En suivant une méthode généalogique, Philip Pettit montre que la fonction de l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, en établissant leurs droits et obligations, et en les protégeant contre les dangers internes et externes.
À propos de : Philip Pettit, The State, Princeton University Press
En suivant une méthode généalogique, Philip Pettit montre que la fonction de l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, en établissant leurs droits et obligations, et en les protégeant contre les dangers internes et externes.
En philosophie politique, Philip Pettit est principalement connu pour avoir développé une conception de la justice inspirée de la pensée républicaine moderne. Dans Républicanisme, et sous différentes formes depuis [1], il défend l’idée que la justice requiert de minimiser la domination [2]. Comme la plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question de la justice, Pettit semble supposer dans Républicanisme que l’État est simplement un donné avec lequel une théorie de la justice doit composer. Or, bien qu’il puisse souvent nous apparaître impossible d’y échapper, il est certainement possible d’envisager des modalités de vie sociale qui n’impliquent pas la présence des éléments caractéristiques de l’État, tels que le droit, la souveraineté territoriale ou l’usage centralisé de la violence. Ainsi, l’existence de l’État – son impact sur nos vies – et les caractéristiques qu’on lui associe requièrent une justification. Avec The State, c’est vers cette question que Pettit se tourne [3]. Son objectif est de montrer que l’État est, d’une part, presque indispensable pour nous en raison du rôle qu’il joue dans notre vie collective et, d’autre part, qu’il doit être à la fois « incorporé » et décentralisé pour pouvoir jouer ce rôle de manière adéquate.
La première partie du livre, dans laquelle Pettit expose sa conception de la fonction de l’État, est la plus riche sur le plan philosophique et la plus conséquente dans l’économie générale de l’ouvrage. La méthode employée ici est généalogique : l’objectif est de déterminer, par l’entremise d’une expérience de pensée contrefactuelle, s’il est probable qu’un État émerge dans les circonstances auxquelles une espèce comme la nôtre [4] serait confrontée et, si c’est le cas, s’il y a un effet que cet État générerait qui expliquerait son émergence. Si un tel effet est identifiable par cette méthode, cet effet est la fonction de l’État.
Cette généalogie de l’État se déploie en plusieurs étapes. D’abord, Pettit note que, pour surmonter des problèmes de coordination, nous serons spontanément enclins à adopter des normes. Face aux difficultés créées par l’absence de coordination, nous nous ajusterons aux circonstances d’une manière qui engendrera des régularités de comportement. Ces régularités seront alors reconnues par tous et les comportements seront régulés par l’attente de chacun que les autres agents se conforment aux régularités observées. Certaines de ces régularités seront socialement bénéfiques, mais individuellement onéreuses. Ces dernières régularités sont des normes. Je n’ai, par exemple, pas toujours intérêt à dire la vérité, même si le fait que tous disent la vérité est socialement profitable. Avec le temps, les contraintes externes – différentes formes de pression sociale – poussant à se conformer aux normes auront également tendance à être internalisées, c’est-à-dire que les agents voudront s’y conformer au moins en partie pour le bénéfice social que la conformité générale produira. Quand cette internalisation est généralisée, la norme est reconnue comme telle et l’attente que tous s’y conforment devient socialement « ratifiée » (p. 44).
Les conventions et les normes peuvent très bien exister en l’absence d’une organisation sociale telle que celle qu’introduit l’État. Mais selon l’argument généalogique de Pettit, un troisième développement est fort susceptible de résulter des interactions sociales entre nous : l’émergence de lois. Ici, l’auteur s’appuie sur les travaux de H. L. A. Hart sur la nature du droit : d’abord, sur la thèse de Hart selon laquelle les lois sont continues avec les normes sociales ; ensuite, en faisant usage de la distinction de Hart entre règles primaires et règles secondaires.
En raison de notre besoin de sécurité dans nos relations les uns avec les autres, nous aurons tendance à vouloir nous assurer que les normes qui permettent d’asseoir une telle sécurité, si tous ou presque tous s’y conforment, soient respectées. Ces normes se verront ainsi prêter le support de la légalité – à savoir, une certaine forme de codification et une régulation plus évidente, voire coercitive. C’est ce qui explique que la norme contre le mensonge, par exemple, n’a pas (dans sa forme générale) le statut de loi, alors que la norme contre la fraude a ce statut. La première est certainement socialement importante, mais la seconde est, peut-on penser, nécessaire à la sécurité dans nos relations. Ainsi, les lois ne sont pas autre chose que des normes sociales que nous jugeons si importantes qu’elles méritent d’être clairement codifiées et régulées par l’entremise d’un pouvoir coercitif. De plus, pour faire face aux problèmes générés par des normes vagues, nous adopterons, en plus des règles (de droit) primaires qui visent à réguler nos relations, des règles (de droit) secondaires, qui permettent de réguler l’adoption, la modification et l’interprétation des règles primaires. En somme, des humains sont fort susceptibles de mettre en place un système juridique.
L’État, suivant l’argument de Pettit, est donc le produit largement non intentionnel de la création des lois et d’un système juridique. L’État n’est pas à l’origine des lois. Ce sont plutôt les lois qui sont à l’origine de l’État. Au moins dans sa forme minimale, l’État n’est pas autre chose qu’un système juridique. Et ce système juridique est fort susceptible d’émerger de nos actions spontanées. Cette analyse offre également une réponse à la question de savoir quelle pourrait être la fonction de l’État : dans l’expérience de pensée contrefactuelle de Pettit, l’État (ou les lois) émerge pour assurer la sécurité des citoyens dans leurs relations les uns avec les autres. C’est l’effet qu’a l’État dans cette expérience de pensée. Ainsi, suivant la méthode généalogique adoptée par Pettit, la fonction de l’État dans le monde actuel n’est pas autre chose que d’assurer la sécurité des citoyens, par l’entremise d’un régime de droit territorial et coercitif, en établissant clairement leurs droits et obligations les uns envers les autres, autant dans les relations entre citoyens que dans celles entre des citoyens et des représentants de l’État, et en les protégeant contre les dangers internes (dissension et corruption) et externes (agression et infiltration) qui pourraient rendre l’État instable.
Pettit précise deux caractéristiques désirables, bien que non nécessaires, de l’« État fonctionnel » (p. 67). D’abord, il spécifie que, pour que l’État fonctionnel puisse jouer au mieux sa fonction de protection, il doit le plus possible s’exprimer d’une seule voix. Pettit soutient, en s’inspirant largement de Hobbes, que l’État est un agent collectif. À la différence de Hobbes qui pense qu’un seul acteur peut s’exprimer au nom du collectif, Pettit soutient que l’État pourrait présenter une voix équivoque, parce qu’il est composé d’un ensemble d’acteurs qui peuvent, sous différents aspects, parler en son nom. Différents tribunaux, par exemple, pourraient interpréter les mêmes lois de différentes manières, ou un parti nouvellement au pouvoir pourrait refuser d’honorer les ententes conclues au nom de l’État avec d’autres États par le parti précédent.
Dans le premier cas, on serait en présence d’une situation où la sécurité des citoyens dans leurs relations les uns avec les autres serait minée parce qu’ils ne sauraient pas clairement quels sont leurs droits et leurs devoirs les uns envers les autres (et envers les représentants de l’État). Dans le second cas, la sécurité des citoyens serait minée parce que l’État serait moins à même de tenir sa place ou de maintenir sa réputation dans ses relations avec les autres États. La solution, affirme Pettit, est de faire en sorte que l’État soit le mieux « incorporé » (p. 68) possible – c’est-à-dire, que l’État agisse le plus possible comme un agent collectif qui s’exprime de manière conséquente et prend des décisions cohérentes. Pour accomplir cet objectif, il faut minimiser la capacité des agents individuels à gouverner et établir le gouvernement des lois ou l’État de droit (rule of law).
Si, pour accomplir au mieux sa fonction, l’État devrait s’exprimer le plus possible de manière univoque – d’une seule voix – il devrait également être décentralisé. L’argument déployé ici est que l’État est un agent particulièrement puissant dont le pouvoir est susceptible de faire l’objet d’abus par les représentants de l’État. De tels abus de pouvoir nuiraient à sa capacité de remplir adéquatement ou au mieux sa fonction de protection des citoyens. Si le pouvoir de l’État est concentré dans les mains d’un de ses représentants ou d’un petit groupe de représentants, cet individu ou ce groupe pourra user du pouvoir de l’État pour imposer sa volonté, compromettant ainsi la capacité des citoyens à coordonner leurs attentes. Pour éviter ce problème, l’État fonctionnel devrait donc adopter une constitution polycentrique : le pouvoir de l’État devrait se diviser entre différentes branches gouvernementales – exécutive, législative et judiciaire, par exemple – et, à l’intérieur de ces branches, entre différents acteurs – différentes agences exécutives, par exemple. Une telle décentralisation permettra alors d’opposer freins et contrepoids au pouvoir de chaque représentant de l’État, limitant ainsi leur capacité à capturer le pouvoir de l’État. Cette décentralisation n’est pas en tension avec l’incorporation plus complète de l’État : malgré le partage du pouvoir entre différents centres, l’État peut tout de même s’exprimer d’une seule voix, pourvu qu’il soit organisé de telle sorte que le rôle de chaque agent de l’État soit adéquatement imbriqué dans le tout, afin de produire des décisions et des actions cohérentes dans l’ensemble.
Les arguments développés dans The State couvrent beaucoup trop de terrain pour être rapportés de manière plus détaillée. J’ai ainsi laissé de côté les trois derniers chapitres où Pettit rejette, respectivement, une critique absolutiste, une critique libertarienne et une critique laissez-fairiste à sa conception de l’État. J’ai également laissé de côté les dialogues que Pettit entretient avec une panoplie d’auteurs historiques, qui sont souvent essentiels aux arguments qu’il développe. Ses arguments sont construits en conversation directe avec les principaux auteurs de la période moderne qui se sont penchés sur la question de la justification et du rôle de l’État : Bodin, Hobbes, Locke et Rousseau, pour ne nommer que ceux-là. S’il ne s’agit pas d’une œuvre d’histoire des idées, le lecteur intéressé à évaluer les thèses de ces auteurs trouvera ici une discussion fructueuse.
De mon point de vue, l’intérêt premier de l’argument central de The State tient dans son originalité méthodologique et dans le potentiel critique de ses conclusions. La méthode généalogique employée par Pettit peut, au premier coup d’œil, s’apparenter à celle de ses interlocuteurs historiques. Il se demande, en effet, comment des agents humains peuvent en être venus à former des États et vise à tirer des conclusions normatives de cette enquête. Toutefois, le raisonnement de Pettit comporte une différence de taille : il ne suppose pas que l’État est le produit d’une entente volontaire, d’un contrat social. Autrement dit, il ne cherche pas à déterminer pourquoi des agents humains auraient choisi de s’associer en un État. Il cherche plutôt à montrer que l’émergence de l’État est le résultat spontané, non planifié et presque inéluctable de l’évolution sociale d’agents humains. Ainsi, Pettit soutient que, de notre besoin de prévoir de manière fiable le comportement des autres agents avec lesquels nous entretenons des relations sociales, il semble presque inévitable que des normes et, éventuellement, ce que nous reconnaissons comme des lois, émergent.
L’autre attrait principal de l’argument central de Pettit me semble résider dans son potentiel critique. L’objet de The State n’est pas la justice. L’auteur tente plutôt de déterminer ce qui peut être identifié comme la fonction centrale ou indispensable de cet artéfact qu’est l’État. En identifiant cette fonction, il identifie également un critère d’évaluation pour les États réels qui est indépendant des critères proposés par l’une ou l’autre des théories ou des conceptions de la justice qu’il est possible de trouver sur le « marché des idées ». Si Pettit propose certainement une théorie normative de l’État, cette théorie se veut minimalement normative. Son potentiel critique n’en est pourtant pas moins réel : la fonction excavée par l’argument généalogique milite, comme le montre l’auteur dans les chapitres 2 et 3, en faveur de certains arrangements institutionnels et permet de critiquer les agissements de certains États dans le monde réel, non pas parce qu’ils échouent à satisfaire tel ou tel idéal de justice, mais parce qu’ils minent la raison même pour laquelle l’État existe. Ainsi, l’approche proposée par Pettit permet de voir pourquoi, à tout le moins sous certains aspects, certains États pourraient être jugés dysfonctionnels. Au chapitre 3, Pettit prend l’exemple des États-Unis : il soutient que la décentralisation « radicale » du système présidentiel américain permet moins bien à l’État américain d’accomplir sa fonction que ne le permet un système parlementaire comme celui de l’Australie. C’est parce que, contrairement à la décentralisation « modérée » d’un système parlementaire, le système présidentiel américain nuit à la capacité de l’État de s’exprimer de manière conséquente et de prendre des décisions cohérentes.
L’approche proposée dans The State n’est toutefois pas sans inconvénient. Suivant la description donnée plus haut de l’argument central du livre, il devrait être clair que ce que Pettit tente de justifier n’est pas simplement l’émergence de l’État, mais l’émergence de l’État comme il s’est développé en Europe dans les cinq cents dernières années et qui a été exporté, de manière souvent violente, un peu partout à travers le monde. Même si on accepte l’argument présenté dans le chapitre 1, on pourrait ainsi vouloir rejeter les conclusions quant à l’« incorporation » et la décentralisation, qui semblent favoriser les arrangements institutionnels chers à la pensée libérale. Comme le soutiennent un ensemble d’auteurs critiques de la tradition européenne – on peut penser à des auteurs autochtones comme John Borrows –, l’État libéral n’est pas la seule forme d’organisation sociale possible pour soutenir un système juridique et remplir la fonction identifiée par Pettit.
Par ailleurs, comme le suggère le recours à la théorie du droit de Hart, l’approche de Pettit s’expose aux critiques mobilisées contre le positivisme juridique et la notion de souveraineté qui y est souvent associée, à laquelle Pettit souscrit explicitement. La conception de l’État fonctionnel de The State ne semble pas pouvoir accommoder, par exemple, les conceptions pluralistes du droit qui reconnaissent (ou affirment) l’existence de différentes sources légitimes et parfois concurrentes de droit [5]. Le pluralisme semble incompatible avec l’exigence d’univocité ou d’incorporation pour l’État fonctionnel, du moins pour un État qui fonctionnerait bien. De même, la théorie de la souveraineté qui accompagne la thèse de Pettit – cette idée selon laquelle l’État fonctionnel devrait être souverain sur un territoire donné – semble incompatible avec les revendications, probablement légitimes pour des raisons de justice, de divers peuples autochtones et aborigènes. La souveraineté de l’État fonctionnel pourrait-elle être partagée ou grevée de certains de ses attributs ?
Ainsi, le projet de The State pourrait être taxé d’une certaine forme de conservatisme. Ce qu’il justifie, après tout, est l’État tel qu’il est généralement compris dans la tradition libérale démocratique. Néanmoins, cette justification, originale et fructueuse dans sa méthode, demeure une bonne raison de nous plonger dans The State.
par , le 19 mai
– John Borrows, La constitution autochtone du Canada, trad. Dominique Leydet, Geneviève Nootens et Geneviève Motard, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020 [2010].
– Herbert L. A. Hart, Le concept de droit, 2e éd. augmentée, trad. Michel Van De Kerchove, Bruxelles, Presses universitaires Saint-Louis, 2005 [1961].
– Victor Muñiz-Fraticelli, The Structure of Pluralism, Oxford, Oxford University Press, 2014.
– Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004 [1997], 444 p.
– Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
– Philip Pettit, Just Freedom. A Moral Compass for a Complex World, New York, W. W. Norton & Company, 2014.
– Brian Z. Tamahana, Legal Pluralism Explained. History, Theory, Consequences, New York, Oxford University Press, 2021.
Éliot Litalien, « Sur l’émergence de l’État », La Vie des idées , 19 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sur-l-emergence-de-l-Etat
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[1] Voir, par exemple, On the People’s Terms (https://laviedesidees.fr/La-republique-au-secours-de-la) et Just Freedom.
[2] Pettit lui-même, dans Républicanisme, ne formule pas sa contribution comme étant une théorie de la justice. Toutefois, son travail subséquent rend clair que la minimisation de la domination est, selon lui, ce que requiert, d’abord et avant tout, la justice. Sur cette question, voir d’ailleurs Devon Cass, « What Is the Point of Nondomination », Journal of Ethics and Social Philosophy, vol. 25, n° 1, 2023, p. 80-104.
[3] Dans On the People’s Terms, Pettit aborde également de front la troisième grande question en philosophie politique : celle de la légitimité gouvernementale.
[4] Pettit parle d’« agents comme nous » pour désigner les agents de son expérience de pensée contrefactuelle. Pour des raisons de lisibilité, le reste de cette recension parle plutôt de « nous ».
[5] Voir, par exemple, les travaux de Brian Z. Tamahana ou de Victor Muñiz-Fraticelli.