Qu’ont en commun le trille, l’arabesque, la métaphore ? L’ornement est-il une simple décoration accidentelle, ou manifestation essentielle du rapport qu’entretient l’esprit avec l’ordre du monde ?
À propos de : « L’ornement », Cahiers philosophiques n°162
Qu’ont en commun le trille, l’arabesque, la métaphore ? L’ornement est-il une simple décoration accidentelle, ou manifestation essentielle du rapport qu’entretient l’esprit avec l’ordre du monde ?
Depuis leur fondation il y a plus de 40 ans et au fil de leurs métamorphoses, les Cahiers philosophiques n’ont cessé d’arpenter le champ de la recherche en philosophie, tant pour explorer la tradition que pour mettre en valeur ses développements les plus contemporains. Cette revue, composée essentiellement par et pour des professeurs de philosophie et dirigée par Nathalie Chouchan, est née de la volonté d’articuler étroitement la recherche à l’enseignement philosophique. Cet objectif pédagogique pourrait sembler lui assigner une place modeste dans l’univers des revues philosophiques, en réalité il lui impose une rigueur, une largeur de vue, une curiosité et une clarté admirables.
Le numéro consacré à l’ornement (n°162, paru au dernier trimestre 2020), coordonné par Laure Bordonaba et introduit par Nathalie Chouchan, ne déroge à aucune de ces exigences et explore avec autant d’amplitude que de précision ce qu’orner signifie. C’est d’abord une notion marginale, au sens propre – et même graphique – de marge, qui constitue l’objet de ce numéro. L’ornement peut en effet apparaître, de prime abord, comme un objet philosophique et esthétique secondaire, une porte dérobée ouverte sur la grande histoire de l’art. Or cette porte éclaire ce que nous considérons habituellement comme le centre sous un jour différent : elle invite notamment à frayer une voie parallèle à l’histoire de la représentation occidentale centrée sur la mimèsis. L’extraordinaire variété des formes d’ornement à travers les époques et les aires géographiques, l’universalité et la longévité de celui-ci attestent suffisamment de son importance et de son caractère structurant pour la vie humaine. Force est de constater, cependant, qu’il demeure souvent dans l’ombre ou se trouve excessivement simplifié. Or, son universalité n’est pas synonyme de simplicité : les formes, les usages, les fonctions et les significations de l’ornement sont loin d’être univoques et aisément repérables. La notion d’ornement articule et problématise un certain nombre de dichotomies philosophiques (tels les partages nature/culture, essentiel/contingent, hétéronomie/autonomie, secondarité/originarité), ou davantage relatives à l’esthétique et à l’histoire de l’art (archaïque/moderne, décadence /régénération, beaux-arts/arts décoratifs). Loin de chercher à résorber l’ambiguïté de l’ornement, les articles de ce numéro des Cahiers philosophiques montrent que c’est justement depuis un tel objet à la fois marginal et ambivalent que les changements de paradigme s’opèrent ; ils témoignent de la façon dont l’ornement s’est émancipé de sa fonction d’annexe, d’accessoire ou de supplément pour devenir un élément fondateur de l’histoire de l’art occidentale.
Bernard Sève propose d’abord une réflexion sur la possibilité de considérer l’ornement comme un concept trans-artistique. Cette approche permet de faire un premier point définitionnel sur une notion à la fois foisonnante et fuyante, qui semble endosser des prédicats opposés. L’ornement est-il secondaire, essentiellement dépendant, accidentel, ou au contraire premier, autonome et essentiel ? Chaque art comporte des ornements qui lui sont propres, est-il possible de les subsumer sous une même catégorie ? Qu’ont en commun le trille, l’arabesque, la métaphore ? C’est sous l’angle du rapport qu’ils entretiennent à l’œuvre d’art que B. Sève les réunit et établit une typologie en fonction de leur plus ou moins grande dépendance vis-à-vis de celle-ci. S’appuyant notamment sur les étymologies grecque et latine du terme (kosmos et ornamentum), l’auteur montre que l’ornement revêt deux grandes fonctions en art : présenter l’œuvre (dans ce cas l’ornement est une marge, un bord, qui attire l’attention sur le cœur de l’œuvre) et s’auto-manifester (il est alors pure manifestation de soi, ne dépend plus d’un centre qu’il viendrait embellir ou désigner).
Les contributions qui suivent explorent d’une manière chaque fois singulière le balancement qui existe entre ces deux grandes fonctions de l’ornement dans l’histoire de l’art occidentale. L’ornement agit comme un ferment, en étant le lieu de transformations décisives pour le passage d’un art essentiellement mimétique à l’art moderne puis contemporain (comme le montrent les articles de Rémi Labrusse sur l’arabesque, de Clara Paquet sur la querelle berlinoise, de Marie Schiele sur le Beiwerk warburgien) mais ses enjeux vont bien au-delà des métamorphoses formelles de l’art, ou plutôt, il atteste du fait que les formes ne sauraient être abstraites ni du geste qui conduit à leur élaboration, ni de leur effet sur la sensibilité et sur la vie de l’esprit.
L’ornement est-il naturel ou culturel ? S’agit-il du reste de « signes archaïques » ou de « l’annonce d’une modernité » (p. 26) ? Est-il le signe de la décadence ou de la régénération ? Ces questions structurent, comme le montre Clara Paquet, la « querelle berlinoise de l’ornement » (autour de 1800), laquelle commence par la condamnation, au sein de l’Académie des Beaux-arts de Berlin, de l’ornement qualifié de « peste du goût » (p. 35) en tant qu’il témoigne d’une imagination débridée et sans limite. Faut-il le condamner radicalement ? Ou cantonner son caractère trop dionysiaque à la sphère de l’intime, des boudoirs et des salons ? En redéfinissant l’ornement à partir de la notion de pulsion (Trieb) de décoration, Karl P. Moritz dépasse cette querelle, et pense le « bon » ornement comme un ordonnancement du monde mis au service de la beauté, créant de la lisibilité au sein des formes artistiques. Le bon ornement est signifiant sans être — à la différence de l’allégorie — porteur d’une signification achevée, rejoignant ainsi l’automanifestation de la nature.
Un siècle après cette querelle, l’historien de l’art allemand Aby Warburg situe lui aussi la puissance génétique de l’ornement dans l’équivocité de son rapport au sens comme le montre l’article de Marie Schiele consacré au drapé. Le traitement de l’ornement est inséparable chez Warburg de celui du détail qui se typifie. Le drapé est un motif ornemental dont les variations stylistiques résultent à la fois d’emprunts, d’influences, d’échanges historiques, et de la survivance et résurgence d’invariants psychiques et biologiques. Les fonctions de l’ornement sont donc plurielles, « relevant tout à la fois d’enjeux stylistiques inhérents à la représentation et d’enjeux psychologiques liés à la projection de son propre corps et de ses possibilités » (p. 56) ou comme l’écrit encore Marie Schiele : l’ornement est « l’indice saillant du lien intime entre style de vie et style artistique » (p. 42).
Creusant le sillon de cette complexe ambivalence de l’ornement, Rémi Labrusse consacre un article passionnant à l’arabesque, centré sur la dialectique de l’étrangeté et de l’appropriation, notamment sur le rapport de la tradition occidentale à la tradition islamique, une tradition souvent davantage fantasmée que comprise. L’historien de l’art montre que l’arabesque, loin d’être purement décorative, a été chargée à plusieurs reprises depuis la Renaissance de dire le sens ontologique du monde, d’exprimer les rapports de l’esprit à l’être. Tour à tour célébration de l’enracinement de l’être dans un ordre, dont « l’élégance est gage de vérité » (p. 61) ou représentante de « l’obscure séduction des songes » (p. 66) et de la folie, l’arabesque s’est peu à peu émancipée de sa dépendance au discours philosophique pour devenir le signe de l’autonomie de l’art et du geste créateur. Néanmoins le retour des artistes modernes à la source islamique de l’arabesque, sous l’influence de l’orientalisme de la fin du XIXe siècle, atteste du fait que cette autonomie n’a pas signé la fin du questionnement ontologique. Au contraire, chez Matisse notamment, l’arabesque saisit, en résonance avec la phénoménologie de Husserl et le vitalisme bergsonien, quelque chose de l’état antéprédicatif de notre rapport au monde.
Il faut remarquer, dans cette histoire de l’art scandée par l’ornement, que les questions esthétiques ne sont jamais séparées de leurs enjeux éthiques et politiques. C’est le point sur lequel insistent particulièrement, à la fin du volume, les contributions consacrées à Siegfried Kracauer d’une part et à William Morris d’autre part, se demandant notamment ce que la révolution industrielle et l’essor du capitalisme ont fait à l’ornement, du point de vue de la forme comme du point de vue de l’appropriation politique de ce dernier. Est-il devenu l’instrument d’une émancipation politique ou le reflet d’une aliénation ?
Aurélie Ledoux consacre un article à l’analyse kracauerienne de l’ambiguïté politique de l’ornement de la masse, en particulier des compositions ornementales de danseuses des films de Busby Berkeley. Sont-elles simplement « le reflet esthétique du mode de production capitaliste, où les organismes naturels – corps, communauté et personnalité – doivent s’effacer devant l’exigence de calculabilité » (p. 80) ? Ou bien, à l’image des grands rassemblements nazis filmés par Leni Riefenstahl, le « symptôme social d’un désir d’ordre autoritaire et l’expression cinématographique d’une société prête à basculer dans le nazisme » (p. 82) ? L’auteure montre que l’interprétation à donner à ces ornements connaît chez Kracauer une évolution entre les textes de l’entre-deux guerres, et le célèbre De Caligari à Hitler (1947), c’est l’arrivée du fascisme et du nazisme au pouvoir qui tranche a posteriori le sens à donner à ces grandes compositions ornementales et non leur nature intrinsèque. En réalité, « l’ornement de la masse résulte de l’ambiguïté fondamentale de ce dont [il est] le reflet esthétique : la rationalité abstraite du système capitaliste » (p. 85).
Or, c’est déjà contre cette rationalité abstraite, presque un siècle avant Kracauer, que le fondateur du mouvement Arts and Crafts et militant socialiste William Morris (1834-1896) fait valoir une conception de l’ornement enracinée dans le lien de l’artisanat à la vie. Considérant que l’ornement répond à un besoin vital et universel de beauté, William Morris défend un modèle de production artisanal de l’ornement – qu’il met lui-même en pratique dans ses créations textiles et calligraphiques – et combat autant la captation de l’ornement par le luxe que son dévoiement par la production industrielle de masse. Le partage entre bon et mauvais ornement est reconduit selon un critère politique que Laure Bordanaba (qui introduit et traduit ici les textes de Morris) qualifie d’ « écologique ». Le « véritable ornement » (p. 135) est relationnel : il lie l’œuvre à son environnement, à son façonnage, autant qu’il lie son auteur et son destinataire, il est dévoyé (simple « ersatz ») en tant que produit d’un capitalisme industriel qui le coupe de son ancrage dans la nature comme de son geste créateur, privant par là-même son destinataire de beauté.
Enfin, ces Cahiers philosophiques proposent à la lecture un texte d’Ernst Gombrich qui irrigue l’ensemble des autres contributions en articulant l’histoire de l’art ornemental au besoin psychologique et biologique d’orner. Dans l’introduction au Sens de l’ordre – traduite pour la première fois en français et présentée par Laure Bordonaba – Gombrich défend la thèse selon laquelle « les caractéristiques formelles de la plupart des produits humains, des outils aux bâtiments, et des vêtements aux ornements, peuvent être regardées comme des manifestations d’un sens de l’ordre profondément enraciné dans l’héritage biologique humain » (p. 97). L’art ornemental a une fonction de mise en ordre du monde, qui nous permet de nous y orienter. Mais ce sens de l’ordre ancré dans notre nature perceptive et biologique n’est pas le seul à déterminer le foisonnement et la variété de l’ornement, ce dernier s’articule à une tradition artistique qui structure son sens et contribue tout autant à notre orientation.
Ce numéro 162 des Cahiers philosophiques offre une plongée passionnante dans l’histoire de l’ornement ainsi qu’une réflexion fine sur ses enjeux politiques, psychologiques, éthiques. On ne peut regretter qu’une chose – mais il était impossible de tout traiter – c’est la part trop modeste faite à la musique. L’article de Bernard Sève s’appuie certes sur des exemples musicaux empruntés au répertoire baroque (la Toccata en ré mineur [BWV 565] de Bach et au répertoire romantique (les Variations sur un thème de Diabelli de Beethoven), mais il laisse dans l’ombre une dimension importante de l’ornement musical, celle de l’improvisation. Or c’est là notamment que se joue le rapport de l’ornement à la liberté et la contrainte, au type et à l’invention.
Les musiques improvisées, par-delà leur diversité, entretiennent un rapport essentiel à l’ornement, que celui-ci soit entendu au sens strict comme une « ornementation » (trille, appogiature, cacciatura etc.) ou qu’il soit compris comme le développement par variation et amplification d’une matière initiale (une mélodie par exemple, une structure harmonique, ou un motif rythmique). Dans un certain nombre de traditions musicales – on pensera ici en particulier à celles de l’Europe centrale (frontière tchéco-polonaise, Slovaquie, Moravie du Sud, Hongrie) qui ont constitué comme on sait une source d’inspiration pour Dvořák, Smetana ou encore Ligeti, et demeurent aujourd’hui bien vivantes – l’ornement constitue la base de l’appropriation individuelle des mélodies, tout en obéissant à une typification extrêmement précise qui le situe dans une tradition locale donnée. À partir de structures mélodiques proches, la manière d’orner la mélodie indique précisément l’appartenance à une tradition ou une autre. Il en va de même dans la tradition klezmer, où l’ornement se pluralise en différents dreydlekh que les interprètes apprennent en écoutant et imitant. L’ornement, si ténu en apparence, constitue donc une caractéristique essentielle des genres musicaux spécifiques, par-delà leurs structures harmoniques, mélodiques ou rythmiques, c’est un facteur de reconnaissance et de définition, et son apprentissage par mimétisme constitue l’un des foyers principaux de transmission de la tradition.
La capacité à orner dans un genre particulier marque chez le musicien la connaissance et la maîtrise de ce genre. Mais l’ornement est aussi le détail à partir duquel certaines traditions trouvent leur ligne de fuite et de transformation. On peut ainsi faire l’hypothèse selon laquelle l’ornement a connu, dans le jazz, une évolution parallèle à celle qu’il avait connu dans l’art pictural : alors qu’il était au départ un pur adjuvant de la mélodie, son devenir be-bop a signifié son émancipation vis à vis du thème, non une rupture totale avec celui-ci, mais un aller-au-loin. Et l’avènement du free jazz (notamment chez Ornette Coleman) a marqué une étape supplémentaire d’émancipation de l’ornement : celui-ci a cessé d’être secondaire, faisant trembler la notion même de thème au point de s’y substituer. La capacité d’orner sans limite est devenu un voyage constituant son propre horizon. Les ornements musicaux se présentent dans les musiques improvisées comme un répertoire de types à la fois précis et ouverts, contenant la possibilité de leur propre dépassement, une puissance disruptive qui apparaît par excellence dans la musique de Theolonious Monk ou d’Ornette Coleman.
par , le 22 juin 2022
Lara Bonneau, « Trilles, arabesques et métaphores », La Vie des idées , 22 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Trilles-arabesques-et-metaphores
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