de paraître simpliste, etc.) [30]. Ce qui apparaît ainsi, c’est la diversité des modalités relationnelles que nous entretenons avec (ce qu’on appelle) la nature : au-delà de l’analyse des représentations de la nature, il est important de développer une analyse des sentiments et des relations pratiques à l’environnement [31]. Cette histoire des sensibilités environnementales peut trouver dans les travaux de Deleuze et Guattari un enracinement théorique fécond ; mais il semble que ce soit chez Guattari seul que cette question s’articule au problème politique de normes écologiques à instaurer.

Cent ans après la naissance de Gilles Deleuze, on peut donc affirmer sans trop de risques que sa pensée conserve toute son actualité, dans ses promesses comme dans ses impasses. Celles-ci dessinent en réalité les contours d’une métaphysique de la nature qui intègre les acquis de la psychanalyse de l’environnement, et les ouvre à la biologie et à l’anthropologie afin de développer une réelle « éco-psychologie » [32].

par Camille Chamois, le 14 janvier

Pour citer cet article :

Camille Chamois, « Un siècle deleuzien (1925-2025) », La Vie des idées , 14 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-siecle-deleuzien-1925-2025

Nota bene :

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Notes

[1C. Hustak et N. Myers, Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes (2012), Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2020, p. 31-32.

[2«  Malgré une compétition particulièrement intense, je ne crois pas avoir trouvé dans le champ philosophique une expression plus claire de la misogynie, de la peur de vieillir, de l’absence de curiosité à l’égard des animaux et de l’horreur de l’ordinaire de la chair  ». D. Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, p. 30. Selon Haraway, Deleuze et Guattari se contentent systématiquement d’opposer des animaux sauvages au contact desquels il est possible de vivre de vraies expériences de transformation de soi, d’une part  ; et des animaux domestiques déjà œdipianisés avec lesquels toute expérimentation est vouée à l’échec, d’autre part. Pour une synthèse, voir : I. Buchanan, «  Haraway Against Deleuze, or, Must We Like Pets  ?  », Deleuze and Guattari Studies, vol. 18, no 3, 2024, p. 393-407.

[3T. Ingold, The perception of the environment : Essays in livelihood, dwelling and skill, London, Routledge, 2000, p. 140.

[4M. Strathern, «  Gathered fields : A tale about rhizomes  », Anuac, vol. 6, no 2, 2017, p. 23.

[5Voir C. Chamois et D. Debaise (éd.), Perspectivismes métaphysiques, Paris, Vrin, 2023.

[6G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 292.

[7Ibid., p. 18. Sur ce point : S. Helmreich, Alien Ocean : Anthropological voyages in microbial seas, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2009, p. 82-83.

[8L. Margulis et D. Sagan, Microcosmos. 4 milliards d’années de symbiose terrestre, Paris, Wildproject, 2022.

[9J.-H. Hehemann et al., «  Transfer of carbohydrate-active enzymes from marine bacteria to Japanese gut microbiota  », Nature, vol. 464, no 7290, 2010, p. 908-912.

[10D. Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, People and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradig Press, 2003, p. 1.

[11S. E. Kirksey et S. Helmreich, «  The emergence of multispicies ethnography  », Cultural Anthropology, vol. 25, no 4, 2010, p. 545-576.

[12S. Houdart et O. Thiery, Humains, non-humains  : comment repeupler les sciences sociales, Paris, Éditions la Découverte, 2011  ; C. Chamois, Un autre monde possible. Gilles Deleuze face aux perspectivismes contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022.

[13E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, Puf, 2009, p. 134-135.

[14J. Hribal, «  Animals are part of the working class  », Labor History, vol. 44, n° 4, 2003, p. 37-53. Comme le résume Anne Sauvagnargues, Deleuze ne cherche pas à «  hisser l’animal au statut d’un sujet de droit ou d’un objet pour une politique de préservation patrimoniale […]. Deleuze ne s’intéresse pas à l’animal comme espèce dominée, ou comme vivant mineur par rapport à l’espèce dominante majeure que serait l’homme  ». A. Sauvagnargues, «  Deleuze. De l’animal à l’art  », dans F. Zourabichvili, A. Sauvagnargues et P. Marrati-Guénoun (éd.), La philosophie de Deleuze, 2e éd, Paris, Puf, 2011, p. 122-123.

[15V. Despret, Penser comme un rat, Versailles, Éditions Quae, 2009, p. 36.

[16A.-G. Haudricourt, «  Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui  », L’Homme, vol. 2, no 1, 1962, p. 40-50.

[17G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 28.

[18C. Hustak et N. Myers, Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes, op. cit., p. 38.

[19M. Strathern, «  Gathered fields  », op. cit., p. 29.

[20A. L. P. Tsing, Proliférations, Paris, Wildproject, 2022, p. 22 et suivantes.

[21I. Stengers, «  Préface  », in A. L. P. Tsing, Proliférations, Paris, Wildproject, 2022, p. 21.

[22G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 212.

[23V. Jacques et J. Rosanvallon, «  La métaphysique de Deleuze & Guattari  : déjà “par-delà nature et culture”  », Rue Descartes, vol. 99, no 1, 2021, p. 1-9.

[24F. Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie   ?, Paris, Éditions Lignes, 2018, p. 96 et 405.

[26I. Stengers, «  Penser à partir du ravage écologique  », in E. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Dehors, 2014.

[27F. Guattari, La philosophie est essentielle à l’existence humaine, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005, p. 17.

[28D. Danowski et E. Viveiros de Castro, ibid., p. 231.

[29I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2009, p. 55.

[30J. Macy, «  Agir avec le désespoir environnemental  », dans É. Hache (éd.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016, p. 163.

[31C. Chamois, Q. Deluermoz et H. Mazurel, «  Sensibilités  : entre histoire et anthropologie  », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 247-248, Éditions de l’EHESS, 2023, p. 5-40.

[32Sur la psychanalyse de l’environnement, voir : C. Schinaia, La crise écologique à la lumière de la psychanalyse, trad. Cosimo Schinaia et Jean-Pierre D’Haenens, préface de Florence Guignard, Paris, Éditions Imago, 2022. Sur l’écopsychologie, voir : C. Chamois, «  “Insensibilité” et “cécité” à la nature. Quelle histoire des sensibilités environnementales  ?  », A. Le Berre, J. Vincenti et J. Privat (dir.), L’insensibilité. Discours philosophiques, littéraires et artistiques, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, 2025, p. 101-114.

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