Ce que nous apprend l’histoire de la gauche
Lumières de la gauche : le titre de l’ouvrage résume l’idée de son auteure. Il n’est de gauche clairvoyante que celle qui aura la sagesse de ne pas s’écarter de l’héritage et des valeurs qui lui ont donné naissance : celles des Lumières. Pour Stéphanie Roza, elles sont au nombre de trois : « rationalisme », « universalisme » et « progressisme ». Ce triptyque, c’est celui que l’auteure dressait déjà dans son livre précédent, La gauche contre les Lumières ? [1] Stéphanie Roza y dénonçait alors les apories politiques et idéologiques de toute gauche qui prétendrait rejeter ces trois principes. Le dernier livre de l’auteure porte un projet complémentaire : il s’agit désormais d’établir, à partir d’un examen historique détaillé, que c’est en se fondant sur la matrice idéologique des Lumières - dont « rationalisme », « universalisme » et « progressisme » constituent les trois mots d’ordre - que furent portées les luttes politiques et sociales par lesquelles se définit la gauche, de la Révolution française à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Stéphanie Roza nous propose ainsi un témoignage de l’histoire qui semble sans appel : les figures de penseurs politiques « progressistes » défilent, égrenant les décennies et les lieux, dont chacune semble fournir la preuve que non seulement est possible une conciliation entre les luttes progressistes à visées émancipatrices et les valeurs des Lumières, mais encore qu’elle semble incontournable. Exemples historiques à l’appui [2], l’auteure cherche à souligner que l’on ne peut s’écarter des unes, sans toujours aussi s’écarter des autres. L’enjeu de la démonstration est clair : il s’agit, en convoquant une longue tradition, de rappeler à la gauche ce qui furent, aux yeux de l’auteure, ses valeurs historiques, dont la mise en cause serait aujourd’hui responsable de la crise qu’elle traverse.
Ces trois valeurs de la gauche
Stéphanie Roza commence son livre en rappelant que la naissance de la gauche a lieu au début de la Révolution française. L’épisode révolutionnaire et la gauche partagent, pour l’auteure, un même legs issu des Lumières. Il s’agit de trois valeurs intrinsèquement promotrices d’une action et d’une pensée politique progressiste ; mieux encore, l’auteure peine à voir comment des prises de position visant une modification des réalités politiques, économiques ou sociales au profit des dominés [3] pourraient s’élaborer sans faire fond sur un tel socle, qui est historiquement le socle idéologique et identitaire de la gauche. Ces valeurs, nous les avons déjà nommées. Encore faut-il préciser le sens que Stéphanie Roza leur donne. Ce travail de définition nous semble d’autant plus nécessaire que, dans le contexte actuel, ces mêmes valeurs sont l’objet d’attaques véhémentes notamment de la part de nombreux penseurs et philosophes postmodernes pour lesquels il n’est pas certain qu’elles acquièrent la même signification que pour Stéphanie Roza.
Qu’entend donc désigner exactement l’auteure de Lumières de la gauche, lorsqu’elle considère que l’universalisme, le rationalisme et le progressisme constituent une incontournable matrice identitaire pour toute pensée et action de gauche ? Stéphanie Roza nous montre tout au long de son livre que l’existence de droits humains présuppose un certain universalisme ; il est à attendre comme un « humanisme ou universalisme juridique et moral » (p. 15), c’est-à-dire ce en vertu de quoi l’être humain se voit reconnaître une dignité au nom de laquelle il peut être défendu, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve. Loin d’être entendu comme l’édification d’un modèle-type d’humanité prétendant s’imposer à d’autres dans un rapport de force, l’universalisme que défend Stéphanie Roza ne se conçoit pas comme une négation des minorités ou des différences, mais comme un universel inclusif permettant de porter des projets communs. En affirmant la nécessité du rationalisme, l’auteure ne prétend pas honorer ses lecteurs d’une profession de foi vantant la puissance d’une raison humaine qui se serait émancipée du réel, ni même ne nous livre un credo unanime en faveur du progrès technologique ; non, pour Stéphanie Roza le rationalisme n’est autre que l’affirmation « [du] primat de l’argumentation rationnelle sur toute autre autorité » (p. 15). Autrement dit, il s’agit d’instituer la raison critique comme mesure commune permettant d’évaluer par exemple, les faits et gestes des gouvernements, afin de ne pas les laisser reposer dans une indétermination du jugement qui reviendrait à cautionner de nombreux abus. Ce rationalisme présuppose que le réel peut être pensé et décrit, du moins de façon suffisante pour permettre d’agir sur lui en le modifiant, et donne des règles d’échange et d’entente sans lesquelles le débat politique ne saurait exister.
Enfin, par progressisme l’auteure entend « la foi en la capacité de l’humanité à améliorer sciemment sa condition [4] » ; elle lui donne également le nom de « méliorisme ». Il s’agit donc de désigner par là un projet d’amélioration global, loin d’un scepticisme ou d’un fatalisme attentiste face aux réalités économiques, sociales et politiques. Sans être accusé d’utopisme et sans devoir recevoir le grief de faire abstraction des obstacles réels à toute avancée politique, le méliorisme doit être entendu dans le livre de Stéphanie Roza comme l’attitude qu’adopte tout individu croyant qu’un changement vers un état des choses non pas parfait, mais simplement meilleur est possible, grâce aux mobilisations de l’action humaine. Universalisme, rationalisme et progressisme étant définis en ces termes, nous serions loin de vouloir donner tort à l’auteure qui les reconnaît nécessaires à la structuration de toute pensée et action politique de gauche.
Une adhésion critique à l’héritage des Lumières
Dans Lumières de la gauche, Stéphanie Roza distingue deux postures critiques adoptées par la gauche à l’égard de ces valeurs héritées des Lumières. La première consiste à critiquer non pas ces valeurs elles-mêmes, mais les défaillances et les insuffisances des mises en œuvre dont elles ont fait l’objet ; une telle critique a donc pour but de dégager des voies nouvelles pour les réaliser et accomplir plus adéquatement. Elle correspond à l’attitude adoptée par la gauche de la Révolution française à la Seconde Guerre Mondiale. La seconde posture critique est bien plus radicale : elle consiste à se retourner contre ces valeurs et à les rejeter comme intrinsèquement viciées. Pour Stéphanie Roza, cette attitude est inaugurée par la publication de la Dialectique de la raison achevée en 1944 de Adorno et Horkheimer. J’y reviendrai plus bas.
Jusqu’à cette césure, Stéphanie Roza propose de montrer à ses lecteurs, à travers l’exposition d’un vaste panel de pensées politiques, que les différents mouvements de gauche, en dépit de leur diversité, se sont vus habités d’un mouvement commun, consistant à poursuivre « un projet d’extension, de réalisation des principes portés par les Lumières, sans jamais remettre en cause, ni politiquement ni conceptuellement, leur cadre d’ensemble ou leur esprit général » (p. 21). Le problème politique, économique et social ne devait jamais être pensé à leurs yeux comme le résultat de la poursuite de principes inadéquats, mais bien plutôt provenir d’une déficience de l’application qu’on en avait fait au réel. Si parfois les Lumières et la Révolution sont accusées par les penseurs de gauche, ce n’est pas en tant qu’elles auraient livré à la pensée politique du XIXe siècle des principes impraticables ou inadéquats, mais bien en tant qu’elles n’ont livré au XIXe siècle que des principes, auxquels il s’agit désormais de donner une effectivité, afin qu’ils ne demeurent pas de purs phénomènes déclamatoires.
Le livre de Stéphanie Roza s’ouvre sur deux exemples frappants qui illustrent cette idée. En Angleterre c’est au nom de l’universalisme professé par les droits de l’homme que Mary Wollstonecrafft revendique une égalité de droits pour les femmes, et milite pour que ces dernières soient comprises sous le sceau de cet universel humain auquel elles appartiennent ; à Saint-Domingue, c’est au nom de ce même universalisme que Toussaint Louverture réclame, par esprit de conséquence, l’abolition de l’esclavage. Il s’agit pour ces deux figures de donner au principe qui affirme l’universalité des droits humains sa pleine réalité, c’est-à-dire, son domaine d’extension réel, sans lequel la Déclaration universelle des droits de l’homme est destinée à n’être ou bien qu’une contradiction, ou bien qu’une déclaration purement formelle.
Si certains articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme, intrinsèquement construite sur un présupposé universaliste, sont ponctuellement contestés (concernant notamment la propriété), l’immense majorité du travail critique dont ils font l’objet chez les penseurs de gauche au XIXe siècle converge vers une dénonciation de son formalisme, et insiste sur la nécessité de donner à leurs principes une réalité. Il s’agit de les mettre en pratique, de les rendre effectifs, de les mettre en demeure d’informer véritablement le réel, et de leur donner les moyens de leur application. En France, des penseurs utopiques aux communistes, en passant par les socialistes, cette idée semble mettre tout le monde d’accord. Il s’agit, en privilégiant des moyens d’actions politiques, économiques ou sociaux, de mettre un terme au scandale que résume bien une phrase de Charles Fourier citée par Stéphanie Roza et qui demande quelle peut être la valeur d’une déclaration d’égalité là où « le peuple qu’on décore du nom de souverain n’a ni pain ni travail [5] ». Stéphanie Roza détaille en ce sens les modalités des prises de position de nombreuses pensées politiques à la fois françaises, allemandes et russes. Leur foi en la possibilité d’un progrès social réel n’est pas démentie, pas plus qu’une adhésion à l’universalisme dont sont dépositaires les droits de l’homme ; la raison est utilisée comme instrument privilégié pour construire des théories qui visent une modification du réel, et permettant d’accéder à une compréhension critique des réalités politiques, économiques et sociales. Ceux que l’auteure appelle « les enfants des Lumières » (p. 129), derrière l’hétérogénéité de leurs doctrines, semblent bien partager ce même souci d’accomplissement, de réalisation et parfois de correction des valeurs léguées par les Lumières.
Penser une rupture
Cette filiation critique de la gauche vis-à-vis des valeurs héritées des Lumières semble subir un tournant décisif à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La critique se radicalise au point de se caractériser par un travail de déconstruction et de rejet catégorique de telles valeurs. Si l’auteure avait déjà signalé certaines prises de position anti-Lumières chez des penseurs comme Proudhon (p. 133-146), Sorel (p. 208-214), Berth (p. 215-220), et plus généralement chez ceux que l’on appelle les Nietzschéens de gauche (p. 177-215), le tournant inauguré par la Dialectique de la Raison en 1944 est considéré comme sans précédant en raison de sa radicalité inédite. La rupture avec la tradition dans laquelle la gauche s’était inscrite jusqu’alors prend des allures de véritable déchirure théorique. Stéphanie Roza écrit à ce sujet que « Adorno et Horkheimer inaugurent donc en 1944 un nouveau chapitre de l’histoire théorique de la gauche, qui verra désormais s’affronter Lumières et anti-Lumières en son propre sein » (p. 291 ; ce sont les derniers mots de l’ouvrage). Tournant le dos aux principes d’universalisme, de rationalisme et le progressisme, cette nouvelle attitude condamne, aux yeux de l’auteure, ceux qui la mettent en œuvre au mieux à la stérilité politique, au pire à faire le jeu de tendances conservatrices. La raison comme instrument d’appréciation du réel est rejetée pour être jugée d’essence totalitaire ; l’universalisme est dénoncé comme faisant fi des différences historiques et culturelles qui structurent les peuples, et rejeté pour avoir pu servir d’instrument de domination. Les griefs contre les Lumières et ses valeurs sont nombreux et actifs depuis plus d’un demi-siècle au sein de la gauche.
Conclusion : en finir avec le procès contre les Lumières ?
Stéphanie Roza, loin de nier que ces valeurs aient pu donner lieu à des usages dangereux aux conséquences graves, invite ses lecteurs à se demander si le mauvais usage d’un principe doit aboutir à la condamnation sans appel de celui-ci ; ne serait-ce pas plutôt et pour ainsi dire « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? C’est-à-dire se priver de matrices politiques essentielles sous prétexte qu’il est toujours possible d’en faire un usage non-éclairé ? Il serait alors déplorable que la négation de ces valeurs dessine, même sans le vouloir, le contour de positions conservatrices au sein de la gauche, conséquence qui aux yeux de l’auteure est plus qu’à redouter. Plutôt que tourner le dos à l’héritage des Lumières, Stéphanie Roza dans Lumières de la gauche, nous invite au contraire à le faire fructifier, dans le sillage de nos prédécesseurs.
Nous voudrions pourtant finir en clarifiant un point : le rationalisme, l’universalisme et le progressisme que Stéphanie Roza attribue dans son ouvrage à la gauche sont-ils bien identiques au rationalisme, à l’universalisme et au progressisme des Lumières ? S’ils en viennent, cette provenance a-t-elle le sens d’une identité ? C’est ce dont on peut douter quand on lit un texte comme l’Éloge historique de la raison [6] de Voltaire. Le rationalisme qui s’y professe est conçu comme un vecteur presque infini de progrès, instrument précieux devant, au nom de la civilisation, être apporté à tous les peuples. De façon tout à fait explicite et que nous croyons sans ironie, se déploie une conception non seulement du rationalisme, mais aussi de l’universalisme et du progressisme qui est bien plus engageante que celle que défend Stéphanie Roza dans Lumières de la gauche, et dont le parfum colonial suspend notre adhésion immédiate.
On pourrait toujours arguer que ce texte n’est pas représentatif des croyances des Lumières, qui par ailleurs ne se caractérisent pas par une unité doctrinale et théorique. Or, c’est précisément le propos que nous désirons tenir : est-il vraiment nécessaire d’interpréter la fidélité de la gauche aux valeurs de rationalisme, d’universalisme et de progressisme telles que Stéphanie Roza les définit comme une fidélité aux valeurs des Lumières ? L’auteure montre bien combien le rationalisme entendu comme instrument de mesure et de compréhension critique du réel, le progressisme comme croyance nécessaire pour qui veut travailler à améliorer les choses, et l’universalisme comme défense de l’égale dignité de tous les êtres humains sans exception sont des valeurs dont la gauche ne semble pouvoir se passer. N’aurait-il pas suffi de montrer que ces valeurs sont indispensables, sans chercher à les attribuer aux Lumières elles-mêmes, entreprise beaucoup plus périlleuse en raison de l’hétérogénéité et de l’ambiguïté théorique et idéologique de ce mouvement ?
Stéphanie Roza, Lumières de la gauche, Paris, Editions de la Sorbonne, 2022, 304 p., 22 €