Cet ouvrage constitue un aboutissement, au moins provisoire, des recherches que depuis de nombreuses années, Émilien Ruiz consacre à la question du nombre des fonctionnaires en France. Pour l’écrire, il a pris principalement appui sur sa thèse de doctorat [1], soutenue en 2013, qui lui a fourni la majeure partie de ses matériaux, mais il ne s’est pas borné à en faire le résumé. Il en a plutôt reconfiguré le contenu, de même que le périmètre, poussant cette fois l’analyse jusqu’à la période la plus récente. Ce livre n’est donc pas un ouvrage de circonstance, mais il n’en résonne pas moins avec l’actualité, et fortement. C’est d’ailleurs, explique Émilien Ruiz, à la suite de la campagne présidentielle de 2017, durant laquelle des dirigeants politiques, des acteurs et des experts de l’économie, avaient appelé, après tant d’autres et sur le même ton d’évidence, à la diminution du nombre des fonctionnaires, que lui est venue l’idée de l’écrire. Son objectif en découle naturellement : faire œuvre d’historien, bien sûr, mais aussi éclairer un débat public trop souvent obscurci par les simplifications en tout genre.
Combien de fonctionnaires ?
Reconstituer l’évolution de l’effectif des fonctionnaires depuis le XIXe siècle n’est certes pas chose facile, tant en raison de l’état de la documentation que des incertitudes qui, depuis les origines, pèsent sur la définition du fonctionnaire français. Songeons que le nombre d’individus concernés varie pratiquement de 1 à 3, aujourd’hui, selon qu’on limite cette définition aux fonctionnaires civils de l’État ou bien qu’on l’étend aux militaires et aux personnels titulaires des fonctions publiques territoriale et hospitalière ; encore, ce faisant, néglige-t-on les agents non titulaires, dont, nous le verrons, la masse ne cesse d’enfler. Il s’ensuit que l’auteur ne peut représenter l’évolution du nombre des fonctionnaires au moyen d’une simple courbe ; il doit procéder par éclairages partiels, dont la valeur significative n’est cependant pas douteuse. Ainsi, le graphique de la p. 60 montre-t-il éloquemment comment le nombre des agents de l’État évolue entre 1896 et 2018 : hausse modérée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; hausse plus vive jusqu’aux années 1980 ; plateau ensuite. L’effectif oscille dès lors aux alentours de 2,4 millions d’agents, soit six fois plus qu’à la Belle Époque. Voilà bien qui permet d’affirmer qu’ « [i]l s’est passé quelque chose au XXe siècle » (p. 55). Le long mouvement d’augmentation du nombre des agents de l’État est la conséquence de l’extension de l’intervention étatique, qui doit beaucoup aux deux guerres mondiales, et qui touche particulièrement, pendant les Trente Glorieuses, les domaines social et culturel, mais aussi des domaines en émergence tels que l’environnement. Quant à la rupture des années 1980, elle s’explique, inversement, par le fait que le périmètre de l’action étatique cesse alors de s’agrandir, et que les lois de décentralisation transfèrent aux collectivités une partie des attributions de l’État central.
Cette augmentation de longue durée du personnel de la fonction publique a constamment suscité des discours d’hostilité. On peut les regrouper sous l’appellation d’ « antifonctionnarisme », mot forgé à partir de celui de « fonctionnarisme », que le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse définit, en son édition de 1872, comme « un système fondé sur l’existence d’un grand nombre de fonctionnaires ». D’une certaine manière, on peut affirmer que l’antifonctionnarisme remonte aussi loin que la fonction publique elle-même. Si son intensité varie au fil des décennies, il ne disparaît jamais complètement, tant et si bien que l’auteur y voit l’expression d’une véritable « obsession » collective. Par ailleurs, l’antifonctionnarisme est polymorphe. Il est fortement nourri par l’anti-étatisme atavique des libéraux, qui, dans l’augmentation du nombre des fonctionnaires, sont prompts à voir la marque de l’emprise grandissante, tentaculaire, pour ainsi dire, de l’État sur la société. Cependant, l’auteur le montre, la dénonciation du fonctionnarisme n’est bien souvent qu’un moyen de décrier le régime en place. Telle est manifestement l’utilisation qu’en font, entre autres, les adversaires de la république parlementaire à la fin du XIXe siècle. Sous Vichy et à la Libération, elle sert même de prétexte à des opérations de purge administrative. Mais, ici encore, les années 1980 font rupture. Dès lors, en effet, les partisans de la réduction du nombre des fonctionnaires renoncent à s’appuyer sur des raisons de nature politique ou idéologique ; ils n’invoquent plus que l’argument de la contrainte budgétaire, qui devient en quelque sorte auto-suffisant. L’antifonctionnarisme se dépolitise, en apparence.
L’aporie cachée des programmes de « dégraissage »
Pourtant, comme le souligne l’auteur, force est de constater qu’il y a toujours eu loin entre les objurgations des adversaires du Léviathan bureaucratique, et la profondeur des coupes auxquelles, ensuite, eux-mêmes ou d’autres ont procédé au sein de la fonction publique. Les plans de réduction d’effectifs apparaissent après la Première Guerre mondiale, assortis de l’argument, promis à un bel avenir, selon lequel les économies ainsi réalisées serviront à relever le niveau de vie des fonctionnaires. Ce volontarisme affiché caractérise une grande partie de l’Entre-deux-guerres ; il refait surface à la Libération et donne naissance aux fameuses commissions « de la hache » et « de la guillotine ». Mais les résultats ne suivent pas. Selon les estimations d’Émilien Ruiz, sur 200 000 suppressions d’emploi projetées entre 1945 et 1948, un peu plus de 50 000 ont finalement lieu. On retrouve ce même hiatus au début du XXIe siècle. La volonté de « dégraisser le mammouth », pour reprendre une expression passée dans le langage courant, se fait alors plus forte que jamais. En 2005 éclot la proposition de ne pas remplacer un fonctionnaire de l’État sur deux durant dix ans, que reprend Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007. Il serait certes faux de dire qu’il n’en est résulté aucun effet : près de 100 000 emplois ont été supprimés entre 2007 et 2012 ; il reste, malgré tout, que ce résultat est de beaucoup inférieur au projet de départ. On pourrait, d’une certaine façon, étendre le raisonnement au quinquennat qui s’achève, même si, en l’occurrence, l’impuissance gouvernementale a quelques causes très spécifiques : le mouvement des Gilets jaunes d’abord, la crise sanitaire ensuite. De cette analyse, Émilien Ruiz tire, en tout cas, la conclusion que les dirigeants politiques français ont toujours été dans l’incapacité de diminuer durablement et significativement le nombre des fonctionnaires. Cette impuissance dérive, selon lui, de leur refus, sitôt aux affaires, d’assumer les conséquences qu’un tel programme, s’il était mis en œuvre avec intransigeance, ne manquerait pas d’entraîner sur le périmètre et la qualité du service public. Là serait, finalement, le « principal "tabou" » (p. 191).
L’essor de l’emploi contractuel et de l’emploi féminin
Cette démonstration forme l’ossature du livre, mais elle est complétée par deux autres développements. Dans le chapitre 3, l’auteur relate l’histoire du statut des fonctionnaires, particulièrement sur la sellette depuis la fin du XXe siècle. Il se penche aussi sur la question, liée, du développement de l’emploi contractuel au sein de la fonction publique. Le phénomène est ancien. La Première Guerre mondiale y contribue fortement, puis la Seconde. À partir des années 1970, la titularisation des personnels contractuels devient une revendication récurrente à gauche, qui obtient satisfaction, dans une certaine mesure, après l’élection de François Mitterrand en 1981. Les années 2000, quant à elles, changent fondamentalement la donne dans la mesure où, ainsi que l’avait déjà montré Aurélie Peyrin [2], l’emploi contractuel se normalise alors véritablement au sein de la fonction publique. L’auteur y voit l’une des expressions d’un mouvement de fond consistant à externaliser de plus en plus l’action publique, et il en tire cette idée, intéressante, selon laquelle le recours croissant à des personnels contractuels permet de contourner l’aporie identifiée plus haut en ce sens qu’il devient dès lors possible d’assurer que le nombre des fonctionnaires – titulaires – n’augmente pas, éventuellement diminue, sans que le périmètre et la qualité du service public en soient visiblement affectés.
Enfin, le chapitre 4 évoque le mouvement d’accès des femmes à la fonction publique. Il est sans doute le moins étroitement articulé avec la démonstration principale ; mais il ne rompt pas la lecture. Après d’autres, Émilien Ruiz rappelle ici que la féminisation de l’administration publique a été lente, « semée d’embûches » (p. 119) d’ordre à la fois réglementaire et culturel. Le chemin parcouru en l’espace d’un siècle est considérable, ce qui ne veut évidemment pas dire que l’égalité est encore de mise entre hommes et femmes, notamment en ce qui concerne l’accès aux emplois les plus haut situés dans la hiérarchie administrative. Ajoutons que dans le sillage des travaux de Virginie de Luca Barrusse [3], l’auteur développe, dans ce chapitre, une réflexion stimulante sur la manière dont l’antifonctionnarisme et la hantise de la dépopulation ont un temps conflué sous la Troisième République au motif que, par leur malthusianisme, les fonctionnaires auraient non seulement contribué factuellement à la dénatalité, mais encore donné le mauvais exemple au reste de la société française.
L’histoire : un antidote contre la démagogie
Assurément nous sommes là en présence d’un livre documenté, vigoureusement et rigoureusement écrit, in fine convaincant. Sans doute, la lecture finie, continue-t-on de se poser quelques questions. On se demande, par exemple, comment les phénomènes que l’auteur met au jour et dissèque à l’échelle de l’administration dans son ensemble se déclinent au sein des différents secteurs qui la composent. Mais ce n’est aucunement là un reproche, car le format du livre interdisait, d’entrée de jeu, d’examiner la question du nombre des fonctionnaires sous tous les rapports. Le pari, quoi qu’il en soit, est tenu.
Au fil de ces quelque 200 pages, Émilien Ruiz fournit des matériaux solides à qui veut se former un jugement personnel sur cette question importante. Par-delà, il invite à une réflexion collective, démocratique, sur la place du service public dans la France d’aujourd’hui, c’est-à-dire sur son extension, sa nature, ses bénéfices, tels que les conçoivent les Français, son coût, tel qu’ils le conçoivent aussi ; réflexion d’autant plus urgente que, dans les faits, le service public se transforme à très vive allure depuis le début du nouveau siècle. Cet appel sera-t-il entendu ? On est fondé à gager que parmi les partisans du « dégraissage », beaucoup continueront à soutenir que la réduction du nombre des fonctionnaires peut être obtenue par simple gain d’efficacité ; et à douter que les enquêtes menées au plus près du terrain, par l’administration même, qui pointent les effets néfastes entraînés par certaines coupes, tel ce rapport des inspections générales de l’administration, des finances et des affaires sociales, daté de 2012 et cité dans le livre, suffisent à les faire changer d’avis. Il leur restera, cependant, à expliquer comment il se fait, alors, qu’il soit envers et contre tout si difficile de réduire, ceteris paribus, le nombre des fonctionnaires. Peut-être répondront-ils que les dirigeants d’hier ont manqué d’un courage politique qui ne fera pas défaut à ceux qu’ils espèrent voir, demain, présider aux destinées du pays. Et l’histoire recommencera… En tout état de cause, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage, particulièrement utile en cette période de campagne électorale où, dans ce domaine comme dans d’autres domaines, l’analyse cède trop souvent le pas aux slogans et aux raccourcis.
Émilien RUIZ, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2021, 265 p., 22 €.