Paru alors que la pandémie était sur le point d’annoncer la fermeture du monde au voyage et à l’ailleurs, ce livre issu d’une thèse de sociologie soutenue à l’EHESS se met à l’écoute des expériences migratoires de 92 Maghrébins de Californie, rencontrés entre 2012 et 2015. Marie-Pierre Ulloa interroge leur rapport à l’espace d’origine, qu’il soit (généralement) celui de leur lieu de naissance ou (plus rarement) celui de leurs parents.
La dialectique de l’identité et de l’assimilation
Marie-Pierre Ulloa ne réduit pas les individus à leur identité ; elle ne prétend pas que la « maghrébinité » soit même leur principale source d’identification. Elle rappelle que le « Maghreb » réduit au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie est un construit postcolonial français (p. 27), qui ne correspond pas au plus large Maghreb arabe. En anglais, on utilise davantage North Africa, et ce sont les identifications nationales ou encore la notion d’Arab (avec parfois Muslim) qui prédominent. Le Maghreb est ainsi doublement absent des États-Unis : espace en creux dans les mémoires individuelles, et des représentations collectives de la société d’accueil, réduit au film Casablanca et au couscous.
Pour Marie-Pierre Ulloa, le Maghreb n’est donc pas un donné mais une question, inlassablement reposée. Construisant l’objet « Maghrébin de Californie », elle étudie la manière dont ses enquêtés s’autodéfinissent, se réapproprient ou tout simplement rejettent cette étiquette. En les suivant sur plusieurs années, dans leurs fêtes, leurs restaurants ou leurs associations, elle observe la manière dont ils négocient et bricolent leurs identités, dans la pratique et dans leurs discours, à partir d’éléments linguistiques, religieux, culinaires ou sportifs.
Contre les discours, au Maghreb ou en France, stigmatisant qui la perte des valeurs, qui le « communautarisme », elle analyse finement, au travers de trajectoires individuelles et familiales, la dialectique de l’affirmation identitaire et de l’assimilation à la société d’accueil, qui se produit lors du processus migratoire.
Les événements politiques, qu’il s’agisse du 11 septembre 2001 aux États-Unis ou des attentats de 2015 en France, ou encore les discours politiques tenus par les présidents Obama et Trump au cours de l’enquête, ont aussi un impact sur la manière dont les Maghrébins sont identifiés et s’identifient (p. 329).
Ainsi, Marie-Pierre Ulloa montre tout à la fois le renforcement des pratiques religieuses, tant chez certains musulmans que chez certains Juifs issus du Maghreb, et le développement d’un discours athéiste chez d’autres. Les pratiques d’hybridation sont permanentes, comme lorsqu’au sein de l’Algerian American Association of North California, l’expression du sentiment national algérien se fait au travers de codes américains, tel que les T-shirts « I love DZ », sur le modèle de « I love NY », ou au travers d’un collage à partir de la fameuse photographie de la victoire américaine de 1945 sur l’île d’Iwo Jima, dans lequel le drapeau américain planté par les Marines est remplacé par le drapeau algérien (p. 276-277).
Histoire, géographie, cuisine
Comme l’écrit Marie-Pierre Ulloa, son étude est
l’occasion d’aborder les recherches sur les migrations et les diasporas sous un angle épistémologique nouveau, allant au-delà de la réflexion sur les particularités culturelles d’une culture arrivante face à une culture recevante. D’une part, en questionnant notamment les rapports entre Maghrébins juifs et non juifs, d’autre part, en déplaçant la dichotomie au sein même de la communauté musulmane entre Arabes et Berbères et, enfin, en allant au-delà de la dualité hermétique France-Maghreb en proposant un cas complexe de triangulation qui joue sur les différences d’échelle, entre une région, un État-nation et un État appartenant à une fédération, Maghreb-France-Californie. (p. 34)
Ce sont deux aspects importants que je souhaite ici développer. Le premier est un résultat autant qu’un parti pris. Alors qu’ils ont été longtemps minorés par les nationalismes postcoloniaux des trois pays, Marie-Pierre Ulloa intègre à sa réflexion la part juive de l’histoire maghrébine. Ce faisant, à la manière de Braudel, l’autrice prend le parti non pas seulement de l’histoire, mais de la géographie.
La présence de Juifs au Maghreb remonte à plus de deux mille ans, renforcée par l’arrivée de ceux qui ont été expulsés d’Espagne au tournant de 1500. Le décret Crémieux, qui avait naturalisé français les Juifs d’Algérie en 1870, puis le conflit israélo-palestinien à la suite des décolonisations, ont conduit au départ dans les années 1960 de la majeure partie des Juifs du Maghreb vers la France, Israël ou les États-Unis.
L’histoire a laissé des marques indélébiles sur la manière dont les uns et les autres se situent par rapport au Maghreb : tout en étant plus nostalgiques du Maghreb que les musulmans, les Juifs s’identifient moins comme « maghrébins », prennent leur distance en se disant d’« Afrique du Nord » (p. 150). Mais la géographie semble ici bien plus importante : « Bien que les Maghrébins de France et du Maghreb et les Maghrébins juifs aient beaucoup en partage, ce sont deux microcosmes qui vivent en parallèle en Californie. Leur proximité reste dans l’en deçà, dans l’implicite, pas dans l’explicite. Elle se situe au niveau du ressenti, pas dans celui du reconnu » (p. 145).
Ils partagent donc une même nostalgie, non tant du pays que du paysage : ce même paysage qu’ils disent tous retrouver en Californie. Émigrés en Californie, les uns et les autres continuent à se faire la bise plutôt qu’à pratiquer le hug américain. La musique les rassemble parfois (p. 239), en particulier le film El Gusto, projeté en plein air à Sonoma en 2013, documentaire sur les retrouvailles de musiciens algériens musulmans, juifs et chrétiens ; mais les premiers préfèrent aller applaudir Jamel Debbouze ; les seconds, Gad Elmaleh (p. 147).
Ces émigrés ont en partage une cuisine, sans toutefois la partager. Une anecdote est particulièrement éclairante : un Algérien musulman organisait le même repas, le couscous, pour deux groupes d’amis différents, l’un de Maghrébins musulmans, l’autre de Maghrébins juifs et pieds-noirs, sans jamais les mélanger :
La convivialité autour d’un plat partagé, le couscous, qui exprime le communal Maghrébin par excellence, et ravive les souvenirs d’enfance des uns et des autres, ne lui semblait pas assez forte pour neutraliser les tensions qu’il anticipait entre eux, vingt ans après la fin de la guerre d’Algérie (p. 146).
Même si, aux États-Unis les Juifs sont plus nombreux, avec un statut social souvent plus valorisé que les musulmans, les Maghrébins juifs et musulmans se trouvent dans une même situation minoritaire ou périphérique, les premiers par rapport aux Ashkénazes, les seconds par rapport aux Arabes du Machrek (pour des raisons principalement linguistiques).
On peut voir comme l’un des effets de ce caractère doublement minoritaire, dans la société californienne, la création concomitante d’institutions communautaires : la synagogue sépharade de Sunnyvale en 1990, l’Algerian American Association of North California en 1992. Enfin, ils ont en commun des langues, l’arabe dialectal et le français, ainsi qu’un rapport ambivalent à la France.
Amour et ressentiment pour la France
La seconde originalité de cette étude n’est pas seulement d’explorer une migration minoritaire par rapport aux travaux centrés sur les flux postcoloniaux maghrébo-français, mais aussi de prendre en compte, dans le voyage entre Maghreb et Californie, le tiers français : ce que, d’un point de vue méthodologique, Marie-Pierre Ulloa nomme la « triangulation ».
À ce titre, son livre est un apport à l’analyse des reconfigurations des relations postcoloniales à l’heure de la globalisation. La migration des Maghrébins en Californie est médiée par la France, ancienne métropole coloniale, pays d’études, voire de naissance de certains Maghrébins de Californie : rares sont ceux qui n’ont pas un lien biographique avec la France.
Avant qu’elle soit supplantée par l’anglais, la langue française est bien souvent, au détriment de l’arabe ou du berbère, le « trait d’union » (p. 234) entre les Maghrébins de Californie : cela peut s’expliquer, outre par le lien biographique avec la France, par le facteur générationnel, celui de la classe sociale (moyenne et supérieure) et l’importance du réseau professionnel francophone en Californie.
L’émigration contraint à des choix dans les marqueurs identitaires, en particulier lors de la transmission aux enfants. Tariq, Tunisien qui a fait ses études en France, sentant que sa part française prend définitivement le dessus sur sa part tunisienne en arrivant aux États-Unis, décide de se marier avec une Tunisienne (p. 181). Au sein des familles, le bilinguisme, le bi-nationalisme, le biculturalisme initiaux peuvent se réduire et se répartir dans la fratrie, comme c’est le cas pour Hocine et Krimo : « L’Amérique a fait de lui un Européen, et de son frère, un Algérien. » (p. 228)
L’étude pointe un paradoxe. Les Maghrébins de Californie partagent un amour déçu pour la France, où ils avaient noué des espoirs d’ascension sociale : qu’il s’agisse de stigmatiser, comme le font les autres Français de la Silicon Valley, l’« assistanat » d’un système social qui bloquerait les initiatives privées (p. 134) ; ou le racisme ambiant et l’intolérance française aux pratiques religieuses minoritaires (p. 167).
Pour autant, nombreux sont ceux qui, arrivés en Californie où le Maghreb est inconnu, fondent leur réussite sociale sur le recours symbolique à la France. Medhi, boulanger né et formé en France, fonde son marketing entièrement sur une Frenchness adaptée au goût local. L’American dream passe parfois par la mise en valeur d’un French dream aux yeux des Américains, pour qui être francophone et être passé par la France, c’est incarner un peu la France. Ainsi Ahmed, Algérien en France, devient-il Français en Californie pour sa future femme.
À l’inverse, ce sont d’anciens GIs passés en Tunisie pendant la guerre qui demandent à Robert Robaire, restaurateur juif né en Tunisie, réputé pour son restaurant à la carte entièrement française, de sortir le couscous des cercles intimes dans lesquels il le maintenait, pour l’offrir à tous ses clients. Son sentiment de hiérarchie entre les cuisines maghrébines et françaises le lui avait jusque-là interdit. Projet politique sur les côtes euro-maghrébines, la notion de « Méditerranée », de cuisine méditerranéenne, prend un sens plein à l’autre bout du monde.
Nouvelles voies
On s’immerge avec plaisir dans ce livre touffu, écrit avec élégance. On en sort aussi avec des questions. Si « le Maghreb est un espace historiquement intersémiotique, où le Berbère, le Romain, le Français, le juif, le chrétien, le musulman, l’Oriental et l’Occidental, etc., se sont croisés, à tous les sens du terme, y compris en croisades », comme l’écrit Fethi Benslama cité par Marie-Pierre Ulloa, pourquoi ne pas avoir intégré les Pieds noirs à cette étude, qui apparaissent en creux dans de nombreux passages ?
Ils auraient, il est vrai, fait plus encore pencher la balance dans le sens d’un lien nécessaire de l’émigration maghrébine à la France. Sur ce point, dans quelle mesure précise le facteur générationnel ou social joue-t-il dans cet attachement au français ?
De manière générale, on ne sait que peu de choses sur le passé prémigratoire des Maghrébins de Californie, et le choix d’un plan thématique, pour pertinent qu’il puisse être, empêche parfois de saisir les trajectoires sociales des individus. Par exemple, on devine que les Maghrébins du Maghreb viennent d’un milieu plus favorisé que les Maghrébins de France, mais cela n’est pas explicité.
Ces réserves mises à part, Le Nouveau Rêve américain est une belle étude, tout en nuances, qui ouvre à la recherche de nouvelles voies, décentrées, sur l’expérience migratoire et les rapports postcoloniaux.
Marie-Pierre Ulloa, Le Nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie, Paris, CNRS, 2019, 384 p., 25 €