« La démocratie advient quand les pauvres sont vainqueurs de leurs adversaires, qu’ils en tuent une partie et en exilent l’autre et qu’ils partagent à égalité entre le reste de la population l’administration et les charges, et les magistratures y sont le plus souvent attribuées par des tirages au sort » (Platon, République VIII, 557a). « On admet qu’est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchiques le fait qu’elles soient pourvues par l’élection » (Politique IV. 9, 1294b8). « Voici le genre de mesures qui sont démocratiques : que tous choisissent les magistratures parmi tous, que tous soient magistrats de chacun, et chacun à tour de rôle de tous, que les magistratures soient tirées au sort, ou bien toutes, ou bien celles qui ne demandent ni expérience ni compétence » (Aristote, Politique VI. 2, 1317b17-21). Cette caractéristique de la démocratie antique, si critiquée par les Anciens et par les Modernes, doit être contextualisée. Le tirage au sort est une procédure fréquente de choix dans toutes les sociétés anciennes, démocratiques ou non, et dans la société grecque de l’époque archaïque et classique, il a souvent une valeur religieuse [1]. Mogens H. Hansen, dans son grand livre sur la démocratie athénienne [2], la dénie pour réfuter Fustel de Coulanges, qui accordait une place fondamentale au soubassement religieux de la cité antique [3] : « Il n’y a pas, écrit-il à propos du tirage au sort démocratique, une seule source fiable qui atteste franchement que le tirage au sort des magistrats ait eu à l’origine une valeur religieuse » (p. 74-76). Je voudrais reprendre ici ce dossier. Le tirage au sort, conçu comme le choix de la divinité, joue un rôle important dans les sociétés aristocratiques et prédémocratiques. Malgré Platon et Aristote, ce n’est pas, à mon sens, le tirage au sort qui définit la démocratie, fût-ce la démocratie antique : c’est plutôt l’instauration de la démocratie qui donna peu à peu un sens démocratique à l’emploi du tirage au sort en matière politique.
Choisir le meilleur
Dans les épopées homériques, notre premier texte conservé [4], le tirage au sort est attesté pour le choix des jeunes gens qu’on envoie à la guerre ou fonder une colonie, selon une pratique fréquente dans le monde entier à toutes époques, ou encore, dans la guerre, pour le choix d’un champion qui se battra au nom de tous. Comment, à Troie, en l’absence d’Achille retiré sous sa tente, choisir le plus valeureux des Achéens, qui affrontera Hector en combat singulier ? On jette dans un casque des sorts inscrits (klèroi), on les secoue, ce que décrit le vers formulaire : « Ils prirent les sorts et les secouèrent dans un casque armé de bronze » (Iliade III, 316 = XXIII, 861, cp. Odyssée X, 206). On prie les dieux : « Les troupes se mirent à prier et levèrent les bras vers les dieux » (Iliade III, 318 = VII, 177). Alors un sort saute hors du casque (jamais plus d’un !) et désigne le champion.
Plus important encore est le tirage au sort en matière successorale, comme le montre la polysémie du mot klèros, non seulement « sort », mais « lot, apanage ». En l’absence de droit d’aînesse, la fratrie est un cas particulier de la difficulté qu’il y a à trancher entre des égaux. Un adjectif composé homoklaros « au même lot » est un synonyme poétique de « frère ». Le modèle est donné par les trois principaux dieux, les trois frères Zeus, Poséidon et Hadès. Comment départager ces égaux par excellence ? La supériorité de l’âge (qui peut en revanche jouer son rôle dans la transmission des statuts) ne saurait intervenir, une supériorité d’ailleurs fragile dans la mythologie, car, si Zeus est l’aîné dans l’Iliade (XIII, v. 355), il est le cadet dans la Théogonie (v. 137). C’est donc un tirage au sort qui a attribué les apanages de chacun (Iliade, XV, v. 185-193). Un exemple humain particulièrement célèbre est celui des frères d’Antigone. La cité de Thèbes est profondément divisée après le décès de son roi, Œdipe. La Reine Jocaste (ou bien Epicaste) tente de mettre fin à la querelle de ses enfants Etéocle et Polynice. Un fragment du poète Stésichore retrouvé dans un papyrus de Lille présente la solution qu’elle leur propose (PMGF I, n° 222b, v. 219-228) : « Que l’un ait les demeures [auprès des sources de Dircè], et qu’il y habite, et que l’autre s’en aille avec tous les biens et l’or [de son père] chéri, celui qui le premier, en secouant les sorts, obtiendra cette part, par la faveur des Moires ». La mère joue un rôle d’arbitre et, avec le devin Tirésias, détermine des parts à tirer au sort, sous la protection des « Moires », les divinités du partage. Une autre version de la légende veut que Polynice et Etéocle aient accepté d’exercer à tour de rôle la royauté à Thèbes, selon un processus d’alternance bien attesté dans l’antiquité, mais qu’Etéocle, le premier à avoir exercé le pouvoir, ait refusé de le rendre à son frère, ce qui conduisit Polynice à prendre les armes pour revenir dans sa patrie.
Eschyle, dans Les Sept contre Thèbes (467 avant notre ère) décrit cette guerre familiale : Polynice combat, avec sept chefs venus de toute la Grèce, contre Etéocle, roi de Thèbes. Le tirage au sort à la guerre et le tirage au sort pour la transmission du patrimoine sont unis par le poète au tirage au sort du Destin, du Sort. La cité de Thèbes a sept portes, qu’attaque chacun des « Sept » : ils sont répartis, apprend-on, par tirage au sort. Etéocle, lui, désigne chacun des Thébains qui dirigera la défense. La première partie de la pièce joue sur cette alternance entre les deux modes de désignation propres aux sociétés aristocratiques, le sort et la décision du chef – précisément à l’époque où Athènes devient démocratique et élargit peu à peu l’emploi du tirage au sort. Comme cela se passe chez Homère, le choix a lieu parmi un groupe préalablement distingué, ce que le vocabulaire politique appellera un « tirage au sort à partir d’un groupe préalablement sélectionné » (Aristote, Constitution d’Athènes, VIII, 1), ici celui des meilleurs guerriers, les aristoi. La conjonction des deux modes de choix fait monter la tension dramatique jusqu’à l’aboutissement inéluctable, le duel fratricide. Dans la deuxième partie de la pièce, ce duel affreux est alors décrit comme un autre tirage au sort, qu’effectue le dieu de la Guerre, Arès, présenté comme un étranger barbare, entre eux, pour répartir leur patrimoine, un tirage au sort qui ne peut aboutir qu’à un résultat horrible, car il a pour origine, non pas une prière pure, mais la malédiction d’Œdipe, leur père. Et, de fait, si les frères obtiennent, comme il se doit, une part égale, cette part est la mort qu’ils se donnent l’un à l’autre, et le tombeau qu’ils auront l’un et l’autre (v. 720-733).
Le rapport entre luttes fratricides, guerre civile et sort de l’État est attesté aussi à diverses reprises dans la réalité politique du monde grec antique. Une inscription d’une petite cité de Sicile, Nakônè, à l’époque hellénistique, donc deux ou trois siècles plus tard, en témoigne d’une façon particulièrement étonnante [5]. Des arbitres viennent de Ségeste réconcilier les deux camps qui s’y affrontent : après la guerre civile, il faut restaurer la concorde. L’inscription décrit en détail la procédure. Les arbitres font procéder, au cours d’une assemblée solennelle, à une série de tirages au sort qui créent entre les ennemis d’hier, avec l’aide des dieux qu’on implore, des couples de frères, trente couples de frères par institution, qu’on oblige à manger ensemble. On dresse deux listes de trente noms regroupant les plus ardents partisans de chacun des deux camps, inscrits un par un sur des sorts et mis dans deux urnes. On tire au sort ensuite alternativement dans chaque urne des paires de citoyens ennemis. À ces paires, on ajoute trois citoyens pris dans le reste de la population, eux aussi par tirage au sort. Et l’inscription prescrit cette règle extraordinaire : « Que les citoyens réunis par le tirage au sort dans le même lot soient des frères d’élection, en bonne entente les uns avec les autres, en toute justice et amitié ». Le reste de la population est ensuite répartie en groupes de cinq par un procédé similaire, « et que ceux-là aussi soient des frères pour le même lot, après avoir été tirés au sort ensemble comme il a été écrit plus haut ». Ce sont donc quelques centaines de citoyens qui se trouvent ainsi mis en relations mutuelles obligatoires par le tirage au sort. Le décret prescrit enfin l’organisation d’un sacrifice sanctionnant cette concorde retrouvée, et la gravure du texte sur une plaque de bronze qui sera placée « en offrande à l’entrée du temple de Zeus Olympien ». La réconciliation des citoyens de Nakônè, patronnée par les dieux, sous l’égide d’arbitres étrangers, par des tirages au sort officiels créant entre les anciens ennemis des relations d’alliance, ou plutôt de consanguinité fictive, est comme une contrepartie réussie du loto tragique des Sept contre Thèbes.
Dans l’épopée, dans la tragédie et dans l’inscription de Nakônè, le résultat du tirage au sort est laissé à la divinité, ou assimilé à la décision divine. On peut aussi connaître directement la volonté des dieux par le tirage au sort, ce qu’on appelle la cléromancie. Une autre inscription en donne un témoignage très curieux, à propos, cette fois, de la démocratie athénienne classique [6]. Pour savoir, en 352/351 avant notre ère, si une partie de la plaine sacrée d’Eleusis, à côté d’Athènes, doit être laissée en friche ou mise en location, les Athéniens consultent l’oracle de Delphes. Ils font inscrire sur deux lamelles d’étain identiques deux questions impliquant des réponses opposées (« Sur la première : s’il est plus avantageux et meilleur pour le peuple des Athéniens que le roi mette en location... » ; « Sur la seconde : s’il est plus avantageux et meilleur pour le peuple des Athéniens de laisser en friche ... »). La rédaction en est organisée par l’organe souverain de la démocratie athénienne, le Conseil de 500 « bouleutes » tirés au sort pour un an parmi les citoyens de l’Attique. Le président du Conseil plie les lamelles, puis les dépose dans un vase de bronze « en face du peuple ». On introduit alors deux nouveaux vases, l’un en or et l’autre en argent, puis, toujours en face du peuple, le Président secoue le vase de bronze, et en retire chacune des deux lamelles pour les mettre chacune dans l’un des deux autres vases. La suite de l’inscription est ainsi résumée par Pierre Amandry : « Après quoi l’assemblée désigne trois ambassadeurs auprès du dieu, qui iront à Delphes demander à Apollon non pas s’il convient de louer et de cultiver l’Orgas, mais sur laquelle des deux formules, celle qui est enfermée dans l’hydrie d’or ou celle que contient l’hydrie d’argent, le peuple athénien doit régler sa conduite ». Or, deux historiens antiques ont conservé la réponse sous la forme suivante : « Le dieu répondit par oracle qu’il était plus avantageux et meilleur de ne pas exploiter cette terre ». Le décret athénien ne dit pas quel fut le mode de consultation à Delphes. Mais le choix de la Pythie n’a pu être qu’une forme ou une autre de tirage au sort entre les deux vases. Ce processus solennel et complexe montre bien l’importance accordée à la volonté divine dans les procédures humaines de tirage au sort.
Voilà, sommairement dessiné, le contexte dans lequel situer l’apparition du tirage au sort dans le régime politique des Athéniens. La date de cette apparition est très discutée et pose un double problème, à la fois historique et historiographique.
Qui a fondé la « démocratie » athénienne ?
Qui a fondé la « démocratie » athénienne ? Les candidats sont nombreux. Celui que retient souvent la tradition est Solon, archonte (c’est-à-dire, pour cette période, principal magistrat) en 594/593 avant notre ère. Mais la démocratie athénienne n’a véritablement été instituée qu’à la suite des réformes de Clisthène, en 508/507, près d’un siècle plus tard, avec la création, ou la transformation du Conseil des 500, et on peut penser qu’elle n’est devenue vraiment démocratique qu’après les réformes d’Ephialte, en 462/461, qui ont donné à ce Conseil l’essentiel des pouvoirs politiques : le mot même de « démocratie » a pu n’être créé qu’à l’époque de Clisthène, voire à celle d’Ephialte. Les mesures attribuées à Solon sont donc en grande partie la projection sur un personnage idéal de réformes ultérieures. L’auteur de la Constitution d’Athènes attribuée à Aristote [7] voit l’histoire de la démocratie, décrite dans la première partie du livre, comme une extension progressive du tirage au sort jusqu’à la situation de l’Athènes du quatrième siècle, ou démocratie extrême, dont il analyse le fonctionnement de façon synchronique dans la seconde partie. Solon étant réputé fondateur de la démocratie, il devait, dans cette perspective, avoir introduit le tirage au sort. La Constitution d’Athènes attribue de fait à Solon cette introduction, non seulement pour la formation de jurys populaires, mais aussi pour le choix des magistrats, c’est-à-dire principalement, à son époque, des 9 archontes (8. 1) : « [Solon] établit que les magistratures seraient tirées au sort parmi des citoyens [préalablement] choisis ». Cependant, Aristote semble dire ailleurs le contraire (Politique II, 1273b35-41). Quoi qu’il en soit de la vérité historique, le recours au tirage au sort dès l’époque de Solon est plausible, à la condition de bien voir qu’il ne pouvait pas avoir le sens « démocratique » qui lui fut accordé ultérieurement : il s’agissait du choix de neuf archontes parmi 40 citoyens de bonne naissance préalablement désignés sur critères censitaires et électifs dans la population athénienne (10 pour chacune des 4 « tribus » archaïques d’Athènes). Le tirage au sort est ici, comme dans l’épopée, un moyen de sélectionner un champion ou plusieurs champions parmi un groupe qui est lui-même issu de la sélection des « meilleurs ». Il s’accommode fort bien d’institutions aristocratiques. C’est l’élargissement de la base sur laquelle il est effectué qui lui donna un caractère démocratique. Ce caractère n’était d’ailleurs pas encore total, un siècle et demi après Solon puisque, la population athénienne étant divisée en quatre classes censitaires, seules les deux classes les plus riches fournissaient, par tirage au sort, les archontes jusqu’en 457/456, date à laquelle la troisième classe, mais non pas la quatrième (qui n’y eut jamais accès), put elle aussi être tirée au sort (Aristote, Constitution d’Athènes, 26. 2). Il est vraisemblable aussi qu’en attribuant au fondateur de la démocratie l’institution d’un tirage au sort sur une base très restreinte ou en rappelant ce type de pratique, certains idéologues aient milité contre la démocratie « extrême » de leur temps, car c’est le sens que prend parfois l’appel à Solon à l’époque d’Aristote.
Démocratie athénienne et tirage au sort
Laissant ces discussions complexes, venons-en au fonctionnement effectif de la démocratie athénienne que décrit la Constitution d’Athènes, et que l’archéologie a permis de reconstituer, afin de mieux comprendre le rôle qu’y jouait le tirage au sort [8]. Athènes, cité-État (polis) comprenant toute l’Attique, avec des distances allant jusqu’à 70 km du centre, était organisée à l’époque archaïque en 4 tribus, sous la direction des nobles et des riches. Clisthène (508/507), l’un des « chefs du peuple », transforme le système, à partir des « dèmes », village ou commune où les citoyens sont inscrits à leur majorité (Socrate était du dème d’Alôpékè). Les dèmes (au nombre de 139) sont regroupés en 10 nouvelles « tribus » (le dème d’Alôpékè appartenait à la tribu Antiochide), qui n’ont plus du tout le même sens qu’à l’époque de Solon : chacune est composée de 3 « trittyes » venant de chacune des trois parties de l’Attique (ville, côte et intérieur) et regroupant un ou plusieurs dèmes. La tribu Antiochide comprend ainsi, pour la ville, un seul dème, celui de Socrate, pour la côte, six dèmes proches du Cap Sounion, et pour l’intérieur, trois dèmes distants de plusieurs kilomètres entre eux. Comme le dit Christian Meier, « les tribus étaient une composition ou un mélange artificiel des différentes parties de la cité » [9]. Chaque tribu envoie pour un an, par tirage au sort, 50 de ses membres à l’organe souverain de la cité, la Boulè ou « Conseil des 500 ». C’est à eux, pendant un dixième de l’année, de présider aux séances de l’Assemblée du Peuple et d’administrer la cité, comme prytanes. On peut imaginer un regroupement de citoyens français de Neuilly, Chartres et Aulnay-sous-Bois tirés au sort et obligés de vivre ensemble dans un Prytanée pendant un dixième de l’année pour administrer l’Île-de-France... Cette réforme, dit Aristote, détruisait les liens habituels de voisinage et de clientèle, et, dit Plutarque, manifestait une étonnante volonté d’union civique. Les archéologues se demandent aussi si Clisthène ne s’est pas arrangé pour que sa famille conserve tout de même une grande influence. En tout cas, la réforme ne fut pas sans heurts (Hérodote, V, 72). Mais désormais, la démocratie fonctionne, grâce à ce « réseau à l’intérieur duquel les citoyens pourraient se mouvoir, non plus comme clients des nobles, mais comme citoyens égaux ». Comme le dit Meier, « le travail en commun de nombreux hommes qui ne se connaissaient pas jusqu’alors devait les conduire (...) à prendre conscience de la qualité de citoyen, qualité qu’ils n’avaient pas encore exercée dans leur vie quotidienne ». Les pouvoirs de la Boulè s’accroissent au cours du cinquième siècle. Avec l’Assemblée du peuple, réunie au moins tous les mois, et les Tribunaux populaires, tirés au sort chaque jour ouvrable à partir d’une liste de 6000 héliastes eux-mêmes tirés au sort pour l’année, la démocratie athénienne fonctionne bien, en très grande partie par le tirage au sort. Ajoutons que sont peu à peu créées des « indemnités » pour la participation au Conseil, aux Tribunaux et même aux Assemblées : c’est la misthophorie honnie par Platon et Aristote.
Dans la Constitution d’Athènes le mot « tiré au sort » revient donc sans cesse dans la seconde partie du traité, pour « toutes les magistratures ordinaires » (c. 43, 1) à l’exception des trésoriers des fonds militaires et de la caisse des spectacles, de l’intendant des fontaines et, généralement, des fonctions militaires. Faisons le compte : 500 bouleutes, 10 trésoriers d’Athéna, 10 vendeurs, 10 receveurs, 10 comptables, 10 vérificateurs (avec 2 assesseurs), 1 intendant, 10 surveillants des temples, 10 responsables de la ville, 10 responsables des marchés, 10 surveillants des mesures, 10 puis 35 gardiens du blé, 10 surveillants du port, les Onze, 5 introducteurs de poursuites en eisagogè, 40 pour les autres poursuites, 5 chargés de la voirie, 10 comptables (et 10 associés), 1 secrétaire de prytanie (autrefois élu), un secrétaire des lois, 10 sacrificateurs, 10 préposés aux fêtes, 1 archonte de Salamine, 1 démarque du Pirée, 9 archontes et leur secrétaire, qui tirent au sort les juges, 10 organisateurs des Dionysies, 10 responsables des concours. Soit au total plusieurs centaines de magistrats tirés au sort chaque année, qui dans chaque charge ne peuvent être renouvelés (sauf exceptions), auxquels il faut ajouter les 6000 héliastes déjà mentionnés, eux-mêmes répartis jour après jour entre les tribunaux par le sort. La découverte de la Constitution d’Athènes (publiée en 1891) a massivement confirmé l’exactitude de l’assimilation entre démocratie et tirage au sort.
D’autres découvertes lui ont donné un contenu très concret. Parmi les dizaines de milliers d’Athéniens de sexe masculin (les chiffres sont controversés et ont pu varier, mais ne peuvent pas être inférieurs à 30 000), ceux qui voulaient être tirés au sort (pas tous les Athéniens, semble-t-il) étaient identifiés au quatrième siècle par des plaques d’identité ou pinakia en bronze, qu’on a retrouvées en abondance [10]. Elles portent un nom, un patronyme et un démotique, et deux types de figures, une chouette ou une gorgone ; les plaques à chouette reproduisant le revers de la pièce de trois oboles qui servait à la rémunération des juges, on en a conclu que c’étaient les plaques des candidats pour les tribunaux. Les autres sont probablement les plaques des citoyens qui se présentaient pour le tirage au sort des magistratures. Ces plaques furent très souvent regravées, parfois plusieurs fois, et passaient donc d’un citoyen à un autre. Par exemple, dans le n° 92 Kroll, sous « Diodoros, du dème de Phréarroi », on lit « Phainippos, du dème d’Oa ». Phréarroi est un dème proche du cap Sounion, appartenant à la tribu Léontis, tandis qu’Oa est un dème urbain, appartenant à la tribu Oinéis. Pour passer de Phainippos à Diodoros, on peut penser que la plaque est revenue à un organe athénien central. En tout cas, la regravure est une trace saisissante d’un principe essentiel dans la démocratie athénienne, la rotation (annuelle) des magistratures. Une autre observation a été faite au sujet de ces plaques. On les a parfois retrouvées dans des tombes. S’agissait-il de citoyens morts dans l’exercice de leur charge ? Elles faisaient alors partie du prestige et de l’identité sociale du mort.
Comment s’en servait-on ? On connaissait depuis longtemps de curieux blocs de marbres, avec encoches en forme de tableau et portant à l’arrière des inscriptions honorifiques en l’honneur de prytanes ayant bien exercé leur mission. L’archéologue américain Sterling Dow [11] y a repéré à trois reprises le mot klèrôtèrion, employé dans la Constitution d’Athènes, et auquel on donnait le sens de « salle pour le tirage au sort ». Sur un petit fragment du n° 221, on lit aux lignes 10-12 (citées d’après l’édition Meritt et Traill [12]) : « [Que le secrétaire de la prytanie ins]crive ce [décret] sur un klèrôtérion en pier[re et qu’il l’installe dans l’enceinte sacrée où le tirage au sort a été effe]ctué ». Sterling Dow a conclu que klèrôtérion signifiait non pas « salle pour le tirage au sort, mais « appareil à tirer au sort ». Le bloc qui porte le n° II dans sa publication, dont le haut seul est conservé, permet d’observer nettement des rainures disposées sur deux colonnes verticales, et, sur une photo prise du haut, on voit très bien, sur le dessus de la pierre, un orifice dans lequel on peut faire passer un tube, dont le logis est visible aussi sur la photo prise de face. Les rainures ou encoches, a pensé Sterling Dow, étaient destinées à recevoir les plaques d’identité que nous venons de décrire. Une fois l’hypothèse faite, tout s’explique, grâce à un passage de la Constitution d’Athènes (64.1-3) qu’on peut enfin comprendre vraiment. Sterling Dow a reconstitué différents types d’allotment machines, pour telle ou telle magistrature, ou tel ou tel tribunal. Le principe était simple : les plaques d’identité, déposées par les candidats au tirage au sort dans une urne, étaient tirées au sort et fichées dans les rainures disposées en colonnes parallèles, à raison, dans le cas du choix des bouleutes ou des juges, d’une colonne par tribu athénienne. Une fois le tableau complété, on introduisait dans le tube de gauche une série de dés blancs et noirs. À la base de l’édifice, une ouverture permettait de faire sortir un à un les dés de façon aléatoire : à chaque sortie, correspondait une ligne horizontale du tableau. Selon la couleur du dé, la ligne était ou non sélectionnée et les citoyens identifiés étaient ou non choisis. Ce processus se déroulait annuellement pour les charges de magistrats, mais aussi chaque jour ouvrable pour tirer au sort les jurys populaires journaliers parmi les 6000 héliastes de l’année disposant d’une plaque d’identité d’héliaste.
Débats autour du tirage au sort en matière politique
Comme on le sait par Aristophane, dans sa comédie des Guêpes, juger était pour beaucoup d’Athéniens âgés à la fois un gagne-pain et une passion maladive. Gagne-pain et passion maladive : voilà qui n’est pas très positif. Le tirage au sort démocratique a suscité rapidement la critique et la caricature.
L’objection de l’incompétence est la plus fréquente. Comme le dit Socrate selon Xénophon (et Platon a développé considérablement cette exigence du savoir en matière politique) : « Les vrais rois, les vrais magistrats, disait Socrate, ce ne sont pas ceux qui tiennent un sceptre, ni ceux qui ont été élus par n’importe qui, ni ceux qui ont été tirés au sort, ni ceux qui ont usé de la force ou de la tromperie, mais ceux qui savent commander » (Mémorables III, 9, 10). Notons que le tirage au sort, ici, n’est qu’une des multiples sources illégitimes du pouvoir. Tout aussi illégitime est l’élection, par exemple, si ceux qui élisent sont « n’importe qui ». Rappelons à ce propos, pour ne pas donner l’impression que la démocratie athénienne était entièrement régie par le tirage au sort, que certaines magistratures athéniennes, de fait, étaient électives, notamment les plus importantes, les fonctions financières et militaires, en particulier la stratégie (ce qui a permis à Périclès d’être réélu à 15 reprises : « c’était nominalement une démocratie, mais en fait, une magistrature exercée [ou : un pouvoir, archè] par un homme exceptionnel », estime même Thucydide, II, 65). Cependant, malgré cette réalité beaucoup plus nuancée, l’assimilation entre démocratie et tirage au sort était acceptée de façon courante, étant donné le nombre des citoyens concernés.
L’objection de l’incompétence était-elle contournée ? Au début du livre III de sa Politique, Aristote définit le « citoyen » comme celui qui participe à l’archè (mot polysémique : « pouvoir » ou « magistrature »), comme magistrat, comme juge, ou même, dit-il, comme simple membre du Conseil ou de l’Assemblée, puisque le Conseil et l’Assemblée sont le lieu de l’archè. Ainsi, le pouvoir collectif exercé dans les assemblées n’est pas distingué du pouvoir individuel acquis par le sort. Dans le Protagoras de Platon, Socrate avait aussi fait observer que le régime politique des Athéniens suppose que tout citoyen a une compétence, fût-elle minimale, en matière politique. Mais il faut surtout se placer du point de vue de la logique du régime dans son ensemble. Dans la démocratie, c’est « le peuple », et non tel ou tel individu, qui exerce les magistratures et commande, comme le disent explicitement Otanès dans un débat de l’historien Hérodote (III, 80), et Thésée dans les Suppliantes d’Euripide (v. 406 et suiv.) : « Le peuple exerce les magistratures par le sort », « le peuple règne par des successions annuelles à tour de rôle ». Une excellente formule de Mogens Hansen résume cet aspect en reprenant habilement une image platonicienne : « Les Athéniens tiraient leurs magistrats au sort pour être sûrs qu’ils ne seraient pas les pilotes de l’État (...). Dans une démocratie, la volonté de limiter le pouvoir des magistrats s’associe avec celle de faire servir tout un chacun à son tour en qualité de magistrat » (p. 275).
Une autre objection est de nature morale. Pour l’auteur oligarchique de la Constitution d’Athènes conservée dans les œuvres de Xénophon, le tirage au sort est principalement le moyen pour le peuple de se répartir les indemnités liées aux fonctions publiques (« misthophorie »). Cette vision intéressée a été mise en scène dans les comédies, comme dans les Guêpes à propos des juges. Dans l’Assemblée des femmes, en 392, où se trouve le premier emploi littéraire du mot klèrôtèrion, Aristophane va plus loin. L’héroïne réussit à donner le pouvoir aux femmes des citoyens : les épouses se déguisent en hommes, vont à l’Assemblée avant que leurs maris soient réveillés, et votent cette révolution. Quand elle expose à son mari le nouveau régime, elle le fait cependant en ménagère, qui pense à ce qu’on mangera à midi. Ce sera un retour carnavalesque à l’âge d’or, avec les instruments de la démocratie athénienne. La démocratie des femmes, c’est la bombance par tirage au sort. Les tribunaux deviennent des banquets d’hommes, une extension des « maisons d’hommes » si importantes dans la cité grecque. « Je les tirerai tous au sort, jusqu’à ce que chaque citoyen sache après tirage sous quelle lettre il dînera et s’en aille tout content » (v. 682-683). Aristophane fait ici allusion à la répartition complexe des jurés athéniens entre les tribunaux. Ce tirage au sort répartit entre tous les Athéniens la nourriture, au lieu de sélectionner parmi eux qui exercera une charge. Personne n’est exclu, contrairement à ce qui se passe même dans les tribunaux athéniens (v. 687-690) : « – Et ceux dont la lettre sous laquelle ils dîneront ne sera pas tirée, tout le monde les repoussera. – Non, pas de ça chez nous, nous fournirons tout à tous en abondance ». La réalisation de l’idée comique vérifie cette annonce. Maintenant, tous les citoyens sont invités au banquet public : le tirage au sort est vraiment égalitaire et distributif, et non plus sélectif (v. 834 et suiv) : « Vous tous, citoyens, il en est maintenant ainsi : venez vite trouver la générale, pour que, par tirage au sort, la fortune vous indique à chacun à votre tour l’endroit où vous dînerez ! »
Ces distributions comiques de nourriture n’ont plus rien de solennel ni de religieux. Pourtant, le tirage au sort des magistrats par les thesmothètes avait lieu « dans le sanctuaire de Thésée », selon un orateur attique (Eschine, III, 13). Dans sa restitution, vraisemblable, des deux inscriptions portant le mot, S. Dow ajoute les mots « dans le sanctuaire », qui indiquent que les décrets honorifiques gravés sur les klèrôtèria seront disposés dans un espace consacré. Le complément des derniers éditeurs : « [qu’il l’installe dans l’enceinte sacrée où le tirage au sort a été effe]ctué » va plus loin. On s’est demandé, dès la découverte, pourquoi une inscription honorifique était gravée sur un klèrôtèrion et non sur une stèle ordinaire. Sterling Dow évoque plusieurs hypothèses : à la date de ces inscriptions, on ne se servait plus de ces appareils, car le tirage au sort n’était plus pratiqué, et on réemployait les pierres à d’autres usages ; ou bien on continuait à tirer au sort, mais les appareils en question étaient abîmés, ou périmés. Pourquoi, cependant, si ces blocs n’étaient plus utilisés comme appareils à tirer au sort, préciser dans l’inscription honorifique qu’elle sera gravée sur un « klèrôtèrion en pierre » ? Pourquoi le klèrôtèrion sur lequel figure l’inscription n° 221, tel qu’il est reconstitué par les archéologues, est-il un appareil à six colonnes, correspondant donc à un appareil utilisable pour le tirage au sort d’un Conseil à l’époque où Athènes a comporté douze tribus, et donc un appareil convenant au tirage des bouleutes honorés par l’inscription ? Ces appareils n’avaient-ils pas une valeur sacrée tenant à l’usage qui en avait été fait, les rendant particulièrement aptes, de ce fait, à recevoir des inscriptions honorifiques ? Ces questions sur le sens des inscriptions gravées sur des appareils à tirer au sort vont dans le même sens que des observations présentées à M. Hansen par un savant qui souligne l’allure de cérémonial que devaient avoir ces longues heures passées à tirer au sort entre citoyens, leur allure « rituelle » [13]. Elles peuvent, je crois, être renforcées par l’examen de certaines discussions anciennes sur le tirage au sort, notamment chez Platon.
Le même Platon qui identifie démocratie et tirage au sort, dresse dans les Lois une liste des titres unanimement reconnus comme ouvrant un droit à l’exercice du pouvoir. Il y en a sept (III, 689 e), ceux des parents, des nobles, des anciens, des maîtres, des forts, des savants et enfin un septième. La progression est à la fois généalogique et logique. On commence par trois titres qui reposent sur l’antériorité de la naissance : le pouvoir exercé par les parents sur leurs enfants, par les nobles sur les gens sans naissance, par les anciens sur les jeunes. Un changement de perspective apparaît avec les modes suivants, qui reposent sur la nécessité que représente la force : il s’agit du pouvoir du maître sur les esclaves et du pouvoir des forts sur les faibles. Platon se situe ici dans la perspective d’une fameuse citation de Pindare, reprise par la sophistique et par le Calliclès du Gorgias. La catégorie suivante est explicitement opposée à la précédente : le sixième titre à exercer un commandement est le savoir ; ce titre, dit l’Athénien des Lois, ne repose pas, lui, sur la violence et c’est véritablement un titre naturel à exercer le pouvoir, un titre qui correspond aussi au « pouvoir de la loi sur des gens qui l’acceptent ». Platon, semble-t-il, assimile ici le philosophe-roi de la République et la construction des Lois. Vient enfin le dernier titre à exercer le pouvoir, le septième (un chiffre qui a, bien sûr, une valeur particulière) : « En mentionnant un septième mode de commandement, que les dieux aiment et qui repose sur la bonne fortune, nous en venons à ce qu’on appelle lot du sort ; quand on l’obtient, on commande, quand on fait un mauvais tirage, on s’en va et on obéit : voilà, disons-nous, ce qu’il y a de plus juste ». La phrase, en grec, est un peu alambiquée. Mais elle vient incontes¬tablement au terme d’une gradation, marquée par l’intervention de la nécessité et de l’universalité pour le cinquième titre à commander, puis de « la plus grande réputation » pour le sixième et enfin du pouvoir « ami des dieux » pour le tirage au sort. Le tirage au sort, qui est caractérisé comme typique de la démocratie dans la République, est ici, au terme de cette gradation, l’objet d’éloges, et il apparaît avant tout comme le choix des dieux, même si une cascade de particules de liaison et d’indéfinis suggère la réticence de l’Athénien à l’égard des propos qu’il est en train de tenir. Cela montre de façon indiscutable qu’en plein quatrième siècle le tirage au sort avait, pour les lecteurs de Platon, une valeur avant tout religieuse.
Pourtant, le même Athénien, plus loin, dans le livre VI des Lois, adopte une position différente lorsqu’il s’agit de décider concrètement comment on choisira les conseillers de la nouvelle cité, et il propose alors une distinction entre deux sortes d’égalité (757b1-6) : « Il y a deux égalités qui existent, et qui ont le même nom, mais sont en fait à peu près contraires en tout point : la première, n’importe quelle cité, n’importe quel législateur peuvent l’employer pour répartir les honneurs, l’égalité en mesure, en poids et en nombre, en la dirigeant au moyen du tirage au sort pour les répartitions ; la plus véritable et la meilleure égalité, en revanche, ce n’est plus à tout un chacun de la voir. Elle relève du jugement de Zeus ». Cette fois, le septième et dernier mode de commandement, attribué par le sort, que décrivait Platon au livre III, ne vaut en réalité plus grand-chose pour répartir les honneurs. Il est trop facile et trop arithmétique : chacun est tout simplement l’égal de son voisin. Mieux vaut, estime Platon, ce qu’il appelle l’égalité « proportionnelle » à la valeur de chacun, attribuant plus d’honneurs à qui en mérite plus, bien que ce soit une tâche difficile, exigeant des qualités divines. Cette distinction entre deux égalités, qui permet de qualifier d’égalitaire un régime en fait inégalitaire ou censitaire, est fort usitée à l’époque.
Cependant, même ce passage, si on le lit au delà de ces quelques lignes, n’est pas totalement incompatible avec l’éloge du tirage au sort du livre III. Platon, en effet, reconnaît que l’on ne peut échapper à une certaine dose de tirage au sort si l’on veut éviter l’hostilité du peuple, ce qui correspond au lien établi de son temps entre démocratie et tirage au sort : il faut donc prier la divinité pour qu’elle fasse du tirage au sort, autant que possible, un moyen juste de répartir les charges (757e2-758a2) : « C’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser l’égalité du tirage au sort pour éviter l’hostilité du grand nombre, en demandant quant à nous à la divinité et à la bonne fortune, dans ce cas aussi, de redresser le sort dans le sens de la plus haute justice ; c’est ainsi qu’il faut utiliser nécessairement à la fois les deux sortes d’égalité, tout en limitant au minimum l’emploi de la seconde, qui utilise la fortune ».
Platon est à nouveau réservé sur l’efficacité de l’intervention de la divinité pour redresser le tirage au sort, mais il se réfère évidemment à des prières accompagnant le recours au tirage au sort en matière politique. Ces textes de Platon suffisent, je pense, à caractériser les deux aspects du tirage au sort à Athènes en matière politique. Cette institution est évidemment démocratique, et donc, pour Platon, à la fois condamnable et d’une certaine façon inévitable, en raison de la pression exercée dans la Grèce de son temps par les masses populaires. Mais elle conserve aussi le prestige de son caractère tout aussi évidemment religieux, qui permet de rendre acceptable, même du point de vue platonicien, l’intégration d’une petite dose de tirage au sort dans le choix des magistrats de la cité des Lois.
De la pratique athénienne, il ne subsiste cependant pas grand chose dans la cité que fonde Platon. Prenons seulement l’exemple des dix « astynomes » athéniens, magistrats chargés de l’ordre public et du respect des réglements d’urbanisme, cinq pour la ville et cinq pour le port, tirés au sort chaque année : leur rôle, mentionné par Aristote juste après le Conseil, était important (Constitution d’Athènes 50, 1-2). Dans la cité que veut fonder Platon, les « astynomes », au nombre de trois, sont d’abord choisis par élection, sur proposition de tout citoyen, mais seulement parmi la plus haute classe censitaire, et ensuite, parmi les six qui obtiennent le plus de voix, trois sont tirés au sort (763 e). La part du tirage au sort est minime, tant le tirage au sort, pour reprendre l’expression qui qualifiait la réforme de Solon, est effectué à partir d’un groupe restreint de gens préalablement choisis.
Les hésitations et les propositions de Platon permettent de comprendre que l’institution du tirage au sort en politique ait subsisté bien après l’époque classique. Il est très difficile de savoir quand et pourquoi Athènes y a renoncé. De toute façon, la démocratie athénienne ne s’arrête pas avec la bataille de Chéronée, en 338. Christian Habicht l’a rappelé avec autorité dans son beau livre sur Athènes hellénistique (20062). Ce serait une autre histoire que d’évaluer les heurs et malheurs du tirage au sort dans l’Athènes hellénistique, selon les orientations plus ou moins oligarchiques, plus ou moins démocratiques, des régimes successifs, heurs et malheurs qui sont d’ailleurs plus ou moins bien connus. Rappelons seulement que les klèrôtèria avec inscriptions honorifiques qui ont été étudiés par les archéologues américains datent non pas de la période classique, mais de la période hellénistique, d’une époque où le nombre des tribus athéniennes a été étendu à douze et où le régime politique pouvait être un régime censitaire, et ne donnant accès aux magistratures qu’à une élite sociale. Les blocs retrouvés sont datés en effet vers 164/3 avant notre ère. Au début du quatrième siècle avant notre ère, les klèrôtéria dont on reconstitue le fonctionnement au moyen de ces appareils de pierre très postérieurs étaient probablement en bois, et aussi les plaques d’identité (en buis). Pour le cinquième siècle, on manque de documentation, bien que certaines hypothèses aient pu être avancées. Donc, de façon un peu paradoxale, on reconstitue le fonctionnement de la démocratie classique à partir d’une documentation hellénistique, d’une époque où la démocratie n’avait plus le caractère extrême qu’elle avait à l’époque classique. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, si l’on veut bien se souvenir de l’extension considérable du tirage au sort dans la société grecque, toutes époques et tous régimes confondus. Au premier siècle avant notre ère encore, une inscription athénienne très discutée atteste la continuité de l’association entre tirage au sort et « démocratie », que cette « démocratie » ait été nominale ou réelle [14].
Ce rapide parcours à travers les différents aspects sociaux et politiques du tirage au sort conduit à trois conclusions. L’extension de son emploi, en synchronie et en diachronie, apparaît institutionnellement liée à la croyance en l’intervention des dieux pour orienter le sort. Ses usages dans la définition des charges militaires et civiques ne peuvent être compris sans examen attentif de la base de départ du tirage au sort : destiné à sélectionner ou à répartir entre des égaux, il s’adapte à différentes régimes d’égalité, depuis les aristocraties jusqu’aux fratries, réelles ou symboliques, et aux démocraties. Concernant la démocratie, dans sa version de la Grèce antique, ce n’est que progressivement, au fur et à mesure de l’élargissement de cette base, que le tirage au sort lui a été identifié, d’une façon le plus souvent très critique, notamment dans la perspective des philosophes qui contestaient la nature égalitaire de la base de départ, ne reconnaissaient plus, ou ne reconnaissaient plus guère le rôle des dieux en la matière, et réservaient l’activité politique à la possession d’un savoir et d’un savoir-être.