1er décembre 2018 : pour la deuxième fois consécutive, le « mouvement » des Gilets Jaunes décide de se réunir à Paris, aux abords des Champs-Élysées. Dès le début de la matinée, des incidents éclatent, annonçant une journée d’émeutes sur la place de l’Étoile. Depuis la mi-novembre, des milliers de personnes ont revêtu leur gilet de « haute visibilité », se regroupent sur les intersections un peu partout en France pour exprimer leur mécontentement à l’égard de la politique du président Emmanuel Macron. Déclenchée initialement contre la hausse des taxes sur les carburants, et l’accumulation de difficultés sociales parmi les classes populaires vivant dans les zones rurales et la dégradation continue de la démocratie locale [1], la contestation s’étend rapidement à de grands types de revendications : la première portant sur une amélioration des conditions d’existence, avec une revalorisation du SMIC en comme point de départ ; la seconde concernant une démocratisation plus importante de la société française, avec des aspirations fortes d’une meilleure représentation sociale. Pour la première fois depuis le début de son mandat, le président et son gouvernement doutent et reculent, confrontés à une nébuleuse sociale qui non seulement semble insaisissable mais semble s’agréger, jusqu’aux mouvements sociaux des banlieues des grandes villes, se consolider et se radicaliser à mesure que passent les semaines.
Par les dimensions principalement matérialistes de ce phénomène, on aurait pu attendre des principales confédérations syndicales qu’elles saisissent cette formidable opportunité pour engager un rapport de force qu’elle peine à mettre en place depuis tant d’années. Mais dès le début du mouvement, les principaux leaders syndicaux accueillent ces protestations avec une méfiance assumée : « impossible pour la CGT de défiler au côté du FN » tance Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT le 16 novembre, au lancement de la contestation. De son côté, Laurent Berger, le leader de la CFDT, a beau reconnaître que les gilets jaunes défendent un « paquet de sujets qu’on porte depuis longtemps », il fustige aussitôt les « personnes qui sont sur les barrages et qui ne se sont jamais engagées nulle part, dans quelque association que ce soit, expliquer que tous ceux qui s’engagent depuis des années sont des tocards » [2]. À mesure que le mouvement s’étend à différentes composantes de gauche, le ton se fait moins sévère et l’on envisage certains rapprochements. Mais rien n’y fait. Les syndicats semblent dépassés à l’égard d’un mouvement qui rejette toutes formes d’intermédiation : la manifestation qu’organise la CGT le 1er décembre et qui prévoit de rejoindre les gilets jaunes passe complètement inaperçue, tout autant que l’appel à un « Grenelle du pouvoir de vivre » lancé au même moment par Laurent Berger.
Le 6 décembre, une intersyndicale rédige un communiqué qui se résume à l’ouverture de négociations et à la condamnation des violences. Le lendemain, Philippe Martinez estime qu’une « convergence des luttes est impossible au niveau national », tout en continuant de rappeler que « quand on livre des migrants à la police, ce ne sont pas les valeurs de la CGT » [3], et appelle à une journée de grève sept jours plus tard, un vendredi, en marge des mobilisations des gilets jaunes prévus le samedi. Si aujourd’hui « gilets jaunes » et confédérations manifestent tant de méfiance réciproque, c’est que les syndicalistes n’apparaissent plus comme des porte-paroles des problématiques matérielles, ni même de l’exploitation salariale. À l’inverse, les gilets jaunes sont soupçonnés d’un amateurisme problématique dans ses formes comme dans ses revendications, accusés d’avoir déserté les rangs syndicaux, de se mobiliser trop tard et « hors cadre ».
Un syndicalisme qui s’éloigne des aspirations salariales
Cette incapacité des confédérations syndicales à se joindre à l’un des plus grands mouvements sociaux depuis Mai 68 met bien en lumière l’affaiblissement qui frappe le syndicalisme hexagonal. Avec 8% en moyenne de la population salariale syndiquée, la France est le pays qui a connu le déclin le plus rapide et le plus brutal depuis trente ans en Occident [4]. L’étiologie du déclin syndical français est bien documentée par les sociologues et les politistes : disparition de bastions ouvriers, hausse du chômage, précarisation de l’emploi, tertiarisation de l’activité, etc. [5]
Les organisations syndicales sont confrontées à des transformations majeures de l’économie auxquelles est venue s’ajouter une complexification substantielle du travail de représentation. Les élus du personnel et les militants syndicaux doivent désormais siéger dans un nombre croissant d’instances, dans et hors des entreprises [6]. En ce sens, à mesure que les règles juridiques et économiques gagnaient en subtilité dérogatoire, les militants syndicaux ont été happés par la nécessité d’intensifier leur formation, s’éloignant géographiquement et socialement, des bases qu’ils étaient censés représenter [7]. La question de la représentativité n’a fait qu’accentuer la déconnexion entre les organisations syndicales et les salariés : par les prérogatives qu’elles permettent, les élections professionnelles sont devenues des enjeux essentiels des confédérations syndicales qui concentrent désormais une partie substantielle de leurs préoccupations et de leurs mobilisations militantes. Enfin, depuis une dizaine d’années, le monde syndical rencontre une série de transformations majeures qui l’emporte dans une course effrénée à l’adaptation de nouveaux dispositifs de régulation du travail et de l’emploi : loi de représentativité syndicale en 2008, Loi Rebsamen en 2015, Loi El Khomri en 2016, ordonnances Macron en 2017, les syndicats passent désormais une partie substantielle de leur temps à s’adapter à un cadre normatif qui n’a de cesse de réduire leurs marges de manœuvre.
Dans le même temps, leur voix et leur expertise en matière d’action publique semblent définitivement exclues de la fabrique des réformes sectorielles (dans l’énergie, le travail ou encore les transports) depuis la fin des années 1990 [8]. Désormais, le pouvoir syndical est morcelé à la faveur de la négociation d’entreprise qui met en concurrence les salariés entre eux. Depuis son arrivée au pouvoir, E. Macron n’a fait que contribuer à exacerber cette déconnexion par la mise en place des Comités sociaux et économiques (CSE) qui prévoient de transformer les syndicalistes en managers sociaux [9].
Les gilets jaunes, substitut des luttes au travail ?
Le mouvement des Gilets Jaunes met donc bien en lumière ici un symptôme de ces différentes transformations du syndicalisme : sous l’effet de la professionnalisation du travail syndical, les responsables syndicaux semblent désormais en décalage par rapport à des aspirations pourtant proches du cœur de leur travail revendicatif, défendues par nombre de travailleurs pauvres, de retraités modestes ou de jeunes intérimaires qui composent les rangs des Gilets jaunes [10]. Le caractère extra-professionnel de cette mobilisation éclaire un autre aspect de la situation de faiblesse dans laquelle sont placés désormais les syndicats : foyer historique de la contestation, le monde du travail ne semble désormais plus en mesure de mobiliser suffisamment pour obtenir des conquêtes sociales élémentaires comme des hausses générales de salaire. Ce combat déserte le lieu de travail, à mesure que l’entreprise se complexifie (sous-traitance, éclatement des statuts d’emploi, éloignement des centres de décision, distance sociale des nouvelles générations de cadres) et se fait désormais sur des ronds-points, des péages d’autoroute, aux abords des villes. Quand ce mouvement se décide à manifester sur Paris, les centrales syndicales peinent à sortir de leurs cortèges habituels [11], conduisant à l’invisibilité mentionnée plus haut.
La conflictualité professionnelle en France est pourtant loin d’être anecdotique : des recherches montrent une résurgence de la contestation au travail depuis la fin des années 1990 qui s’accentue tout au long des années 2000 [12], faisant de la France l’un des pays les plus conflictuels du continent européen [13]. En dépit de leur déclin respectif et commun, l’industrie et les syndicats demeurent ainsi les principaux secteurs et acteurs des mobilisations professionnelles en ce début de millénaire. Pour autant, cette tendance globale à la hausse cache des disparités qui permettent de formuler des hypothèses d’un glissement de la conflictualité professionnelle hors de l’entreprise, dont les gilets jaunes seraient une des illustrations. Bien qu’on observe une hausse continue de la conflictualité sur la période, celle-ci ne parvient jamais à rassembler autant de participants qu’autrefois, et réunit principalement des salariés du secteur public lors de journées de grandes mobilisations [14]. Le nombre de Journées Individuelles Non Travaillées dans le secteur privé a ainsi nettement baissé, passant de plus de trois millions dans les années 1970 à un nombre variant de 250000 à 500000 durant la décennie 1990 et 2000, tandis que les mobilisations ont été écourtées : les cessations du travail inférieures à deux jours augmentent tandis que celles qui leur sont supérieures diminuent, les salariés privilégiant des formats de lutte plus indirects, comme le débrayage, la pétition, la grève perlée ou celle du zèle.
En fait, la conflictualité contemporaine du travail est autant le produit de la tertiarisation de l’économie que de la segmentation progressive du marché du travail et de la précarisation des conditions d’emploi [15] qui semblent caractériser nombre de gilets jaunes [16]. Les conditions de mobilisations au travail se sont dégradées à mesure que l’emploi se transformait et se raréfiait, rendant l’implication dans la lutte de plus en plus coûteuse, aussi bien à titre collectif qu’individuel, en particulier pour les salariés dont les revenus sont les plus bas : ces derniers préfèrent souvent « la débrouillardise » au syndicalisme pour s’informer ou se défendre [17]. Le recours aux Prudhommes concerne ainsi près de 94% d’individus « ordinaires » et vise dans 8 cas sur 10 à contester le motif de la rupture [18]. Enfin, cette inertie doit surtout s’apprécier à l’aune de la création des ruptures conventionnelles qui connaît une croissance ininterrompue depuis leur apparition en 2008. Or ces contrats sont moins le résultat d’une conciliation « à l’amiable » que bien souvent un « exit » financier et institutionnel d’une multitude de situations conflictuelles [19]. En en complexifiant le recours aux prudhommes et en complexifiant le recours à cette juridiction, les ordonnances Macron finissent par étouffer les dernières voies possibles de justice au travail [20]. En occupant les ronds-points, les gilets jaunes continueraient-ils la lutte professionnelle par « d’autres moyens » ?
Une convergence impossible ?
Les rares données d’enquête disponibles à ce jour tendent, malgré leur inévitable fragilité, à corroborer cette hypothèse : parmi les gilets jaunes rencontrés par les sociologues, près d’un sur deux (44%) a déjà participé à une grève, un taux particulièrement élevé quand on sait que seul un tiers des Français déclare avoir engagé une telle démarche au cours de leur carrière professionnelle (« Les salariés et la grève », Sondage BVA daté du 18 avril 2018.). Certains articles de presse rapportent par ailleurs la présence de représentants syndicaux sur les ronds-points [21], tandis que des sections syndicales n’hésitent plus à affirmer leur solidarité [22]. Ce continuum entre les gilets jaunes et les luttes au travail se vérifient un peu plus lorsqu’on s’intéresse aux motifs des principales mobilisations ayant lieu ces dernières années sur les lieux de travail. Une enquête BVA, réalisée en avril 2018, permet des rapprochements intéressants en la matière : alors que les gilets jaunes ont rapidement adopté des revendications portant sur une hausse du salaire minimum à 1300 euros net, ce sondage montre que près d’une fois sur deux (47%) la rémunération constitue la principale origine des grèves au sein des entreprises. Cette enquête conforte ainsi un mouvement qui n’a jamais cessé concernant la conflictualité au travail, y compris parmi les salariés aux bas revenus.
De fait, contrairement à une autre idée reçue, les salariés rejettent assez peu leurs représentants du personnel, bien qu’ils puissent juger leur action relativement faible [23]. Cette adhésion se renforce lors de crise sociale au sein de l’entreprise : de nombreuses enquêtes récentes montrent que lors de phase de restructurations les organisations de salariés apparaissent comme des actrices « incontestables », dont « […] la représentation gagnerait en force, en légitimité et en efficacité » [24]. Au cours de ces séquences où se cristallisent les relations entre les salariés et leur direction, on assiste bien souvent à une autre dimension de la professionnalisation syndicale sur laquelle les chercheurs et le sens commun en général accordent peu d’importance : les élus du personnel, aidés par des cabinets de conseil, mobilisent un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui permettent très souvent de créer des conditions favorables de défense et d’améliorer significativement les conditions de départ lors de liquidation [25], dont les salariés sont souvent redevables.
Des alliances inédites entre différents syndicats – CGT, Solidaires et CNT – ont permis d’obtenir récemment d’importantes victoires parmi des populations salariales perçues comme peu mobilisables, comme des femmes de chambre ou des salarié-es travaillant dans le nettoyage [26]. Même si ces cas demeurent rares, les syndicalistes parviennent même à sauver des entreprises, à éviter des licenciements, contestant les arguments et la gestion des multinationales, hier [27] et aujourd’hui [28], rejoignant ce faisant le rejet d’une fatalité des orientations économiques des gilets jaunes [29]. À cet égard, la réaction syndicale la plus forte à l’égard des gilets jaunes le confirme : les appels à rejoindre le mouvement proviennent principalement des structures de base, professionnelles et territoriales.
Affirmer la possibilité d’une telle convergence peut paraitre prendre à rebours l’un des principaux enseignements de l’enquête menée par des sociologues et des politistes : s’ils provoquent moins de rejet que les organisations politiques (81%), les syndicats ne semblent pas susciter pour autant une adhésion majoritaire de la part des gilets jaunes (64% n’en veulent pas dans leur mouvement). Il faut pourtant, nous semble-t-il, prendre ce constat avec une certaine prudence : d’autres enquêtes ont montré que les salariés entretenaient une ambivalence parfois très forte à l’égard des représentants du personnel, en particulier parmi les bas salaires et les plus précaires. La critique à leur égard cache parfois le souhait d’une plus grande présence et/ou d’une plus grande inclination protestataire. Dans tous les cas de figure, le mouvement des gilets jaunes constitue une occasion historique pour les organisations syndicales françaises de ramener vers elles des pans entiers d’une population qu’elles cherchent depuis des années à syndiquer. Certains leaders syndicaux l’ont d’ailleurs bien compris [30]. Les prochaines semaines seront déterminantes pour voir si cette union a lieu.