« Le Spartacus noir » : le titre en anglais de l’ouvrage de Sudhir Hazareesingh reprend ce surnom, attribué à Toussaint de son vivant et qui tire son origine de l’Histoire philosophique des deux Indes de l’abbé Raynal (1770). Toussaint Louverture peut en effet être considéré à plus d’un titre comme le libérateur des esclaves de Saint-Domingue.
Né esclave vers 1740 dans la colonie française de Saint-Domingue, élevé sur une habitation sucrière, Toussaint est affranchi avant le début de la Révolution française. Sa participation à l’insurrection des esclaves qui marque le début de la révolution haïtienne en 1791 le conduit à combattre d’abord pour l’Espagne. Il se rallie à la France en 1794, après que l’abolition de l’esclavage a été déclarée à Saint-Domingue. Ses succès militaires au service de la République permettent son ascension fulgurante jusqu’au sommet du pouvoir : il se nomme gouverneur à vie de Saint-Domingue en proclamant une constitution pour la colonie en 1801. Mais il ne le restera que peu de temps : sa volonté de préserver la liberté de Saint-Domingue et des anciens esclaves face à Napoléon Bonaparte conduit à son arrestation et à son décès en avril 1803 au fort de Joux, dans le Jura. Quelques mois plus tard, le 1er janvier 1804, le général Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti.
Cependant, Toussaint est également une figure ambivalente : garantissant l’autonomie de Saint-Domingue face aux représentants français, il refuse l’idée d’une indépendance pour la colonie. Il défend la liberté des anciens esclaves, mais les force à retourner travailler sur les plantations dirigées par des colons européens. Il cherche à promouvoir une égalité raciale dans la colonie, mais « se retrouve de plus en plus prisonnier d’une spirale autoritaire » (p. 370).
Sudhir Hazareesingh, historien spécialiste de l’histoire politique et intellectuelle de la France au XIXe siècle, déplace ici ses recherches vers l’âge des révolutions (fin du XVIIIe - début du XIXe siècle) et choisit une approche biographique pour « retrouver Toussaint » (p. 24). S’appuyant sur de nombreuses sources primaires anglaises, françaises et espagnoles et sur une bibliographie très complète de la révolution haïtienne, il propose sa propre interprétation de ce personnage complexe, fait de multiples contradictions et héritier de nombreuses influences.
Au croisement des influences
S’il s’agit de la quatrième biographie de Toussaint Louverture publiée depuis 2014, celle de Hazareesingh se veut un dépassement des clivages historiographiques existants. [1] Ainsi, l’auteur rejette l’interprétation qui ferait de Toussaint un « jacobin noir », dont les idées seraient uniquement inspirées de la culture révolutionnaire et des Lumières. [2] Il s’oppose également à la vision révisionniste décrivant Toussaint comme un opportuniste cherchant avant tout le pouvoir et l’argent. [3] S’inscrivant pleinement dans le renouveau historiographique de la révolution haïtienne qui, tout en mettant en avant les liens de celle-ci avec la Révolution française, insiste sur sa singularité, Hazareesingh crédite Toussaint d’une pensée politique originale, au croisement de plusieurs influences. [4]
C’est donc toute la révolution haïtienne que l’auteur retrace à travers le parcours de Toussaint. Si sa participation aux premiers événements de la révolution haïtienne est débattue en raison de l’absence de sources, Hazareesingh tente une hypothèse convaincante : Toussaint serait le seul lien significatif entre les quatre chefs de l’insurrection de 1791. Il dirige ensuite des campagnes militaires entre 1794 et 1798, ce qui est l’occasion pour Hazareesingh de revenir sur ses techniques de combat novatrices. Toussaint fait en effet preuve d’une « capacité d’adaptation créatrice » (p. 105) en mélangeant les techniques de guérilla des esclaves marrons et les méthodes de combat conventionnel d’inspiration européenne, permettant de renverser les stéréotypes raciaux sur la supériorité militaire des Européens. Quant à l’ascension politique fulgurante de Toussaint, Hazareesingh l’attribue à sa capacité à s’appuyer sur des réseaux locaux aussi divers que les francs-maçons, l’Église catholique ou les conseils municipaux. Mais sa décision controversée de faire revenir les planteurs blancs tout en adoptant des mesures répressives à l’encontre des cultivateurs suscite de nombreuses critiques et résistances. Hazareesingh interprète cette décision comme une nécessité économique aux conséquences politiques désastreuses.
Tout au long de ce parcours politique, Hazareesingh discerne chez Toussaint la poursuite d’un idéal de fraternité, « moins un concept philosophique qu’une expérience vécue qui s’exprime par une immersion active dans différents réseaux » (p. 55). Cet idéal de fraternité, qui le pousse à vouloir unifier blancs, libres de couleur et anciens esclaves, est au cœur du républicanisme de Toussaint, « un républicanisme créole, une combinaison louverturienne de concepts européens, africains et indigènes » (p. 210). Cette pensée politique originale s’incarne dans « sa capacité à s’emparer des formes sociales et politiques préexistantes, et à les absorber complètement pour les redéployer à ses propres fins » (p. 53).
La construction d’un mythe
Tout en analysant l’histoire de la révolution haïtienne à travers le parcours politique de Toussaint, Hazareesingh propose de nouvelles clés de compréhension de ce personnage énigmatique. Cherchant à rester au plus près de sa personnalité tout au long du récit, il décortique chacune de ses actions au prisme de son caractère : sa tendance au secret, sa minutie, son pragmatisme, sa duplicité, et son extraordinaire capacité diplomatique. C’est d’ailleurs à travers cet aspect que Hazareesingh restitue l’action politique de Toussaint dans un cadre atlantique. Il affirme que Toussaint n’envisageait pas uniquement sa marge de manœuvre politique par rapport à la France, mais aussi par rapport aux autres puissances présentes dans l’espace atlantique, afin de garantir à Saint-Domingue une certaine autonomie et de sécuriser ses intérêts économiques. Ici, le croisement de sources françaises, britanniques et espagnoles permet à l’auteur d’offrir une analyse fine de la situation diplomatique complexe dans laquelle se trouvait Toussaint Louverture, et des tractations qu’il menait tant avec les Britanniques et les Espagnols qu’avec la jeune République des États-Unis.
C’est également à partir de cet espace atlantique que va se développer le mythe de Toussaint. En l’abordant dans son dernier chapitre, Hazareesingh se rapproche de ses thèmes de recherche précédents que sont les mythes de Napoléon Bonaparte et de Charles de Gaulle. Les mémoires concurrentes de Toussaint et le mythe qu’il incarne, déjà en gestation de son vivant, permettent d’apporter une profondeur supplémentaire à l’analyse biographique. Pour ses détracteurs, en particulier les planteurs esclavagistes du monde atlantique, il est un despote assoiffé de sang. Pour ses admirateurs, il est ce « Spartacus noir » qui a permis la libération des esclaves et de Saint-Domingue du joug français. Nombreux sont ceux qui le prendront comme modèle, mais aussi ceux qui le critiqueront, notamment parmi les auteurs de la négritude. Cette mémoire ambivalente est symptomatique de ce qu’a été Toussaint, à l’instar de Napoléon Bonaparte : un chef charismatique, un « man on horseback » comme il en émerge dans le monde atlantique à l’âge des révolutions, selon la thèse de David Bell. [5]
« Un héros pour notre temps » ?
Hazareesingh a choisi pour sa biographie un style littéraire, clair et accessible. Si ce choix rend son ouvrage très agréable à lire, il sacrifie parfois à la fluidité du style une hiérarchisation claire des sources, notamment dans le premier chapitre qui analyse la période prérévolutionnaire de la vie de Toussaint. Faits avérés et anecdotes non confirmées sont ainsi parfois mis sur le même plan : il faut être attentif aux notes de bas de page pour chercher à savoir si un événement est mentionné dans des archives administratives ou dans les Notes historiques d’Isaac Louverture, anecdotes que ce dernier a rédigées sur la vie de son père au début des années 1820.
Le style choisi conduit aussi à une certaine héroïsation du personnage, visible dans certains paragraphes (« Quand il galopait à travers Saint-Domingue sur son étalon, Toussaint était prêt à ouvrir les portes du destin », p. 62). Cette description héroïque tend à desservir des interprétations pourtant très étayées, par exemple lorsque Hazareesingh donne l’impression de chercher à montrer que le ralliement de Toussaint au camp français en 1794 n’a rien d’un mouvement opportuniste. Les faits qu’il décrit semblent néanmoins prouver que si Toussaint n’est pas mû par sa seule ambition, il a su choisir le moment le plus opportun pour prêter allégeance à la France, à la fois pour défendre l’abolition de l’esclavage et pour s’émanciper de la tutelle de ses chefs militaires. Cette héroïsation fréquente se traduit également par une recherche de cohérence du personnage. Ainsi, lorsque Hazareesingh indique que Toussaint « n’était pas encore un révolutionnaire, mais incontestablement, cette culture de la rébellion dans laquelle il fut plongé durant ses années à Bréda forgea son caractère et ses valeurs, et prépara son émergence comme Spartacus noir de la colonie » (p. 57), l’impression laissée est celle d’une relecture téléologique de la vie du personnage.
Enfin, la biographie de Toussaint aurait sans doute gagné en profondeur en mobilisant l’histoire du genre. Si, dès l’introduction, Hazareesingh souligne que des chercheuses féministes ont critiqué la révolution haïtienne pour son « exclusion historique des femmes du champ de la politique et de la citoyenneté » (p. 19), il ne revient ensuite que très peu sur le rôle des femmes dans la révolution haïtienne, et encore moins sur le positionnement de Toussaint par rapport à celles-ci. Pourtant, il évoque à plusieurs reprises le paternalisme discernable dans ses proclamations, ainsi que sa « conception traditionnelle de la masculinité » (p. 453). Il est dommage que tous ces éléments mentionnés de manière disparate n’aient pas donné lieu à une véritable analyse d’histoire du genre dans la révolution haïtienne et dans la vision que Toussaint Louverture se faisait de l’avenir de la colonie.
Néanmoins, cet ouvrage permet à Hazareesingh de réhabiliter la figure de Toussaint, déjà ambivalente de son vivant et qui reste aujourd’hui l’objet de mémoires concurrentes. En France, les formes de commémoration du personnage se multiplient, « aspect majeur du travail de réexamen critique de l’histoire de l’esclavage » (p. 482). Pourtant, l’entrée de Toussaint au Panthéon ne date que de 1998, et beaucoup de ses statues installées dans l’espace public le sont à l’écart des espaces centraux ou accessibles à tous. À Bordeaux, c’est à une impasse qu’on a donné le nom de Toussaint Louverture. La mémoire de Toussaint en France est donc symptomatique de l’ambiguïté entretenue à l’égard du personnage et plus généralement de la révolution haïtienne. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine, mais aussi au niveau universitaire : d’autres généraux de la révolution haïtienne, comme Dessalines ou Christophe, attendent leurs biographes.
Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture, Flammarion, 2020. Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru. 592 p., 29 €.