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Recension Société

Traité de mecsplication

À propos de : Ces hommes qui m’expliquent la vie, Rebecca Solnit, Éditions de l’Olivier


par Anne Le Goff , le 27 mars 2019


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La guerre faite aux femmes commence par leur interdire de parler. Les hommes, explique R. Sonit, se réservent le droit d’expliquer. C’est un trait constitutif de nos cultures, qui conduit aux pires formes d’agression sexiste.

Chercheuse, essayiste, activiste, l’écrivaine américaine R. Solnit est une intellectuelle prolifique et engagée. Sa prose vive et précise se nourrit de culture et d’humour. Ses livres portent sur l’histoire de l’art, les lieux, la politique, le féminisme (outre celui-ci, deux sont traduits en français, chez Actes Sud : L’art de la marche et Garder l’espoir). C’est sans doute ce court recueil d’essais, Ces hommes qui m’expliquent la vie, publié en anglais en 2014, qui l’a fait connaître au grand public américain et international. Il est enfin publié en français aux éditions de l’Olivier, dans la traduction fidèle de Céline Leroy. Les neuf essais qui composent le recueil, écrits entre 2008 et 2014, traitent des violences faites aux femmes et, plus profondément, des rapports culturels entre hommes et femmes et du statut de celles-ci dans les sociétés contemporaines. Chacun des essais, pour la plupart écrits à l’occasion d’un événement d’actualité, contribue à définir une thèse forte : l’idée selon laquelle le déni de parole dans tout contexte, y compris ceux qui paraissent les plus anodins, conduit à la violence. Et si l’essai éponyme pique sans doute d’emblée l’intérêt des lectrices, le recueil n’engage pas une discussion exclusivement entre femmes, mais nous appelle tous à reconnaître cette violence et à en parler pour la dépasser.

Qui a le droit de parler ?

L’essai qui donne son titre au recueil s’ouvre sur le récit plein d’humour d’une expérience vécue par l’auteure : lors d’une soirée, un homme l’interroge sur son travail – « il paraît que vous avez écrit un livre ou deux ? » Lorsqu’elle évoque son travail sur le photographe Edward Muybridge, il l’interrompt pour lui parler du « livre très important » récemment sorti sur le sujet. Puis il fait la sourde oreille, quand elle essaie vainement de lui faire entendre que… c’est elle qui l’a écrit. Dès sa parution sur le site TomDispatch en 2008, cet article de Solnit a connu un succès retentissant, suscitant même la formation du mot-valise mansplaining, traduit en français par mecsplication, tant elle décrivait un phénomène reconnaissable, une situation où un homme se fait un devoir d’expliquer à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, voire mieux que son interlocuteur. De même, dans le sillage du texte, des universitaires américaines ont créé un site internet où elles ont posté par centaines les remarques sexistes dont elles étaient victimes [1]. Les lectrices ont reconnu une situation qu’elles avaient vécue, mais non exprimée de la sorte. R. Solnit a mis des mots sur ce qui n’était identifié que comme un malaise, quelque chose d’un peu honteux ou de pas si important, et a permis non seulement de nommer mais encore d’évaluer ce genre d’agissements. En France, une banque de données a été créée pour recenser les cas d’invisibilisation de la pensée des femmes au sein du monde universitaire. Les données présentées viennent corroborer et prolonger la thèse de R. Solnit, montrant que, là encore, l’effacement de la pensée des femmes, loin d’être l’affaire de cas isolés, est une pratique profondément ancrée et largement passée sous silence, bien qu’elle contrevienne aux codes professionnels affichés.

Or, l’histoire de la rencontre avec cet arrogant, digne de l’un des vieux barbons de Molière, serait simplement cocasse si les conséquences n’en étaient funestes. R. Solnit montre en effet qu’il y a une continuité de ce type d’incident aux pires formes de violence sexiste. Son essai, remarque-t-elle, débute par « un incident plutôt drôle […] et se conclu[t] sur un viol et un meurtre » (p. 26). Se faire dénier la parole et le savoir parce qu’on est une femme, c’est subir une forme de violence policée. Ce travail de sape de la parole de l’autre et donc le refus de respect ouvre la voie à la violence. R. Solnit se garde bien de mettre toutes les agressions sur le même plan ; elle ne perd pas de vue que l’incident qu’elle a vécu est sans commune mesure avec un viol ou un meurtre. Ce n’est pas rien, cependant, et il y a un lien causal entre les deux types d’actes. Ainsi, au fil des essais, l’auteure met au jour un double continuum : d’abord dans le fait que des situations apparemment personnelles relèvent en réalité d’un phénomène social plus général, ensuite dans le fil sous-jacent qui conduit de simples incidents de confiscation de la parole à la violence meurtrière. Cette double thèse constitue selon nous l’apport essentiel, tant conceptuel que politique, du livre.

Violence et confiscation de la parole

La plupart des essais, et en particulier les essais 2 et 8, évoquent ce que R. Solnit appelle « la guerre contre les femmes », « la guerre la plus longue » (chap. 8). Patiemment et méthodiquement, chiffres et exemples à l’appui, elle montre que s’il y a lieu de parler de guerre, c’est parce qu’il y a des morts, des morts qui ne sont pas les victimes de circonstances à chaque fois singulières, mais qui sont mortes parce qu’elles étaient des femmes. Les statistiques françaises sont comparables à celles citées dans le livre, qui portent sur les États-Unis : d’après l’enquête VIRAGE menée en 2015 par l’Ined, dans les douze mois précédant l’enquête, 52400 femmes et 2700 hommes ont été victimes d’au moins un viol, c’est-à-dire en moyenne 143 femmes et 7 hommes par jour. Dans les douze mois précédant l’enquête, 553000 femmes ont été victimes d’agressions sexuelles autres que le viol [2]. D’après l’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple pour l’année 2017, 130 femmes et 21 hommes ont trouvé la mort, victimes de leur compagnon, compagne, ex-compagnon ou ex-compagne ; ces chiffres sont réguliers depuis des années. Ces crimes, s’attache à montrer R. Solnit ne sont pas des « événements isolés » mais des « phénomènes sociaux généralisés » (p. 132). Comprendre cela est un enjeu social et politique essentiel : cela revient à admettre que la cause des violences n’est pas à trouver dans la pathologie d’un individu ou une famille défaillante mais, plus profondément, dans notre culture même.

L’un des traits qui rendent possible cette violence est l’effacement de la parole des femmes. La violence, rappelle R. Solnit, s’ancre dans le désir de contrôle de l’autre. La violence conjugale, le harcèlement sexuel en milieu professionnel, la violence sexuelle en général s’ancrent dans la négation de la voix de l’autre. Le fait de pouvoir être « crédibles et audibles » (p. 17) n’est pas un détail ou un luxe. La crédibilité est l’une des pierres d’angle de la justice et de la participation à la vie sociale. C’est aussi, souligne R. Solnit, « un outil essentiel à notre survie » (p. 16), pour être cru.e si l’on est en danger, par exemple dans le cas de violences domestiques. Or, nombre de pratiques culturelles ou institutionnelles ont historiquement construit l’effacement de la voix des femmes au sein de la société, au point que les femmes ont internalisé la mise en doute de leur propre parole : cette guerre « se joue aussi en [chaque femme], à travers la conviction d’être quantité négligeable, l’invitation à se taire » (p. 15).

Les essais s’attachent à rappeler et analyser des facettes particulières de cet effacement : l’absence des femmes dans l’histoire familiale ou l’histoire de l’art (chap. 5), le mariage, institution dont l’inégalité traditionnelle est remise en cause par le mariage pour tous (chap. 4), ou l’invention de l’hystérie par la psychanalyse freudienne (chap. 7). Le confinement des femmes à l’espace privé et aux tâches domestiques est raconté et interrogé dans le livre par les tableaux évocateurs d’Ana Teresa Fernandez, tableaux dont une reproduction en noir et blanc préface chacun des chapitres. Dans l’un d’eux, une femme dont on ne voit que les talons aiguilles étend un drap à sécher, « une femme est à la fois vivante et oblitérée » (chap. 5). Les femmes actives d’aujourd’hui sont nées dans un monde où des acquis essentiels avaient été faits pour l’égalité entre hommes et femmes. On entend ainsi souvent dire du féminisme qu’il n’est plus de mise aujourd’hui. Les chiffres et récits rappelés, martelés parfois par R. Solnit démontrent le contraire.

Enfin, pour celles ou ceux qui seraient tenté.e.s de ne voir là que des maux américains, le chapitre 3, que R. Solnit a, au moment des faits, consacré à l’affaire Strauss-Kahn, rappelle que la situation est la même en France. Là encore, ce qui avait d’abord été mis en cause dans les réactions à l’affaire, c’était la crédibilité de la victime présumée et la gravité des faits. On se rappellera peut-être l’infâme « il n’y a pas mort d’homme » de Jack Lang : la remarque est révélatrice de ce que R. Solnit s’attache à démontrer, le refus de reconnaître une attaque liée au sexe comme le crime qu’elle est. Cette affaire ne s’est pas soldée par un jugement mais, comme c’est souvent le cas aux États-Unis, par une transaction financière assortie d’une clause de confidentialité – c’est-à-dire, remarque R. Solnit, « au silence. Ce qui nous renvoie donc au point de départ » (p. 66).

Le pouvoir des mots

Contre le silence, soutient R. Solnit, il faut parler de ce qui se passe et donner aux femmes victimes les moyens de regagner la parole. C’est précisément ce qu’elle fait dans ces essais, qui constituent une forme d’écrits performatifs. La lutte contre cette guerre faite aux femmes passe par « la capacité [pour chacune d’elles] à raconter sa propre histoire » (p. 85). Ainsi, en faisant de l’incident à propos de son livre un récit, R. Solnit revendique le droit de raconter cette histoire, elle reprend la parole qui lui avait été confisquée. Par son témoignage mais aussi par les mots qu’elle propose pour décrire l’incident subi, elle donne aux femmes qui se sont trouvées dans une situation semblable les moyens de croire qu’elles sont « des témoins fiables de leur propre vie » (p. 18), quand on leur soutient fréquemment, dans de tels cas, qu’elles n’ont pas assez d’humour ou qu’elles ont mal interprété un geste ou un commentaire. Ce sont des prises de position comme celles de R. Solnit, depuis une dizaine d’années, qui ont rendu possible l’émergence d’un mouvement tel que le mouvement #MeToo, dans toutes ses instanciations de par le monde (il est d’ailleurs intéressant de voir que ce n’est pas le premier mouvement de ce genre aux États-Unis, cf. chap. 8).

Dire les choses ne constitue cependant qu’un premier pas, dont le changement social véritable est le but. « Si nous parlions pour de bon de ces crimes et de la raison pour laquelle ils sont fréquents, alors il nous faudrait parler du changement profond dont ont besoin cette société, ce pays, et presque tous les autres » (p. 33). Dès lors que le problème n’est pas celui d’individus isolés, c’est un problème de fond de notre culture (française comme américaine) qu’il nous faut affronter. Là est la véritable difficulté, et c’est là-dessus qu’il nous faut entamer une discussion de fond. On en est encore bien loin. En témoigne, aux États-Unis, l’investiture à l’automne 2018 du juge Kavanaugh à la Cour Suprême, sans enquête sur l’accusation de viol dont il faisait l’objet. En France, le mouvement #BalanceTonPorc n’a pas non plus encore conduit à une réflexion publique profonde sur les relations de genre au sein des milieux professionnels.

C’est à cette discussion de fond que R. Solnit nous invite, avec colère mais aussi humour. Elle nous propose à tous des « outils pour le changement » (chap. 8). Dans tout le volume et à propos de formes diverses de violence, elle s’attache ainsi, avec ténacité, à représenter la réalité sans minimiser la violence : chiffrer, nommer, identifier. Donner des termes pour qualifier et identifier ces formes de violence, c’est en montrer la réalité mais aussi les faire entrer dans le cercle de la justice. Par exemple, les crimes d’acquaintance rape (viol commis par une connaissance) et date rape (viol commis lors d’un rendez-vous) (p. 141), pour lesquels on notera, comme la traductrice, que n’existe pas de parfait équivalent français mais seulement des périphrases, deviennent des crimes à part entière lorsqu’ils peuvent être nommés.

Les essais de R. Solnit constituent un texte important du féminisme américain contemporain. Ils illustrent notamment une approche intersectionnelle qui met en lumière le fait que les inégalités de genre ne peuvent être séparées d’autres formes d’inégalités économiques, sociales et raciales. Le mot féminisme effraie souvent – pourtant, « les hommes qui ont tout compris savent aussi que le féminisme n’est pas un complot pour priver les hommes de leur liberté, mais pour tous nous libérer » (p. 167). Ce que s’efforce de montrer R. Solnit dans ces essais, c’est que les droits menacés par les attaques contre les femmes sont tout simplement des « droits humains » (p. 31), notamment le droit à la liberté, à la sécurité, à la justice. Elle écrit : « j’ai tendance à croire que les femmes ont acquis le statut d’être humain quand [les] actes [de violence sexuelle] ont commencé à être pris au sérieux » (p. 17). Pour tous ceux auxquels les droits humains importent, la lecture de ces essais sera bénéfique.

Ces hommes qui m’expliquent la vie, Rebecca Solnit, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions de l’Olivier, « Les Feux », 2018, 175 p., 16 €.

par Anne Le Goff, le 27 mars 2019

Aller plus loin

• R. Solnit a publié en 2017 un deuxième recueil d’essais sur le même thème, non encore traduit en français : The Mother of All Questions, Haymarket Books, 2017, 180 p.

Pour citer cet article :

Anne Le Goff, « Traité de mecsplication », La Vie des idées , 27 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Traite-de-mecsplication

Nota bene :

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Notes

[1Comme l’indique la traductrice, un équivalent français est le site https://payetafac.tumblr.com/, qui rassemble les déplorables remarques sexistes subies par les étudiantes d’université (Sites consultés le 31/01/2019).

[2Présentation de l’enquête Virage et premiers résultats sur les violences sexuelles, document de travail n°229, janvier 2017, Ined.

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