Au printemps 2020, dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, a lieu en France une expérience d’« obéissance de masse largement inédite […] dans un régime libéral » (p. 8) : le confinement. Durant 55 jours, l’ensemble des personnes résidant sur le territoire a été assigné à domicile. La mise en place d’une attestation de déplacement dérogatoire pour toute sortie est l’une des spécificités nationales. Théo Boulakia et Nicolas Mariot explorent, dans l’ouvrage L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, les enjeux soulevés par cette suspension des libertés individuelles. La question est la suivante : « peut-on mettre en lumière les mécanismes sociaux par lesquels l’obéissance de masse s’est (très majoritairement) imposée ? » (p. 8). À partir d’une enquête empirique rigoureuse [1], combinant approches qualitative et quantitative, étude de la presse régionale et nationale et des données fournies par Google, les auteurs analysent les modalités de la coercition de l’État, les pratiques effectives de conformisme et de refus et la transformation de l’espace public. L’attestation représente le fil rouge de la réflexion, dans la mesure où les auteurs la considèrent comme un « vade-mecum des obligations et des interdits » (p. 9) autant qu’un « instrument de vérification qui relie les contrôleurs aux contrôlés » (p. 10). Offrant un pouvoir de contrôle inédit aux forces de l’ordre — 21 millions de contrôles et 1 100 000 verbalisations sur la période —, l’attestation permet d’analyser les formes et les déterminants sociaux de l’obéissance.
L’art français de l’exception : le déploiement d’un dispositif massif de surveillance et de répression
Le « confinement à la française », entendu comme l’interdiction de sortir du domicile (sauf pour les besoins dits essentiels) dont le (non-) respect est contrôlé et sanctionné [2], s’avère particulièrement sévère par rapport aux mesures prises par nos voisins européens. Le chapitre 1, intitulé « l’art français du confinement », déploie l’argument en mettant en lumière la singularité du dispositif en France. Celui-ci est le produit d’hésitations, d’emprunts au modèle italien, mais aussi de bricolages. Il est finalement décrété en France le 16 mars 2020. L’attestation qui en est issue établit les motifs dérogatoires de sortie et précise ce que signifie le caractère « bref et proche de chez soi » des déplacements de loisir (limités à une heure et dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile). En s’appuyant sur les travaux de Vincent Descombes (2003, 2004) et de Michel Foucault (2001 [1994]), les auteurs déconstruisent l’idée — largement relayée dans les discours publics — selon laquelle l’attestation serait un instrument de responsabilisation. Le document opère en effet une confusion entre la personne qui autorise et la personne autorisée. Pourtant, c’est bien une autorité extérieure — le gouvernement — qui fixe et contrôle les dérogations possibles (à partir du 23 mars, l’horaire de sortie doit être indiquée sur l’attestation). Dès lors, « à l’honneur se substitue l’horodatage » (p. 105). La flexibilité apparente du document se révèle ainsi être une stratégie de contrôle efficace, l’attestation étant avant tout un outil disciplinaire pour surveiller et punir.
L’ouvrage se consacre ensuite à l’examen de l’activité des forces de l’ordre durant le premier confinement, à l’appui des chiffres lacunaires fournis par le ministère de l’Intérieur, de la presse régionale et des données de mobilité fournies par Google (non sans mettre en garde le lectorat sur l’utilisation de tels outils p. 376). L’extension du pouvoir de contrôle de police, légitimé par la seule présence dans l’espace public, a créé un « choc moral » chez les personnes qui n’avaient pas l’habitude de représenter un « gibier de police » (Jobard, 2010). Le chapitre 2 permet ainsi de saisir l’ampleur des contrôles et des verbalisations, en distinguant soigneusement l’enjeu du quadrillage policier de celui de la sévérité des sanctions. S’inscrivant dans des questionnements classiques de la sociologie de la police et de la délinquance, T. Boulakia et N. Mariot cherchent à savoir si ces différences sont imputables aux pratiques policières ou aux comportements de la population. L’analyse révèle, sans grande surprise, des variations selon les territoires et selon les groupes sociaux.
Les zones rurales ont été parmi les plus touchées par les contrôles, mais les moins verbalisées, tandis que « les trois territoires les plus pauvres de France figurent dans le top 5 des départements les plus verbalisés » (p. 149), quand bien même ils étaient plus confinés. Deux modes d’intervention de la « police du confinement » (p. 154) sont identifiés en fonction des territoires, et illustrent soit une présence policière importante avec peu de verbalisations (la Sarthe et le Lot), soit des contrôles moins fréquents, mais plus sévères (la Seine-Saint-Denis). Au-delà des mesures nationales, les maires se sont pleinement saisis de leurs pouvoirs de police afin de durcir les restrictions (par exemple via l’interdiction de l’usage des bancs publics, en les retirant à Béziers ou en prohibant la station assise durant plus de deux minutes à Biarritz). L’action répressive des polices municipales — plus ou moins importante selon les orientations politiques des municipalités — a entraîné une multiplication des contrôles et des verbalisations, comme cela est illustré de manière typique dans les Alpes maritimes.
Sur la base de l’enquête Vico, les auteurs analysent la probabilité d’être contrôlé selon l’âge, le genre, la profession ou le lieu de résidence. Une comparaison entre les profils des individus soumis ordinairement aux contrôles d’identité (Maillard, 2019) et ceux durant le confinement met en lumière des variations significatives : les personnes âgées ont été contrôlées plusieurs fois, contrairement aux jeunes. La différence selon le genre s’est atténuée, les hommes étant habituellement plus contrôlés. Les travailleurs essentiels ont été logiquement les plus touchés. En outre, grâce à des données géographiques, les auteurs soulignent l’usage disproportionné des amendes COVID-19 à l’encontre de jeunes hommes noirs et maghrébins, afin de les chasser des espaces publics. Forts de ces résultats, les auteurs constatent que « les acharnements les plus spectaculaires s’expliquent moins par le comportement des populations que par les initiatives locales des maires et des responsables policiers, dans des départements obnubilés par la question sécuritaire » (p. 181-182).
Une politique du « maintien du vide » : un espace public menaçant
L’analogie entre le confinement et les politiques de conservation de la nature, évoquées à travers la création des parcs nationaux aux États-Unis (Jacoby, 2021 [2021]), permet ensuite d’éclairer les ressorts et conséquences des mesures d’expulsion de l’espace public — désignées comme une politique du « maintien du vide » (p. 181). Les auteurs forgent le terme d’« inquiètement » pour décrire le processus de transformation du dehors [3]. Les espaces désertés deviennent des territoires inquiétants, « où l’on ne croise plus guère que des policiers, des bêtes sauvages et des individus louches » (p. 187). L’analyse des techniques de purge utilisées par l’État pour contrôler les déplacements et les usages des espaces naturels révèle une volonté explicite de « pénibiliser les sorties » (p. 191). Le déploiement massif de moyens humains et matériels, comme les hélicoptères, les drones et les caméras de surveillance, associé au sentiment d’ubiquité des forces de l’ordre, crée un climat d’incertitude et de menace.
Au-delà de la surveillance en elle-même, c’est la menace que représente la présence policière qui contribue à l’inquiétude généralisée. Les discours officiels, souvent repris sans prise de recul dans les récits journalistiques, affichent une « traque » des contrevenants : « le contrôle [peut] advenir partout, tout le temps et à n’importe quel prétexte » (p. 220). Dans ce contexte, le flou des règles, le manque de consignes et le pouvoir discrétionnaire (et son potentiel arbitraire) des polices ont représenté une source majeure d’incertitude pour la population. Comme cela est expliqué et étayé tout au long du livre, les forces de l’ordre n’ont pas hésité à juger du bien-fondé des sorties et du respect de « l’esprit » des mesures, ce qui a pu entrainer, durant les premières semaines, des verbalisations et des remontrances pour le moins aberrantes. La foison d’exemples donnés oblige à en sélectionner certains : ici, une personne est sanctionnée pour avoir souhaité jeter ses poubelles de tri sélectif à 1300 mètres de chez elle ; ailleurs, des gendarmes reprochent la « mauvaise attitude » et l’achat « non indispensable » de bouteilles de soda à une femme à la sortie d’un supermarché. Si ces récits peuvent prêter à sourire, il faut surtout retenir que ces situations ont généré de l’angoisse — un « stress des contrôles » pour des personnes peu sûres de leurs droits, de ce qui est autorisé ou non dans ce contexte « extra-ordinaire ». Ainsi, la peur du virus et celle des forces de l’ordre renforcent de manière conjointe le climat anxiogène de la période.
Une sociologie de la discipline à grande échelle
Dans cet environnement inquiétant, les auteurs proposent une sociologie de la discipline, le confinement offrant une occasion unique d’étudier les pratiques et les usages différenciés des droits, rapportés aux caractéristiques sociales des individus. Pour éclairer les logiques de l’obéissance, de l’opposition et du conformisme, six groupes sont identifiés : les « protestataires », les « réfractaires », les « insouciants », les « légalistes », les « exemplaires » et les « claustrés » [4]. Chacun de ces groupes correspond à une ligne de conduite (définie comme un « système de pratiques individuelles auxquelles on peut […] attribuer un sens », p. 248), construite à partir de variables relatives au rapport aux règles de sortie, aux précautions sanitaires et aux formes de participation.
Les dynamiques de refus sont essentiellement le fait d’hommes. Les « protestataires », groupe avec une socialisation politique à gauche, se distinguent par des pratiques publiques de désapprobation (applaudir les soignants aux fenêtres à 20 heures par exemple), mais également par un « sens des responsabilités » qui se traduit par le respect des gestes barrières préconisés. Les « réfractaires », quant à eux, contournent systématiquement les règles, utilisant des ruses (un stylo effaçable par exemple, afin de modifier l’horaire de sortie) pour transgresser les interdictions. Les « insouciants » sont le dernier groupe s’inscrivant dans une logique de refus. Ils déclarent aux enquêteurs un grand nombre de petits écarts ponctuels et limités, mais leurs transgressions ne relèvent pas d’une logique de protestation du système d’attestation.
Les logiques de l’obéissance sont également analysées au prisme de la place qu’occupent la peur du virus et l’adhésion ordinaire à l’ordre social dans la définition des comportements. Sont différenciés les « exemplaires », qui respectent scrupuleusement les règles impératives et les conseils et les « légalistes », qui observent les ordres, mais sont moins enclins à adopter les gestes barrières. Il reste le cas des « claustrés » : représentant le plus jeune des six groupes, les « claustrés » ont été moins menacés par le virus que les autres groupes. Il s’agit pourtant de personnes qui ne sont jamais sorties, alors même que leurs conditions de confinement étaient difficiles. Cet apparent paradoxe est expliqué par une appropriation différenciée des droits du « confiné », du fait d’une méconnaissance et/ou d’une réticence à exercer leurs droits.
Enfin sont abordés les attraits du confinement : il s’agit ici de comprendre les ressorts du conformisme, qui ne doit pas se confondre avec l’obéissance aux règles. De nombreuses personnes se sont évertuées à apprendre le « métier de contrôlable » (p. 290), en se dotant d’instruments afin de veiller à ne pas dépasser les limites (montres, cartes interactives, etc.), mais également, en adoptant des attitudes physiques de « sortant légal » (p. 291), par une démarche rapide et énergique. Si certains ont accepté leur sort en se conformant aux règles établies, d’autres ont trouvé des moyens subtils de « domestiquer » les règles de l’attestation (par analogie à la domestication de l’impôt [Spire, 2018]). Le cas des chiens, exposé non sans humour, représente à ce titre une « niche » particulièrement utile en temps de confinement : ils représentent une « attestation sur pattes de la légitimité de la sortie, comme un talisman contre les contrôles et les jugements » (p. 302). L’exploitation des failles et des dérogations de l’état d’exception ne doit pas s’interpréter comme une opposition : au contraire, les bricolages légaux participent du consentement.
Mais les attitudes conformistes ne peuvent être pleinement comprises si on ne tient pas compte des attraits du confinement des autres. Le confinement s’inscrit en effet dans des frustrations préexistantes et des frontières sociales ordinaires, qui brouillent les frontières entre contrôleurs et contrôlés. C’est ainsi que les auteurs éclairent les diverses formes de délation, de voisins ou encore des « assistés », des « quartiers », des « immigrés » ou encore des « alcooliques », dont on dénonce l’irresponsabilité (organisations de fêtes et barbecues, occupation de l’espace public jugée abusive, etc.). Ici, on relève encore une appropriation sélective du droit d’exception : le désir de voir la police sévir n’empêche pas des pratiques individuelles transgressives.
Conclusion
En conclusion, cet ouvrage permet une prise de recul sur une épreuve que nous avons presque tous intimement vécue. C’est l’un de ses points forts : la réflexion proposée fait écho à nos propres questionnements, expériences personnelles et aux débats engendrés par le confinement. Il offre des résultats précieux pour la sociologie de la police et des droits, tout en abordant des questions fondamentales de la science politique, relatives à la légitimité de la contrainte d’État et aux stratégies de gouvernement des populations. Ce travail ne s’adresse toutefois pas au seul monde académique : il est accessible à un large lectorat, grâce à un style dénué de jargon scientifique, ponctué d’humour, d’exemples, de métaphores et d’explications didactiques. In fine, les auteurs proposent une analyse puissante et rigoureuse du confinement de mars 2020, afin de comprendre comment « l’exception a pris » (p. 366) et de saisir les ressorts de l’acceptation des « bricolages autoritaires » (p. 366) comme modalité de gouvernement.
Théo Boulakia, Nicolas Mariot, L’attestation. Une expérience
d’obéissance de masse, printemps 2020, Paris, Anamosa, 2023, 397 p., 25 €