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Recension Histoire

Les hussards de la raison

À propos de : Sylvain Laurens, Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005), Éditions de l’EHESS


par Olivier Martin , le 8 octobre 2020


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Dans les années 1930, militer pour la science, c’est affirmer qu’elle est un facteur de progrès et de justice sociale. À partir des années 1970, avec la bureaucratisation de la recherche, la question de son indépendance vis-à-vis des puissances politiques vient diviser les mouvements rationalistes.

Avec Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005), Sylvain Laurens offre une importante contribution à l’histoire de la rationalité et de la science, en analysant les mouvements et associations qui prétendent parler en leur nom depuis les années 1930 en France. Que sont la science et la rationalité dans les années 1930, avant Hiroshima, mais dans une période où l’emprise des idées communistes est forte et où la science doit s’affirmer face aux milieux catholiques et conservateurs ? Que deviennent-elles après-guerre, dans le contexte de guerre froide, de planification économique, de création de grandes institutions scientifiques publiques ? Que se passe-t-il à partir des années 1970, avec le développement de la bureaucratie scientifique et des discours critiques ? Comment les mouvements rationalistes se positionnent-ils face aux enjeux sociaux, environnementaux et climatiques ? Et, à chacune de ces périodes, qui sont les porte-parole des discours publiques sur la science ?

La sociohistoire au service d’une analyse de la science et de la rationalité

Trois mouvements rationalistes sont au cœur de l’analyse prudente et nuancée de Sylvain Laurens : l’Union Rationaliste (UR, créée en 1930) ; l’Association Française pour l’information scientifique (AFIS, créée en 1968) ; le laboratoire de zététique (années 1990). Les anciennetés très variables de ces organisations, les différences de nature de leurs activités tout autant que la disponibilité des sources d’archives expliquent la place que chacun de ces trois mouvements prend dans l’ouvrage. L’acteur dominant est incontestablement l’UR, même si son emprise s’atténue en fin de période et que les autres acteurs émergent.

L’ouvrage s’inscrit de façon résolue dans une perspective de sociohistoire croisant trois approches sociographiques et historiographiques : une sociologie historique des savants, de leurs profils et de leur inscription dans les espaces sociaux de leur époque ; une analyse sociologique de l’espace institutionnel et médiatique (qui prend la parole, à quel titre, pour quel public), des rapports de force et des liens objectifs entre la communauté scientifique et ses partenaires (industrie, État) ; une analyse des transformations du champ politique puisque le XXe n’est pas avare en évolutions idéologiques majeures (anticléricalisme, nazisme, communisme, socialisme, combat pour les droits de l’homme, libre-pensée, écologie, libéralisme…) ayant façonné les positionnements des rationalistes.

Le livre évite soigneusement tout jugement rétrospectif simpliste. Il n’en reste pas moins que la « vérité historique est cruelle et projette une lumière parfois peu glorieuse sur les engagements au nom de la science » (p. 12).

Les temporalités des rationalités

Durant la période qui s’ouvre avec les années 1930, au moment où l’UR est fondée par quelques savants renommés (physiciens, biologistes, philosophes, représentants des sciences sociales, notamment durkheimiens), la science est perçue comme facteur de progrès social et de justice sociale. Elle est jugée émancipatrice et en capacité de surmonter les oppositions partisanes. Aux yeux des promoteurs de l’UR, la science fait naturellement preuve de son efficacité dans la résolution des questions techniques comme socio-économiques.

Les soutiens de l’UR sont souvent socialistes, parfois communistes ou radicaux. Ils s’opposent aux milieux intellectuels catholiques et nationalistes, qui sont alors durablement alliés et qui ne se privent pas d’attaquer l’UR. Il n’est pas rare qu’ils soient également membres de la LDH, de la franc-maçonnerie, de la SFIO, et engagés dans la lutte contre l’antisémitisme. La rationalité, étendard de l’UR, est perçue comme le lieu de la neutralité — même si cette affirmation de neutralité sera rapidement secouée par les événements politiques des années 1930 et la montée du fascisme, du nazisme. Ces années sont aussi celles de la création d’institutions dédiées à la science et d’une professionnalisation des activités de recherche.

La période qui s’ouvre après-guerre est bien différente. C’est le temps de la guerre froide, de la création des grands instituts, de la constitution d’une haute administration de la science, de la planification, et des rapprochements avec l’industrie, l’agriculture, l’armement.

Sylvain Laurens souligne à quel point l’UR est tendue autour de deux pôles qui structurent ses débats et ses prises de position : la franc-maçonnerie, et le Parti Communiste Français. Dans ce contexte, la rationalité et la science constituent le socle réunissant des individus aux positions et aux options idéologiques parfois divergentes. Tout en étant proche du PC et des syndicats, et tout en s’appuyant sur un socle de nombreux militants communistes, l’UR parvient à maintenir son indépendance. Les formes de compagnonnage vont d’ailleurs évoluer durant les décennies d’après-guerre, en raison de la critique du stalinisme, de l’affaire Lyssenko, des mouvements pacifistes et des prises de distance vis-à-vis de l’URSS

Ce contexte produit un rationalisme qui constitue un refuge, à la fois pour ceux qui n’acceptent pas la soumission aux pouvoirs en place comme à leur propre parti politique, pour ceux qui ne veulent pas se résoudre à la bipolarisation et à la guerre froide, comme pour ceux engagés dans la lutte en faveur du pacifisme. L’UR semble constituer un espace à l’abri des violences et injonctions de la sphère politique, au point de devenir un lieu de dissidence. L’objectif est de défendre la science, comme corpus de méthodes d’investigation et comme démarche de construction de connaissances rationnelles sur la réalité. Le rationalisme sert de refuge, mais il est aussi contesté par ceux qui estiment que la lutte des classes et ses idéaux ne doivent pas être abandonnés au nom d’un rationalisme radical et surplombant (comme l’illustre bien la controverse autour des travaux de Lyssenko).

La proximité avec les sphères du monde des sciences de l’ingénieur et de la médecine s’accentue. Mais la crainte que la science se soumette à d’autres logiques que celle de la raison, de la rationalité et de la recherche désintéressée est forte. Cela contribue à faire émerger l’interrogation sur l’orientation de la recherche scientifique à des fins industrielles, militaires, politiques, comme celle sur l’immense pouvoir de la science et des instances en charge de là piloter.

Les années 1970 marquent une nouvelle rupture : la bureaucratisation de la science s’accentue, mais à la différence des périodes précédentes elle n’est plus perçue comme un bienfait. Elle est décriée de manière plus ou moins radicale. La bureaucratie n’est plus le gage d’une autonomie de la science : elle est davantage vue comme le levier du pilotage politique et stratégique de la science par l’État et l’industrie, par exemple en matière de nucléaire, d’agronomie, de technologies civiles ou militaires. Les critiques adressées à ces évolutions avaient commencé dans les années 1960, mais elles accentuent nettement à partir de la décennie suivante autour des mouvements « anti-science » (selon l’expression courante, mais trompeuse), des développements des discours critiques et des analyses savantes des savants (par des sociologues, anthropologues ou historiens) – sur ces points, Sylvain Laurens est malheureusement peu disert [1].

La période se caractérise également par la montée en puissance de l’ingénieur-chercheur et de l’idée des « sciences appliquées ». La place des ingénieurs, des développeurs, des acteurs situés à l’articulation de la communauté scientifique et du monde industriel et économique (scientifiques-entrepreneurs) s’accentue clairement. Cette inflexion n’est pas anodine : « elle achève de marquer la rupture avec la génération issue des combats de l’émancipation sociale » (p. 199). Elle fait aussi écho à l’effondrement du PCF et à l’effritement du syndicalisme, ainsi qu’à évolution des frontières entre le public et le privé (en lien avec les privatisations). La mouvance rationaliste de cette période voit également arriver vers elle de nombreux amateurs, professeurs, érudits, journalistes, défenseurs de la cause scientifique ne possédant pas nécessairement de qualification attestée.

Au cours de cette période 1970, l’éducation du grand public à la science constitue la nouvelle ambition servant de socle aux membres de l’UR. Il ne s’agit toutefois plus de défendre la science et sa diffusion : il faut s’attaquer à ce qui est perçu comme des obstacles à la science. La posture est plus virulente : elle cible la crédulité et les « gogos ».

La réflexivité du savant sur sa responsabilité est reléguée au second plan : la priorité est la défense de la cause de la science face aux tentatives de récupération par les charlatans, face aux usages rhétoriques trompeurs, face aux autres formes de savoir (des médecines douces au paranormal, en passant par l’ufologie, les discours écologistes sur la pollution atmosphérique ou encore la parapsychologie) ; mais aussi face aux critiques qu’elle suscite lorsque naissent des doutes sur le progrès ou des craintes devant le développement technique. Le mouvement rationaliste peut donc en venir à lutter contre les mouvements écologistes, les défenseurs de l’environnement ou les critiques du développement technologique.

Une ambivalence surgit : la mouvance est parfois tiraillée entre une science vue comme horizon émancipateur et une science au service du développement économique et industriel. Le « ciment minimal » réunissant les militants et caractéristique de la galaxie rationaliste, c’est la lutte contre les rumeurs, les charlatans, l’irrationnel, les superstitions, les mythes, l’ésotérisme, les sornettes… en un mot, contre les pseudo-sciences. En dehors de ce domaine, les discussions sont minées et les positions non consensuelles : le débat sur la responsabilité du savant face aux dangers de ses travaux s’estompe. Au point que toute critique du développement technique (y compris celle pointant la dégradation de l’environnement et la disparition d’espèces animales) peut être perçue comme un ésotérisme, comme des croyances irrationnelles, comme des craintes superstitieuses. Ce « néorationalisme » s’érige en un principe absolu guidant toutes les décisions humaines et tous les choix de société. Il tend à renvoyer toute position critique à un « refus du réel » (pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur du camp rationaliste, publié en 1978 par Maurice Tubiana).

La fin de la période analysée par Sylvain Laurens est marquée par une crise profonde et des dissensions au sein de l’UR : chute des adhésions ; vieillissement des cadres ; spécialisation élitiste ; critiques du « scientisme borné » ; critique de la dépolitisation ; prises de position troubles de certaines figures du mouvement ; absence d’intérêt ou de positionnement clair sur certains grands débats de société ; désaccord de fond sur la nature des rapports entre science et industrie.

Sans qu’on puisse parler de relève, deux mouvements sont venus s’ajouter à l’UR à partir des années 1970. En premier lieu, l’AFIS : l’Association Française pour l’information scientifique (AFIS) est fondée en 1968 au sein de l’UR avant de devenir indépendante dix ans plus tard. L’AFIS est conçue comme le fer de lance d’une rationalité au service du grand public et devient un acteur essentiel des actions d’éducation aux sciences et de diffusion de la culture scientifique. Son action de vulgarisation et son positionnement contre les pseudo-sciences lui assurent un succès certain, notamment à travers la diffusion de sa revue, au titre si évocateur, Sciences et pseudo-sciences. Puis, les années 1990 voient naître une autre forme de mouvement rationaliste : le laboratoire de zététique, vu comme une transposition du combat rationaliste dans l’espace de la culture populaire (chasse au paranormal, aux maisons hantées, aux Ovni, aux sourciers…) et incarnant un rationalisme débarrassé de toute question sur la responsabilité du savant.

La politique de la science et de la rationalité

L’ouvrage pose finalement la question majeure de la responsabilité des scientifiques et de ceux qui les gouvernent. À première vue, on pourrait penser que la fin de l’engagement communiste de nombreux savants, que la constitution de vastes institutions scientifiques et que l’essor d’une politique publique de la science sont le gage de la neutralité des savants. L’analyse montre qu’il n’en est rien : les enjeux industriels et technologiques pèsent de tout leur poids ; l’apparente neutralité du savant est plutôt synonyme d’un oubli de sa responsabilité ; le rationalisme qui était porteur d’un projet d’émancipation devient parfois une arme contre tous les autres types de savoirs et contre les critiques qui lui sont adressées. L’ouvrage alimente les débats contemporains sur l’autonomie de la science, sur le management de la recherche accentuant la précarité, le pilotage par projets, la logique de l’appel d’offres. C’est l’enjeu de l’autonomie qui se retrouve ici, avec celle de la responsabilité ou de la conscience du savant [2].

En nous offrant une analyse méticuleuse du halo de valeurs, idéaux et significations entourant les notions de « rationalité scientifique », de « science » et de « rationalité », Sylvain Laurens nous rappelle que celles-ci ne sauraient être réduites à quelques slogans de promesses industrielles et de chasse aux sorcières, ni assignées aux prises de position de tout porte-parole de communautés ou d’institutions scientifiques. La rationalité est une affaire trop sérieuse pour être cédée à ceux qui veulent la rejeter, mais aussi pour être laissée aux seuls individus s’en réclamant de manière mécanique.

Une histoire intellectuelle très genrée

Militer pour la science est aussi une contribution à l’histoire intellectuelle, en nous rappelant la place des savants et des scientifiques dans cette histoire et dans notre représentation de « l’intellectuel » [3]. Mais c’est une histoire très genrée : même si ce n’est pas un point mis en avant dans l’ouvrage, cette histoire est presque exclusivement écrite par des hommes. Parmi toutes les personnalités citées par Sylvain Laurens dans son enquête, moins de 10 % sont des femmes [4] et aucun des personnages-clés n’est une femme (exception faite d’Irène Joliot-Curie). Les femmes sont quasi-absentes des instances de l’Union Rationaliste : il faut attendre 2004 pour voir une femme à la présidence de l’UR (Hélène Langevin-Joliot) et, encore aujourd’hui, seules 3 membres du CA de l’Union Rationaliste sur 18 sont des femmes [5]. Si la science est longtemps restée une affaire d’hommes, parler de la science et au nom de la science est, bien davantage encore, une affaire d’hommes. Les femmes semblent ici être victimes d’un double handicap : la faiblesse de leur présence dans la communauté scientifique, surtout aux postes à responsabilité ; leur capacité réduite à pouvoir prendre la parole dans l’espace public.

Sylvain Laurens, Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005), Paris, Éditions de l’EHESS, 2019, 246 p., 21 €.

par Olivier Martin, le 8 octobre 2020

Pour citer cet article :

Olivier Martin, « Les hussards de la raison », La Vie des idées , 8 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sylvain-Laurens-Militer-pour-la-science

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Notes

[1Voir par exemple Renaud Debailly, La critique de la science depuis 1968, Paris, Hermann, 2015.

[2Signalons deux parutions récentes de Sylvain Laurens venant compléter ces réflexions : « ‘’Pro-Science !’’. Ou comment des militants marxisants devinrent libertariens par illusion techniciste », Zilsel, 7 (2), 2020, pp. 55-91 ; Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique (avec Stéphane Foucart et Stéphane Horel, La découverte, 2020).

[3Songeons à leur place modeste voire à leur quasi-absence dans les ouvrages de synthèse comme ceux de Michel Winock, Le Siècle des intellectuels (1997) ; Jean-François Sirinelli et Pascal Ory, Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours (2002) ; et surtout François Dosse, La Saga des intellectuels français (2018). L’ouvrage collectif dirigé par Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli, L’histoire des intellectuels aujourd’hui (2003), leur consacre un chapitre spécifique « L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert », par Michel Pinault (p. 227-254).

[4L’index nominatif du livre permet d’établir ces estimations.

[5Selon le site web de l’UR, consulté le 28 mai 2020.

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