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Essai Histoire

Chine

L’oubli décrété de la Révolution culturelle


par Zhang Lun , le 1er février 2007


Fragilisé par la crise sociale et le mécontentement populaire, le Parti communiste tente de faire taire la mémoire de la Révolution culturelle, de crainte que l’héritage maoïste n’alimente la contestation de son propre pouvoir.

Le silence qui entoure le 40e anniversaire de la Révolution culturelle reflète le climat politique en Chine d’aujourd’hui. Les maisons d’édition, les médias et les universités ont reçu la consigne discrète mais formelle de ne pas organiser ni de rapporter des manifestations à ce sujet ; l’initiative d’un groupe d’intellectuels de renom, présentée en mars dernier lors de l’« Assemblée consultative politique du peuple chinois [1] », de construire un musée de la Révolution culturelle a été complètement ignorée par les autorités ; les chercheurs invités à un colloque commémoratif à New York n’ont pas pu sortir de Chine. Si les Chinois d’outre-mer ont consacré de nombreuses publications et manifestations à cet épisode le plus douloureux de l’histoire de la République populaire, en Chine même le pouvoir préfère visiblement décréter l’oubli collectif.

Ce n’est pas la première fois que la Révolution culturelle, lancée par Mao en 1966 et interrompue après la mort de celui-ci dix ans plus tard, fait l’objet d’une « politique de mémoire » en Chine. A la fin des années 1970, sa version officielle constituait un enjeu essentiel de la lutte pour le pouvoir qui opposait les maoïstes aux « vétérans » : puisque Mao l’avait revendiquée comme l’une des « deux grandes œuvres de sa vie [2] », les maoïstes radicaux, qui avaient connu leur ascension politique à cette époque, voyaient dans la Révolution culturelle la source de leur propre légitimité. Pour les « vétérans » comme Deng Xiaoping [3] en revanche, la reconquête du pouvoir passait par la dénonciation des crimes maoïstes commis pendant cette période. Etant donné l’ampleur de la souffrance causée par la Révolution culturelle, il n’est pas surprenant que la population et les intellectuels se soient ralliés sans réserve à la position de ces derniers ; c’est cette alliance anti-maoïste qui ouvrit la voie aux réformes et prépara le terrain à la condamnation officielle de la Révolution culturelle. En 1981, afin de consolider la victoire des « vétérans » et de tourner définitivement la page, le 11e congrès du Parti communiste adopta ainsi une résolution la qualifiant de « période de trouble intérieur, initiée à tort par le leader (Mao) et manipulé par les groupes contre-révolutionnaires (la Bande des Quatre, le groupe de Lin Biao) [4] ». « Rejeter totalement la Révolution culturelle » devint le slogan en vogue de l’époque et résume bien la position commune du Parti, des intellectuels et de la société.

Une critique inconfortable

Cependant, à mesure qu’elle s’amplifiait, la critique de la Révolution culturelle se transforma progressivement en une critique du régime dans son ensemble. En réponse, les « vétérans » tentèrent de l’encadrer sans pourtant aller jusqu’à l’interdire, puisqu’elle continuait de mobiliser la population et de légitimer la politique de modernisation. C’est ainsi que la mémoire des années 1966-1976 devint l’enjeu d’un rapport très ambigu entre les intellectuels chinois et le pouvoir : les premiers utilisèrent la possibilité de critiquer la Révolution culturelle pour contester, de façon certes détournée mais de plus en plus vigoureusement, le régime communiste en tant que tel, tandis que le dernier surveillait soigneusement les critiques pour préserver le statu quo politique. On comprend alors pourquoi certaines propositions, comme celle du grand écrivain Ba Jin de fonder un musée de la Révolution culturelle pour « rappeler cette catastrophe à toute la nation », n’aient jamais été retenues [5]. Tout au long des années 1980, les conflits entre ces deux façons d’interpréter le slogan « Rejeter totalement la Révolution culturelle » émaillèrent le débat public chinois.

Le choc de l’année 1989 changea cependant la donne. Après la révolte de la place Tienanmen, les autorités chinoises devinrent extrêmement sensibles à toute remise en cause. Condamner la Révolution culturelle apparut soudain comme potentiellement subversif : les étudiants révoltés n’avaient-ils pas puisé dans cette critique de nombreux arguments pour égratigner le régime et exiger des réformes démocratiques ? Déterminés à mettre un coup d’arrêt à « la transformation pacifique du régime [6] », la presse officielle et les dirigeants imposèrent alors la loi de l’oubli sur la Révolution culturelle ; ce qui leur réussit d’autant plus facilement qu’au fil des ans, celle-ci devint un fait historique lointain et dont les jeunes Chinois, souvent plus préoccupés du nouveau bien-être matériel que des droits de l’homme, n’avaient aucune expérience directe. Avec le temps, la nostalgie se fit aussi sentir chez les anciens « gardes rouges » : une image largement idéalisée des « années rouges » éclipsa peu à peu dans leur mémoire celle de la souffrance et de la terreur. Leur stratégie consistant tantôt à nier les faits historiques, tantôt à les justifier a posteriori n’a pas été sans conséquence sur la perception qu’ont aujourd’hui les jeunes Chinois des années 1966-1976. Parallèlement, la condamnation morale univoque des années 1980 fut diluée dans un relativisme post-moderne qui avait émergé dans le sillon de la modernisation économique. Ce relativisme est parfaitement visible chez une partie des intellectuels de « la nouvelle gauche » qui, sous l’impact d’une certaine pensée occidentale mais dans l’ambition d’inventer une modernité « à la chinoise », affiche une attitude de plus en plus ambiguë à ce sujet.

Devant le risque grandissant de voir la Révolution culturelle tomber dans l’oubli, une partie des intellectuels s’est engagée davantage dans la recherche de la vérité historique. Les travaux de certains anciens « gardes rouges » comme Xu Youyu ou Wang Youqin sont autant des témoignages personnels que des analyses détaillées des mécanismes de la terreur : le livre de Wang [7], fruit d’une enquête sur les exécutions sommaires qui eurent lieu au début de la Révolution culturelle dans la région de Pékin, montre ainsi que les tueries touchèrent non seulement les élites du Parti mais aussi les gens ordinaires. Même dans les travaux des chercheurs « officiels », chargés par le Parti d’écrire la version autorisée de l’histoire, les expériences personnelles et le sens de la responsabilité devant l’histoire et le peuple chinois peuvent s’inviter pour donnent lieu à des récits importants [8]. En dépit du contrôle grandissant, il est encore possible de publier des souvenirs de cette période, et les témoignages des acteurs historiques deviennent de plus en plus personnels. Le sens de ces travaux ne réside pas seulement dans la recherche du passé, mais aussi et surtout dans la lutte pour le présent et l’avenir. Précisément parce qu’écrire sur la Révolution culturelle devient un combat pour les droits de l’homme et l’Etat de droit, les autorités prennent de plus en plus de mesures pour la limiter voire l’interdire. En 1999, l’universitaire américain d’origine chinoise et spécialiste reconnu de la Révolution culturelle, Song Yongyi [[Song dirigea entre autres le travail sur la base de données sur la Révolution culturelle chinoise (Zhongguo whehua dageming wenku guangdie, CD-ROM édité en 2002, une version augmentée est parue en 2006), réalisé par une équipe de chercheurs américains et chinois., en fit l’expérience personnelle lorsque les autorités l’arrêtèrent pour cause d’« espionnage » lors d’une enquête de terrain en Chine.

Cette volonté de mettre un terme à tout débat sur la Révolution culturelle montre aussi que le pouvoir craint de plus en plus le mécontentement social qui s’accroît dans la société. L’héritage maoïste refait actuellement surface en Chine, sous forme d’une critique des inégalités sociales, de la corruption et de la misère des classes défavorisées. Ainsi, le slogan utilisé par Mao pour justifier la nécessité de la Révolution culturelle – « la bourgeoisie est au sein du parti », slogan aussi absurde que populaire à l’époque, devient aujourd’hui en quelque sorte réalité. Pour ceux qui ne peuvent pas imaginer d’autres moyens d’éradiquer ces maux sociaux, une campagne de « démocratie populaire » inspirée des années 1966-1976 peut paraître comme une solution efficace. Le retour du spectre de la Révolution culturelle révèle l’ampleur de la crise sociale et de l’instabilité politique dans la Chine contemporaine.

Article paru dans La Vie des Idées (version papier), paru en février 2007

par Zhang Lun, le 1er février 2007

Pour citer cet article :

Zhang Lun, « L’oubli décrété de la Révolution culturelle », La Vie des idées , 1er février 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-oubli-decrete-de-la-Revolution

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Notes

[1Placé sous le contrôle du Parti communiste, cette assemblée regroupe les représentants des «  partis démocratiques  » pro-communistes créés avant la fondation de la Chine populaire, des corps professionnels et des groupe ethniques. En théorie, le Parti communiste consulte ces représentants avant d’adopter des lois et décrets.

[2L’autre étant la victoire contre Tchang Kaï-chek et son gouvernement national républicain (1927-1949).

[3Deng Xiaoping (1904-1997), un des plus importants dirigeants du Parti communiste chinois, qui l’intègra en 1924 à l’âge de vingt ans. Sous le règne de Mao, il représenta la ligne pragmatiste sur le plan économique et subit des sanctions de la part des maoïstes radicaux. à la fin des années 1970, il prit le pouvoir sur le parti et lança les réformes économiques. Il a pris sa retraite formelle en 1989 mais gardé son influence jusqu’à sa mort.

[4«  Résolution concernant certains questions historiques depuis le fondement de la République populaire  », 27-29 juin 1981.

[5Ba Jin, Pour un musée de la Révolution culturelle, traduit par Angel Pino, Paris, Ed. Bleu de Chine, 1996.

[6Selon l’expression de l’ancien secrétaire d’état américain dans les années 1950, J. F. Dulles, qui plaida pour une stratégie américaine visant à changer les régimes communistes d’une façon pacifique et progressive, plutôt que par la confrontation directe.

[7Wang Youqin, Wenge shounanzhe (Les victimes de la Révolution Culturelle), Hong Kong, Kaifang zazhi chubanshe, 2004.

[8Par exemple, le livre de Xi Xuan et Jin Chunming, «  Wenhua dageming  » jianshi, (Histoire brève de la Révolution Culturelle), Beijing, Zhonggong danshi chubanshe, 1996.

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