Le secret et les mensonges autour des essais nucléaires menés en Polynésie et de leurs effets délétères n’ont cessé de nourrir suspicion et rancœur à l’égard de l’État, en raison des entorses faites à la démocratie dans ces territoires issus de la colonisation.
Pendant la IVe République, le programme français d’armement atomique reste secret. Si de Gaulle place l’atome militaire en pleine lumière, au centre de son projet de relèvement national par la recherche scientifique et le développement technologique [1], c’est que les États-Unis maintiennent leur refus de partager leurs secrets nucléaires, formalisé par le McMahon Act de 1946 et déclinent poliment la suggestion d’un directoire nucléaire à trois, formulée en juillet 1958. Le général fait désormais de la constitution solitaire d’une force de frappe le fondement de l’indépendance stratégique de la France et de sa politique étrangère non alignée. Cette ambition de résister à la bipolarisation du monde oblige à réinventer le patriotisme impérial français, en pleine décolonisation. Au moment de déterminer un nouveau site d’essai ultramarin pour relayer les installations algériennes à Reganne (tirs aériens) et In-Ecker (tirs confinés dans le massif du Hoggar), et anticiper la fin du bail de cinq ans négocié avec les accords d’Évian, le choix de la Polynésie et la création du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) oscillent entre mise en scène d’une entreprise nationale et politique du secret. Cette dernière renoue avec l’arbitraire colonial, depuis le choix du site jusqu’aux impacts sanitaires et environnementaux des essais. Comment concilier l’implication de la société polynésienne dans l’entreprise du CEP, pour éviter le reproche d’entreprise néo-coloniale, avec l’exigence de séparation consubstantielle au secret ? Il s’agit en effet de protéger la confidentialité des armes mises au point, encore exceptionnelles (trois pays dotés), mais aussi d’occulter le péril des expérimentations pour les populations riveraines des sites, mises devant le fait accompli, puis de dissimuler les échecs à contrôler les retombées et leurs conséquences sanitaires.
Le secret continue de produire ses effets dans la société polynésienne et alimente suspicion et rancœur à l’égard de l’État ; il pose la question de l’exceptionnalité du nucléaire combiné à la singularité des politiques démocratiques dans les territoires qui ont été colonisés. La reprise en main de la Polynésie française, commencée avant la création du CEP, est présentée sous le jour d’une association des Polynésiens à la constitution de la dissuasion nucléaire, constitutive de l’indépendance de la France, dont de Gaulle réinvente le patriotisme, sous le signe de l’anti-impérialisme [2]. L’histoire des essais en Polynésie mêle en réalité regain impérial dans un territoire susceptible d’échapper à la souveraineté française, et opportunité de développement sous le signe d’une « modernisation », rompant avec une forme de dédain colonial. Prenons le choix du site, en 1961-1962, qui a abouti à la décision de construire deux polygones de tir dans les atolls de Moruroa et Fangataufa, aux Tuamotu, arrêté au Conseil de défense du 27 juillet 1962, sans que la population en ait été avertie : en aurait-il été autrement pour un site en métropole ? La réponse peut faire l’économie d’une histoire contrefactuelle : le projet de site en Corse a avorté en mai 1960, du fait de fuites locales et de mobilisations des élus corses, offrant un élément de comparaison instructif.
L’autre secret, qui polarise la colère actuelle des Polynésiens, concerne le gouvernement du risque par les militaires chargés de conduire les essais aériens (1966-1974) : après avoir dissimulé les risques de retombées contaminantes, en surestimant leur maîtrise des aléas avant la première campagne, ils choisissent de dissimuler leur échec, avéré dès le premier essai, le 2 juillet 1966. De proche en proche, le secret conduit à de complets mensonges qui privent les opérateurs des essais de certains outils qui auraient permis de limiter les conséquences sanitaires des tirs : pas d’évacuations préventives qui signaleraient le péril, en amont de la première campagne ; renoncement aux évacuations curatives prévues, qui auraient obligé à concéder l’échec à déjouer le risque, dès le premier essai ; décision de retarder la construction d’abris aux Gambier, qui auraient permis de protéger les populations exposées [3].
Le choix d’un site ultramarin : un secret qui concerne 200 000 personnes
Le processus qui a conduit au choix de la Polynésie française, difficile à documenter du fait de son caractère sinueux, selon les évolutions des besoins techniques (bombes A ou H, essais aériens ou souterrains) et des contraintes politiques (tolérance évolutive aux essais atmosphériques), s’est voulu à contre-courant de la logique impériale du monde bipolaire de la guerre froide. Le concepteur du CEP, le général Thiry, explique sur le vif : « En ce qui concerne notre implantation à Tahiti [...] l’idée directrice doit être d’éviter un séparatisme absolu (genre forces américaines en Europe) et, au contraire, d’intégrer le plus possible notre entreprise dans l’économie du Territoire » [4]. Celui qui dirige le Commandement Interarmées des Armes spéciales a souffert de l’américanisation de l’Europe après la Libération. Il choisit presque seul la Polynésie, au début de l’année 1962. Son choix s’inscrit dans une logique politique qui le dépasse et des représentations largement partagées : nucléariser la Polynésie paraît d’autant plus acceptable que le Pacifique a déjà été le théâtre des essais américains et britanniques, et d’autant plus souhaitable que l’État veut relancer la présence française dans la région – tandis que les militaires se réjouissent d’opérer dans un cadre réputé paradisiaque [5].
L’historien se trouve confronté au paradoxe d’une entreprise secrète qui organise la mise en scène mondiale de l’acquisition de l’arme et valorise la mise en contact de la société polynésienne avec une entreprise industrielle aux conséquences multiples : généralisation du salariat, nouvelles mobilités professionnelles, émergence d’une société de consommation, accès aux ressources matérielles et culturelles de la culture européenne (de la nourriture à la santé, en passant par l’affirmation individuelle), transformation de l’environnement et du rapport de l’homme à la nature. Cette mise en contact mobilise d’un côté 80 000 Polynésiens, impactés par le CEP, qu’ils travaillent pour l’entreprise ou que leur lieu de résidence soit plus ou moins concerné par les retombées des essais ; de l’autre côté, quelque 110 000 personnes venues de métropole, et même du Portugal, qui participent à la construction des installations de 1963 à 1966, puis à la mise en œuvre des essais, de 1966 à 1996… Dire ce qui a été caché à autant de personnes, documenter la diversité des accès à l’information, des situations de mise en danger faute de publicité des périls, se complique par la difficulté de documenter l’organisation du secret. Les sources , soixante ans après le choix du site (1962), demeuraient largement inaccessibles, même lorsqu’elles ne celaient aucun secret nucléaire.
Depuis plus d’une vingtaine d’années, les historiens du contemporain se sont saisis de la question des archives soustraites à l’investigation scientifique pour des raisons de droit et de pratiques administratives [6]. La singularité de l’accès à notre passé nucléaire tient à la loi de 2008 qui a organisé l’incommunicabilité définitive pour ce qui relève d’informations susceptibles de faire proliférer l’arme nucléaire, en contradiction avec les engagements internationaux de la France, suscitant cet augure de l’historien Maurice Vaïsse au terme d’une cartographie des travaux sur l’atome militaire : « [...] ce bilan historiographique pourrait, si l’on n’y prend garde, prendre l’allure d’un avis de décès » [7]. La loi a défini le caractère « proliférant » d’une source comme permettant « de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques [...] », mais tous les chercheurs ont éprouvé dans leurs pratiques que le périmètre d’application s’est dilaté de telle sorte qu’il est devenu impossible d’écrire une histoire du CEP, fût-elle « par le bas », centrée sur la matérialité de l’organisation des essais, industrie venue de métropole, qui a mis en relation deux mondes…
Commande publique, secrets et mythologies
Les choses se compliquent encore si l’on considère que le projet d’écrire l’histoire du CEP procède d’une commande publique [8]. Plus exactement d’une collectivité d’outre-mer, la Polynésie française, « Pays d’outre-mer », qui a financé un programme de recherche à partir d’octobre 2018. Le projet a contrarié les autorités étatiques, engagées dans un laborieux processus d’élaboration d’un Centre de mémoire voire, d’un centre d’archives, celles-là mêmes qui demeuraient inaccessibles… [9]. Les demandes de consultation de sources régaliennes ayant trait au CEP sont devenues un enjeu politique entre le gouvernement de la Polynésie française et les autorités de l’État.
La légitime aspiration d’un territoire à accéder à la connaissance de son passé s’est heurtée au scellement des archives qui redouble depuis 2008 le secret imposé par les autorités de l’époque, exacerbant la défiance et suscitant une prolifération de récits largement mythologiques. L’absence de transparence sur le processus de choix, marqué par un esprit néo-colonial (le gouverneur de la Polynésie expulse du territoire les journalistes susceptibles de dévoiler l’information [10]), a conduit à interpréter toutes les manifestations de reprise en main de la Polynésie française par l’État, antérieures au CEP, comme les indices d’une décision de nucléariser la Polynésie prise sous la IVe République. Fallait-il l’exceptionnalité de l’arme atomique pour expliquer ce regain impérial ? Le secret et l’inaccessibilité des sources concourent à tout réduire à cette causalité atomique, faute de contrôle historiographique appuyé sur des sources. Le secret de la décision polarise toute l’attention et suscite la production de causalités imaginaires. Le récit cherche des signes avant-coureurs : l’explication se fait à rebours de la décision de 1962 et l’histoire se fait prédestination, jusqu’à faire remonter le choix du CEP au voyage privé du général de Gaulle à Tahiti, en 1956, pendant sa traversée du désert. On lit dans l’Encyclopédie de la Polynésie, en 1990, à propos de ce séjour de 1956 : « De Gaulle envisage – du moins le laisse-t-il supposer – le transfert possible du centre d’essais atomiques de l’Algérie vers la Polynésie » [11]. Lequel centre algérien, à l’été 1956, n’existe pas encore, et pour cause : le site n’a pas seulement été prospecté à cette date – il le sera en janvier 1957 par le général Ailleret…
Les témoignages oraux renforcent cette version. Le riche rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française préparé par le militant pacifiste et antinucléaire Bruno Barrillot, premier socle historiographique fondé sur des entretiens oraux en attendant l’ouverture des archives, produit par exemple en 2006 le témoignage de Jean Juventin, ancien maire de Papeete et député : « Lorsque le général de Gaulle vint le 30 août 1956 à Papeete, il profita de son passage dans la région pour anticiper le projet d’installation du CEP en Polynésie ; à Paris ce projet devait être en préparation sans qu’on demande l’avis des autorités polynésiennes ». Juventin se souvient à raison d’un discours prononcé par le général évoquant l’avenir nucléarisé du monde. Seulement, de Gaulle imagine Tahiti non pas en base arrière d’un centre d’essais, mais en sanctuaire d’où l’on pourrait redémarrer l’aventure française en cas d’anéantissement du territoire métropolitain, par analogie avec la débâcle de 1940.
Dans ses publications pionnières sur le sujet, où il a progressivement pris ses distances avec l’idée d’un site polynésien conçu par le général en 1956, l’historien Jean-Marc Regnault propose de son côté une chronologie qui fait coïncider le choix du CEP avec la décision de construire l’aéroport de Tahiti, début 1957, ce qui l’incline à corréler la mise à l’écart de Pouvanaa, militant hostile à la reprise en main du territoire en 1958, avec le choix du futur site d’essai [12]. L’arbitraire de l’arrestation ne fait aucun doute, nul ne saurait contester la réhabilitation judiciaire du metua (le parent, dans le sens métaphorique de père de la nation) réalisée grâce aux travaux de notre collègue ; mais la nature exceptionnelle du nucléaire et la volonté de combler les ellipses documentaires qui procèdent du secret d’État conduisent à relier des évènements qui n’ont aucun lien de causalité directe. Le combat mené contre la barbouzerie que constitue l’éviction de Pouvanaa a permis de rouvrir une histoire nucléaire que les autorités auraient voulu refermer. Son arrestation doit nous conduire à interroger la nucléairisation de Tahiti non pas comme une cause du regain impérial en Polynésie, mais comme une modalité nouvelle, aux moyens humains et financiers inédits, d’une reprise en main post-coloniale, dont les premiers signes préexistent au CEP, dans les domaines politiques, économiques, linguistiques, à l’instar de la construction d’un aéroport [13].
Les archives montrent que la décision de construire un aéroport international à Tahiti, assorti de terrains secondaires, a été prise en 1956-1957 pour intégrer l’espace polynésien aux flux aériens mondiaux, en vue d’un développement par le tourisme appelé à prendre le relais de l’exploitation des mines de phosphate, dans l’atoll de Makatea (aux Tuamotu, déjà), sans lien avec un projet de polygone de tir dans la région. Une raison politique s’enchâsse dans le motif économique : défendre la souveraineté française dans un Pacifique que les Américains nucléarisent de leur côté – c’est la dimension nucléaire du dossier. En avril 1957, la réunion interministérielle qui décide du financement de l’aéroport assoit sa décision sur trois objectifs progressivement stabilisés par les échanges entre les Affaires étrangères, l’outre-mer et l’aviation civile : développer le tourisme ; capter les liaisons intercontinentales dans le Sud-Pacifique ; assurer, par-dessus tout, le maintien de la présence française dans la région [14]. La décision du 7 mai 1957 ne concerne pas les ministères de la Défense ou de la Recherche, qui n’ont jamais été destinataires des échanges. Preuve a posteriori que les militaires, qui ont préféré un site d’essais en Algérie au début de l’année 1957, ne sont pour rien dans cette réaffirmation de la présence française en Océanie à travers l’aéroport : le rapport des contrôleurs des Armées chargés d’inspecter le chantier du CEP observe en 1965, à propos de « l’aérodrome de Tahiti-Faaa », que sa « réalisation est antérieure aux autres et est indépendante du CEP » [15].
Table ronde et déclassifications
Les archives qui permettent de documenter le processus de choix du site se trouvent éparpillées entre le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, le Service Historique de la Défense et la Direction des Application Militaires du CEA, mais aussi dans les témoignages oraux des décideurs que l’équipe constituée pour répondre à la commande publique a pu interroger lorsqu’ils ne l’ont pas été par les institutions elles-mêmes. L’irrégularité des réponses à nos demandes a été la règle, avant l’émotion suscitée en Polynésie par l’enquête de l’ONG Disclose sur les retombées des essais, parue en mars 2021 sur la base des documents déclassifiés par décision de justice en 2012, suite à la plainte des associations de vétérans des essais [16]. Le gouvernement de la Polynésie française a su utiliser cette émotion pour obtenir l’ouverture des archives, demande satisfaite lors d’une table ronde réunie à Paris dans les premiers jours de juillet 2021. Mandaté à la fois par le gouvernement de la Polynésie et le gouvernement français, j’ai pu assister à la revendication, arbitrée par le président Macron, d’une déclassification massive sur la base d’une application loyale de la loi de 2008. La promesse d’intégrer deux représentants de la Polynésie française à la commission de déclassification, constituée de membres ès qualité des Armées et du CEA, a permis d’éprouver dès l’automne 2021 la vanité des refus qui nous avaient été opposés depuis 2019. La commission a en effet travaillé sur la base des dossiers qui nous avaient été refusés, pour aboutir à une déclassification dans 90 % des cas.
Si l’on avait le loisir d’écrire une histoire du secret entourant le CEP, les archives refusées avant la table-ronde s’avérant souvent anodines en dépit de leurs timbres « Confidentiel », « Secret », ou « Très secret », il faudrait documenter le processus aboutissant à un deuxième niveau de classification matérialisé par un jeu de gommettes vertes ou rouges, accolées postérieurement à la production des textes en vue de demandes de dérogations – gommettes qui font gagner du temps au chercheur en signalant à son attention les pièces les plus sensibles. Ce processus historicise ce qu’une institution veut dissimuler selon les époques. Notre récit évoquerait les défaillances du contrôle a posteriori du secret, puisque des documents révélant les motifs et les modalités des dissimulations sont passés inaperçus dans des cotes autorisées à la consultation sur dérogation, avant la table-ronde. Le choix de communiquer les articles apparemment les moins sensibles, i. e. les moins susceptibles de dévoiler le secret d’État, parmi les 120 mètres linéaires de cartons relatifs au CEP dans le seul site de Vincennes, n’a pas empêché des bonnes fortunes. Nous avons trouvé dès le début de notre enquête, dans un dossier anodin consacré à l’évaluation des coûts du CEP, le document le plus sensible de trois années de recherches sur le sujet : un modeste cahier d’écolier, rempli de notes manuscrites où l’amiral Vedel, missionné pour évaluer l’opportunité de la construction d’un aéroport aux Gambier, a enregistré au jour le jour ses échanges avec les responsables du CEP. L’effet de comparaison est saisissant avec le ton et les données du rapport officiel rédigé par le général Crépin, héros de la France libre et pionnier de l’atome militaire, en dépit du vif intérêt que ce document représente par ailleurs [17].
Indépendamment de ce secret au deuxième degré, que nous apprennent les archives consultées sur le secret entourant le choix du site et sur les risques sanitaires liés aux essais ?
Le choix du site polynésien : une opinion moins capable de mobilisation ?
L’histoire du CEP permet de documenter le secret d’État à l’échelle fine d’une opération qui se déroule à 18 000 km des centres de décision métropolitains, et les pratiques d’occultation des risques, à l’échelle du commandement décentralisé : le général Thiry, plus ou moins présent, et son adjoint sur place, le vice-amiral Lorain à l’échelle du CEP ; les bases avancées et les postes périphériques, sur une emprise spatiale qui concerne l’ensemble de la Polynésie [18].
Le général Thiry, rallié au principe d’une dissuasion française, sans être gaulliste, s’amuse d’œuvrer sous le couvert du secret d’État, d’après ses propres souvenirs [19]. Suivre cet acteur méconnu du programme français permet de mesurer à l’échelle individuelle la façon dont le secret, constitutif de l’affirmation de l’État moderne, change de statut dans l’Europe de l’après-guerre [20]. La Résistance, puis la guerre froide popularisent le clandestin (le « clandé » des réseaux et des services) et en font un serviteur de l’État, au même titre que le dépositaire de la sécurité nationale qui participe à l’élaboration de la force de frappe. Thiry incarne cette intériorisation valorisante du secret et transgresse le pacte de publicité démocratique ; il obtient des États-Unis des informations outrepassant le McMahon Act par des collaborations informelles avec ses homologues, mais aussi en mobilisant un vaste plan d’espionnage pour copier le modèle américain d’un centre d’essais océanique, loin de l’expérience française au Sahara. Sous une légende civile, il choisit le site polynésien à la faveur d’une mission de reconnaissance sous couverture (une recherche de terrains de déroutement pour l’aviation civile), qui prend en compte l’opinion publique. Parti avec l’idée que « la sensibilité des populations » soit leur capacité d’opposition, se trouvera également dans les territoires du Pacifique, Thiry revient en considérant que l’opinion sera plus capable de mobilisation en Nouvelle-Calédonie (et en Australie) qu’en Polynésie (et à Pitcairn). Les politiques qui sont amenés à choisir parmi le catalogue de sites cartographiés par les militaires, en sont réduits à valider l’unique proposition de la Polynésie française… De Gaulle en tire son parti, heureux de réaffirmer la présence française dans la région, sans craindre d’opposition majeure, tandis que les militaires, arguant du précédent des sites anglo-saxons, théâtres d’essais plus ou moins contaminants, se réjouissent d’opérer dans un cadre tropical, alors que le CEA privilégiait la piste des Kerguelen.
L’engrenage de la dissimulation et du mensonge
Après le choix du site, le secret entoure le gouvernement du risque avant et pendant les essais atmosphériques. Au début de l’année 1966, les services de sécurité posent la question de la politique de communication à observer à ce sujet en demandant à Thiry « si la population doit être dès maintenant informée des dispositions arrêtées ou si les mesures prises doivent rester confidentielles ». Tout à son illusion de maîtrise des risques, Thiry décide de ne pas sensibiliser les populations au risque, persuadé qu’il saura relever les défis techniques, avec un tir sous ballon, pour éviter des retombées contaminantes. Depuis mars 1962, la Section Technique de l’Armée prévoit qu’il faudra tirer à plus de 200 mètres d’altitude un engin de 100kt pour éviter d’exposer les habitants des Gambier à une dose supérieure de 5 millisievert (msv) par an [21]. Le secret opère en trois temps : sur les risques encourus, en amont ; sur les retombées avérées, aux Gambier, dès le premier essai, dissimulées pour ne pas révéler les failles du dispositif (mauvaise prévision, absence d’abris de protection, choix de ne pas évacuer les riverains) ; sur les limites des remédiations apportées après la première campagne (anticipation de la météo et des retombées), éprouvées dès 1967.
La dissimulation des risques, en amont, repose sur un excès de confiance que Thiry manifeste à l’endroit de ses supérieurs et des autorités civiles locales : « Pendant les campagnes réduites les puissances des tirs seront propres [22] ». Fin 1964, Thiry décrit les missions du Service Mixte de Contrôle Biologique, créé pour l’occasion, comme de pure forme : « En vérité il s’agit là d’un faux problème, les explosions étrangères, beaucoup plus puissantes que ne le seront jamais les nôtres, n’ayant jamais entraîné des conséquences sérieuses dans le domaine alimentaire » [23]. Le gouvernement des risques repose sur la prévision météo mise au point pendant deux ans grâce à des stations terrestres, des piquets maritimes et des observations aériennes à haute altitude, dans une zone mal connue des météorologues, et sur le calcul des retombées des particules radioactives, grâce à un ordinateur et une procédure de modélisation obtenus aux États-Unis. Ce dispositif est assorti de création de zones d’exclusion interdisant la circulation des personnes à proximité des sites d’essais. Certains outils sont délaissés afin de ne pas signaler le risque à l’opinion. « L’étude générale concernant la sécurité radiologique au CEP » écarte « une évacuation préventive des populations des Gambier avant une explosion expérimentale », « pour des motifs politiques et psychologiques ». La mise sous abri des populations est repoussée aux Gambier, malgré les recommandations de la Commission consultative de sécurité, présidée par Francis Perrin, le Haut-Commissaire du CEA, en février 1966 : le général Thiry choisit de passer outre pour les habitants des Gambier, considérant que le risque y est minime : « une date de fin des travaux début septembre suffirait » [24].
Or trois impondérables démentent la prévision, dès l’essai Aldébaran, déclenché à l’aube du 2 juillet 1966 : la date du tir, retardée de 24 heures par un problème dans le dispositif de mesures ; la puissance inattendue de l’explosion et, partant, la dimension du nuage ; les vents, enfin, à l’altitude où le nuage se meut. Des retombées, aggravées par la pluie qui arrose les Gambier dans la nuit du 2 au 3 juillet, sont mesurées là où vivent les Mangaréviens ; ils n’en sont pas informés. L’évacuation curative n’est pas utilisée. Non pas faute de moyens, des barges de débarquement étant disponibles, mais pour les mêmes raisons politiques : éviter une émotion risquant de remettre en cause la poursuite des essais. Le VA Lorain, qui commande les essais, s’en explique à l’amiral Vedel, venu inspecter le CEP à mi-campagne : « Problème politique important, car peut remettre en cause tirs nucléaires au Pacifique et même présence française dans Pacifique [25]. »
Le secret n’est pas absolu : l’information circule, du fait de l’intégration des Polynésiens à tous les échelons du CEP. Mais les conséquences sanitaires de ces retombées demeurent obscures à ceux qui ont eu connaissance des retombées, y compris au chef de poste de Mangareva, un appelé du contingent… Les effets sont contradictoires : des politiques de remédiation pour les campagnes suivantes (moins de tirs chaque année, pour jouir de meilleures fenêtres météo, grâce aux tirs sous ballon, nouveaux moyens de prévision météo et de suivi des retombées avec la construction d’une piste au Gambier), et le maintien du secret, modulé par une banalisation du risque. Le secret s’assouplit avec un fort décalage dans le temps : entre les échecs et leurs divulgations, les responsables attendent que les politique des remédiations soient devenues opérationnelles et qu’elles aient permis de réduire les risques. Six ans après l’abandon du tir sur barge au profit du ballon, un an avant la première campagne d’essais souterrains, Le Monde évoque pour la première fois l’échec d’Aldébaran :
Une seule fois, il y a six ans, semble-t-il, des retombées imprévues ont été enregistrées dans les îles Gambier, à 500 kilomètres de Mururoa, le nuage de l’explosion ayant atteint une altitude plus élevée que ne l’avaient imaginé les techniciens. Ce tir avait eu lieu depuis une barge, dans le lagon, où l’engin était entreposé, et cette méthode a été abandonnée depuis au profit de celle du ballon qui supporte la charge [26].
Ce régime de dissimulation a conduit la société polynésienne à polariser à juste titre sa mémoire du CEP sur ses enjeux sanitaires, qui font peser une inquiétude mortifère sur les anciens travailleurs et les riverains des essais. Un devoir d’enquête impose, aujourd’hui, à l’État de documenter au plus près les impacts sanitaires des retombées radiologiques en Polynésie. Ce combat ne doit pas conduire à restreindre le questionnaire adressé à l’ensemble des conséquences du CEP, banalisées ou invisibilisées dans ses autres dimensions. En unissant leurs compétences, depuis l’histoire jusqu’à l’épidémiologie, les savants pourront appréhender l’ensemble des conséquences des essais en Polynésie française et rendre accessible la connaissance du passé nucléaire d’une société en situation coloniale, marquée par des inégalités profondes, y compris dans l’accès à l’information. Ce travail semble un préalable nécessaire pour ouvrir la perspective d’un avenir pensé en commun.
Renaud Meltz, « Tristes secrets. Les essais nucléaires en Polynésie française »,
La Vie des idées
, 21 juin 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Tristes-secrets
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Gabrielle Hecht, Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale, Éditions Amsterdam, Paris, 2014.
[2] Maurice Agulhon, De Gaulle, histoire, symbole, mythe, Plon, 2000.
[3] C’est l’ambition du travail collectif publié ce printemps que de remettre en lumière le secret, mais aussi d’élargir le questionnaire traditionnellement adressé par les historiens aux essais nucléaires français : Renaud Meltz, Alexis Vrignon, dir., Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Vendémiaire, 2022.
[4] Service Historique de la Défense (SHD), Vincennes, GR 13 R 170, Thiry au ministre des Départements et territoires d’Outre-mer, le 19 novembre 1962.
[5] SHD, AI 8 Z 52 et DE 2013 ZL 153/261, dossier personnel Thiry (1913-1997).
[6] Sébastien Laurent, « Introduction. L’histoire, au-delà du secret de l’archive », Archives « secrètes », secrets d’archives ? Historiens et archivistes face aux archives sensibles, CNRS Éditions, 2003.
[7] Maurice Vaïsse, « L’historiographie française relative au nucléaire », Revue historique des armées 262, 2011.
[10] Service du Patrimoine Archivistique et Audiovisuel (SPAA), Papeete, 48 W 16, Grimald au ministre de l’Outre-mer, Papeete, les 20 mars 1962 et 16 octobre 1962.
[11] Encyclopédie de la Polynésie, t. 6, La France en Polynésie, 1842-1960, Christian Gleizal/Les éditions de l’Alizé, 1986, 1990, p. 47.
[12] J.-M. Regnault, depuis La bombe française dans le Pacifique, l’implantation : 1957-1964, Éditions Polymages-Scoop, Papeete, 1993 (où il attribue la décision à de Gaulle en 1956 p. 130-133) jusqu’à La France à l’opposée d’elle-même, Api Tahiti, 2014. Synthèse dans : https://www.youtube.com/watch?v=YAL8xO2UmU8
[13] Bruno Saura, Histoire et mémoire des temps coloniaux en Polynésie française, Au Vent des îles, Papeete, 2015, p. 279 sur l’association mémorielle de l’arrestation de Pouvanaa avec le CEP. Alexis Vrignon « La fin du silence. Une histoire des mémoires », Renaud Meltz & Alexis Vrignon, op. cit.
[14] MAE, Asie-Océanie, 1944-1972, Océanie française, n°19, le secrétaire d’État aux Travaux publics, au ministre des Affaires étrangères, Paris, le 25 avril 1957. JMR qui avait déjà consulté ce dossier en tire une interprétation toute différente.
[15] SHD, GR 9 R 89, Fascicule II, titre II, chapitre 2.1., le 23 octobre 1965.
[17] SHD, 8 S 627, Rapport du général Crépin, Président de la Commission du CEP, Fontainebleau, 7 décembre 1966.
[18] Alexandre Rios-Bordes, « Le secret d’État à l’épreuve. Herbert O. Yardley et « la chambre noire américaine » », Genèses, 2007/3 (n° 68), p. 97-115.
[19] SHD, AI 8 Z 52 entretiens avec le général Thiry en 1976 par le SHAA ; voir aussi SHD, DE 2013 ZL 153 / 261, Dossier de carrière du général Thiry (1913-1997).
[20] Alain Dewerpe, Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Gallimard, 1994, p. 309-311.
[21] SHD, GR 13 R 134/1, Thiry à la STA 20 mars 1962, réponse 30 mars 1962.
[22] SHD, GR 9 S 93, Commission du CEP, rapport de la sous-commission « programme », le 31 août 1966, p. 4.
[23] SGDSN, CdD du 30 octobre 1964, PV, Thiry, p. 7.
[24] SHD, GR 13 R 150/1, PV des questions soulevées au cours de la mission DIRCEN/OPS, le 17 février 1966, annexe F, « Questions relatives à l’OPP ».
[25] SHD, GR 9 S 93, Cahier Vedel, 2 octobre 1966, « CEP et aérodrome Gambier. Conversation avec Lorain ».