Deux sociologues ont étudié la correspondance échangée, au début des années 1960, par un couple d’instituteurs séparés par la guerre, puis par la mort. À travers cet itinéraire intime, ils retracent les mutations de la société française.
À propos de : F. Deshayes et A. Pohn-Weidinger, L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance, Paris-Algérie, 1960-1962, Bayard
Deux sociologues ont étudié la correspondance échangée, au début des années 1960, par un couple d’instituteurs séparés par la guerre, puis par la mort. À travers cet itinéraire intime, ils retracent les mutations de la société française.
« Comment arriver à rendre historiques le banal et le quotidien ? », demandait Daniel Roche dans son compte rendu du livre d’Arlette Farge sur la vie des habitants de Paris au XVIIIe siècle, La Vie fragile (1986) [1]. Cette interrogation en contient deux : l’une sur la démarche, l’autre sur les sources. Quel matériau permet d’accéder à l’ordinaire, à l’infra-événementiel, à la « vie courante » ? Mais aussi et surtout, qu’en faire et qu’en dire ? Comment articuler le singulier au collectif, l’exceptionnel au général ? Ces propos liminaires suggèrent combien le livre de Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weidinger, qui se définissent comme sociologues, pose à l’histoire la question de son statut, de ses processus et, en fin de compte, de son épistémologie.
Deux sociologues des « écrits de peu » (p. 9) tombent, dans une brocante du nord de Paris, sur la correspondance échangée par un couple d’instituteurs. Bernard est fils d’ingénieur, Aimée est fille de fonctionnaires guadeloupéens : c’est un couple mixte de la France des Trente Glorieuses, qui se rencontre en 1959 dans une école parisienne. Leur amour a, d’emblée, un caractère épistolaire, et l’échange de lettres construit la relation. Ils se marient en 1961 ; quelques mois plus tard, il est appelé en Algérie.
La correspondance est dès lors investie d’une puissance quasi magique, celle de réunir dans l’écriture et la lecture le couple séparé pour 24 longs mois. Les travaux de Clémentine Vidal-Naquet ont déjà montré comment la relation conjugale se construit dans la séparation par la correspondance, pour les soldats de la Grande Guerre [2]. Ici, les deux époux souffrent de l’éloignement, mais chacun pour des raisons propres : Aimée apprend bientôt qu’elle est enceinte, et sa grossesse difficile, couplée aux difficultés qu’elle rencontre dans l’exercice de son métier, face à des parents d’élèves qui se plaignent de cette « maîtresse noire » [3], la font basculer dans une cruelle dépression. De son côté, Bernard, lecteur de Freud et des auteurs de la pédagogie nouvelle, rétif à la hiérarchie et antimilitariste, ronge son frein sur son « piton » kabyle.
La guerre tient une place apparemment marginale dans les lettres. Elle résonne en fait des échos de l’intime, au prisme duquel ses événements sont lus : les négociations d’Évian annoncent autant le cessez-le-feu que la réunion prochaine des deux amants. En une seule occasion, l’appelé laisse échapper ses tourments face à la violence infligée aux Algériens, avant de se reprendre et de continuer à euphémiser la réalité de cette guerre qui ne dit pas son nom.
Aimée et Bernard comptent les jours pour se revoir : l’accouchement sera l’occasion d’une permission qu’ils attendent avec ferveur. Mais Aimée meurt précocement en couches, ainsi que son enfant. Le décès est suspect : une enquête de police et une autopsie concluent à la non-responsabilité des médecins de la maternité, mais les doutes subsistent dans la famille de Bernard, pour laquelle la jeune femme a été objectivement négligée, par racisme.
La correspondance s’arrête et l’on n’entend pas la plainte de Bernard, on ne sait rien de sa colère. Il retourne en Algérie et finit son service. La suite est hors du champ de l’enquête. En quelques chapitres bien construits, le lecteur assiste à la naissance et à la fin d’une histoire d’amour qui se déroule presque sous ses yeux, une large place étant laissée aux belles lettres des deux amoureux épris de littérature, souvent citées in extenso.
À travers l’itinéraire de ce couple mixte, les deux auteurs entendent nous raconter une « société française en pleine mutation » (p. 25), l’expérience combattante « par le bas » (p. 297) et « l’amour en temps de guerre » (p. 24). L’un des attraits de leur démarche est, précisément, qu’elle fait pleinement partie de l’écriture, qui convie le lecteur dans les « coulisses de l’enquête » (p. 11), dans une veine narrative que plusieurs ouvrages récents ont explorée [4].
Outre les 80 lettres retrouvées, les auteurs ont puisé à différents fonds d’archives, de la préfecture de police, de l’armée, du rectorat, notamment. Ils ont lu la presse et écouté à l’INA les bulletins radio de l’époque, ceux qui permettaient à la jeune femme de se tenir informée de la guerre que son mari faisait au loin. Ils ont réalisé des entretiens avec des proches de Bernard et d’anciens appelés du même régiment.
Dans les silences de la correspondance, ils font feu de tout bois pour restituer une époque, des manuels sur la grossesse aux enquêtes sur les prix de l’immobilier, en passant par les bulletins météorologiques. Pas question pour les deux auteurs d’écrire l’histoire du couple sans le replacer dans un « réseau complexe de relations qui les unissaient à la société française » (p. 25). Les allers-retours entre histoire individuelle et histoire collective, finement enchâssées dans le texte, sont aussi permis par une bibliographie solide et maîtrisée.
Durant ce travail, mené dans les interstices de leurs recherches de doctorat respectives, les auteurs se dédient à une enquête qui entre dans leur vie : submergés par « la sensation d’être les dépositaires de cette histoire » (p. 24), ils sont « hébétés » (p. 258) quand ils découvrent la mort d’Aimée. L’émotion est palpable à de multiples endroits du livre, et sert la qualité de l’écriture. Les remarques les plus pertinentes sont réservées à la fonction intime de l’écriture dans la construction de soi, quand les auteurs entrent dans les raisons de chacun des deux correspondants en analysant les silences, les ratures, les brouillons jamais envoyés, dans une démarche qui se nourrit des travaux de Philippe Artières et Jean-François Laé [5].
Resserré sur la vie d’un couple durant moins de 3 ans, ce livre contribue à des champs plus larges comme l’histoire des appelés en Algérie, celle de la guerre en métropole ou encore du racisme de la société française dans les années 1950-1960. À cet égard, le pari des auteurs est tenu.
En refermant L’amour en guerre, on regrettera finalement deux choses. D’abord, de façon assez prosaïque, que nul recueil de sources ne permette, en fin d’ouvrage, de récapituler l’ensemble des nombreux fonds d’archives consultés. Ensuite, une certaine lourdeur dans les propos conclusifs. Un long épilogue explicite ce que l’enquête suffit à démontrer, à savoir l’intérêt d’une démarche « compréhensive » (p. 309) pour écrire « l’histoire de la vie courante » (p. 302).
La vision d’une « historiographie militaire dominante » de la guerre d’Algérie (p. 301) est caricaturale, comme le montrent les travaux de Claire Mauss-Copeaux et de Raphaëlle Branche, cités par ailleurs, ou ceux de Patrick Rotman sur les appelés [6]. De même, les propos pessimistes sur la politique de conservation archivistique, qui condamnerait l’historien de l’avenir à « n’accéder qu’à l’écume des institutions, tant celles-ci auront été dénudées de l’ensemble des traces les moins formelles et les plus jugées officieuses » (p. 319), sont rapides et insuffisamment étayés.
L’autre débat qu’ouvre ce livre est plus vaste : c’est celui de la singularité des disciplines des sciences sociales. Est-ce un livre d’histoire que produisent les deux sociologues ? Le seul recours à des documents d’archives permet-il de le qualifier ainsi ? Pas vraiment, car les auteurs ont aussi recours aux archives dans leurs travaux respectifs. D’ailleurs, l’entretien est aussi une méthode propre aux historiens.
Les uns et les autres s’intéressent aux relations de pouvoir, aux réseaux sociaux, à la construction des normes et des catégories : est-ce à dire qu’il y aurait une désingularisation des sciences sociales à travers le retour en force du récit ? Le mot de sociohistoire n’est pas prononcé, mais L’Amour en guerre contribue à en explorer la piste.
par , le 18 décembre 2017
Claire Marynower, « Un couple blessé dans la guerre d’Algérie », La Vie des idées , 18 décembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-couple-blesse-dans-la-guerre-d-Algerie
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[1] Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 43, n° 2, 1988, p. 427-430.
[2] Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre, Paris, Les Belles Lettres, 2014.
[3] Lettre d’une mère à l’Inspection académique, citée p. 167.
[4] Michelle Perrot, Mélancolies ouvrières, Paris, Grasset, 2012 ; Nicolas Werth, La route de la Kolyma, Paris, Belin, 2012 ; Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Seuil, 2012.
[5] Philippe Artières et Jean-François Laé, Archives personnelles, Armand Colin, 2011 ; « L’enquête, l’écriture et l’arrière-cuisine », Genèses, n° 57, no 4, 2004, p. 89-109 ; Lettres perdues. Écriture, amour et solitude, XIXe-XXe siècle, Paris, Hachette, 2003.
[6] Patrick Rotman, L’ennemi intime, Paris, Seuil, 2002 ; Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée, Paris, Hachette Littératures, 1998 ; Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro, Algérie 1956, Paris, Armand Colin, 2010.