La rétention des dépouilles de guerre, et donc l’empêchement des rituels funéraires, joue un rôle important et peu étudié dans le conflit israélo-palestinien.
À propos de : Stéphanie Latte Abdallah, Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine, Karthala
La rétention des dépouilles de guerre, et donc l’empêchement des rituels funéraires, joue un rôle important et peu étudié dans le conflit israélo-palestinien.
Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher .
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire
Cet ouvrage plonge le lecteur au cœur du conflit israélo-palestinien en se focalisant sur un aspect relativement méconnu et pourtant crucial du quotidien palestinien depuis plus de cinquante ans : le sort des morts qualifiés de « combattants ennemis » ou de « terroristes » par l’État israélien qui refuse de les rendre à leur famille, ainsi que la mobilisation des Palestiniens pour obtenir le rapatriement de ces défunts considérés comme des résistants et des « morts politiques » devenus des martyrs. Le livre de Stéphanie Latte Abdallah est basé sur une enquête ethnographique, fruit d’une immersion de longue durée sur un terrain que l’auteure connaît et analyse depuis une vingtaine d’années. Elle a recueilli une quarantaine de témoignages auprès des familles de défunts dont les corps, soit n’ont jamais été rendus, soit ont été restitués bien après le décès. Elle s’est aussi appuyée sur des sources écrites souvent inédites : archives, récits mémoriels et littérature grise d’ONG ou d’institutions internationales. Cette recherche offre une approche diachronique des pratiques et des politiques israéliennes relatives à la détention des corps et au traitement mortuaire des défunts palestiniens.
Elle s’appuie aussi sur une analyse multiscalaire qui offre une indispensable mise en perspective macro des enjeux israéliens et palestiniens relatifs à la soustraction et l’éventuelle dévolution des cadavres qui font l’objet de récupérations politiques dans les deux camps adverses. S. Latte Abdallah analyse enfin le niveau micro en s’immisçant dans l’intimité des familles affligées par l’absence de dépouilles ou qui récupèrent des corps maltraités, souillés, et sont ainsi confrontées à un travail de deuil complexe et douloureux.
À l’instar des violences sexuelles finalement reconnues comme arme de guerre au lendemain de la guerre en Ex-Yougoslavie, la détention des corps morts et l’interdiction des funérailles de l’ennemi, ou leur extrême perturbation, constituent une arme redoutable, dotée d’un symbolisme funeste extrêmement puissant, quoiqu’encore peu exploré. Pourtant, le refus de rendre les dépouilles relève d’un processus de déshumanisation décisif, du cadavre réduit à l’état d’objet. Il en va ainsi des dépouilles rendues congelées qui ne peuvent bénéficier des soins rituels adéquats, ce qui réifie un peu plus ces corps maculés et sans toilette purificatrice. Ce qui interpelle aussi est l’ensevelissement de milliers de Palestiniens dans des fosses situées sur des sites militaires israéliens nommés les « cimetières des nombres », et qui ne sont pas rendus aux familles malgré leurs requêtes. Dans ces lieux, le manque d’identification et la négligence en termes de localisation – systématiques jusqu’en 1976 et qui a perduré jusqu’aux années 1990 – a eu pour effet concret que la plupart des morts ensevelis y sont devenus des disparus, avant que le rabbinat de Tsahal ne procède à leur enregistrement et identification.
La soustraction des dépouilles prive les proches de la possibilité de réaliser les rituels idoines d’adieu aux défunts. L’absence de corps « irréalise la mort » et « suspend le temps des vivants » indique l’auteure. Ne pas rendre les cadavres à leurs proches, c’est ainsi orchestrer sciemment un invariant anthropologique qui fonde notre commune humanité : l’impérieuse obligation de prendre soin de ses défunts.
Ce livre nous introduit donc aux « vies politiques des corps morts » évoquées par Katherine Verdery pour éclairer l’instrumentalisation des défunts comme l’une des facettes des reconfigurations des rapports de pouvoir dans les situations de crises politiques. Ainsi que le rappelle à juste titre S. Latte Abdallah, la détention des dépouilles s’inscrit au cœur de la gestion coloniale de la Palestine, celle-ci passant par le contrôle de sa population qui trouve dans cette gestion des morts sa forme extrême. Elle manifeste, par ailleurs, la prégnance de la vie carcérale dans les Territoires occupés. L’emprise sur les corps palestiniens s’incarne par ce que l’auteure nomme la « toile carcérale » – 40% des Palestiniens sont passés par la prison israélienne au moins une fois dans leur vie ! – et sa prolongation post mortem qui semble s’étendre à l’infini, orientée vers des morts qui sont aussi, comme l’évoque le titre de l’ouvrage, des « morts en guerre ». Les transactions autour des cadavres font partie intégrante de la guerre de basse intensité israélo-palestinienne au quotidien, au moins depuis la guerre des Six Jours de 1967. Ces dépouilles sont en effet un outil de négociation parmi d’autres « dispositifs non territoriaux » d’assujettissement, tel l’échange asymétrique de prisonniers pour lequel la détention des corps devient une monnaie d’échange clé au sein de cette « économie de l’inimitié guerrière ».
Si cette gestion des corps morts concerne souvent des individus décédés lors d’affrontements avec l’armée d’occupation voire qui sont à l’origine d’attentats, elle concerne aussi des civils exécutés extrajudiciairement et en toute impunité. Sans même parler de la violation réitérée du Droit international humanitaire relatif au droit intangible à des funérailles et à une sépulture digne, l’appropriation illicite des dépouilles dont les autorités israéliennes refusent ou repoussent, parfois durant des années, la dévolution aux familles vise à prolonger le châtiment au-delà du trépas, comme « punition collective » étendue aux familles. Il s’agit en effet d’infliger une sanction et une humiliation conçues et assumées comme faisant partie de la peine elle-même, voire comme un substitut à la justice si aucun procès n’a pu avoir lieu.
En revanche, l’incarcération posthume des dépouilles que S. Latte Abdallah qualifie d’« exils post mortem » peine à se justifier lorsque sont en jeu les corps de civils assassinés aux checkpoints ou dans la rue par des soldats ou des colons, sauf à assumer que ce geste illégal de réclusion des morts sert à imprimer la marque ultime de la domination coloniale exercée sur la société palestinienne. Et c’est bien de cela qu’il est question in fine : l’affirmation de l’exercice de la souveraineté de l’État d’Israël sur les Palestiniens, illustration emblématique de la « nécropolitique », notion forgée par Achille Mbembe il y a déjà deux décennies et précisément sur cette situation coloniale.
L’outrage infligé aux défunts, la profanation des cadavres stockés dans des « frigos », le non-respect des soins funéraires ou l’inhumation dans des conditions indignes, provoque une blessure et une souillure terribles infligées à ceux qui sont classés comme ennemis et à qui l’on refuse des funérailles voire une sépulture. Pour autant, S. Latte Abdallah montre que la perpétuation de ces gestes de déshumanisation est compensée par les mobilisations des familles qui cherchent à « rétablir ces vies effacées dans leur humanité et les appartenances qui les fondent ». C’est ainsi que les procédures de qualification des défunts séquestrés comme « martyrs » et surtout pas comme « victimes » s’avèrent cruciales pour préserver la dernière forme de dignité accessible et ne pas sombrer dans le désespoir ou le nihilisme, moteur de radicalité mortifère. Le contraste entre le cas palestinien et la situation latino-américaine dans la quête des corps non dévolus est à ce titre instructif. La mobilisation en Amérique y est surtout menée par les collectifs de femmes, mères et grand-mères de disparus, qui de l’Argentine au Pérou, en passant par le Mexique actuel, luttent pour récupérer les corps des disparus tandis qu’en Palestine, les hommes, les pères principalement, en sont les acteurs essentiels.
C’est aussi une autre économie politique des affects qui s’exprime dans l’espace public, avec l’impérieux effacement de toute expression de chagrin lors des négociations et le maintien d’un langage ancré dans le registre de la résistance face à l’occupant qui ne doit afficher aucune vulnérabilité, assimilable à de la faiblesse. Récupérer les défunts relève du combat des pères et s’inscrit dans une histoire de quête de justice qui doit évacuer les pleurs des mères, circonscrits dans la sphère domestique de l’intime.
L’un des apports de cette étude réside dans son analyse de la nature polysémique de la figure du martyr, le shahid. S. Latte Abdallah insiste d’abord sur la façon dont l’espace des funérailles des défunts rapatriés peut faire l’objet d’appropriations opposées et donc de tensions entre les familles, les acteurs religieux et les partis politiques, leur vision du martyr ne reposant pas sur les mêmes ressorts affectifs, symboliques et politiques. Pour autant, un consensus existe malgré tout autour de la dimension sacrificielle absolue du shahid dans le contexte de poursuite brutale de la colonisation incessante du territoire de la Palestine. Ce contexte inscrit en effet ces défunts dans la filiation de ceux qui s’opposent et luttent contre la catastrophe existentielle de la Nakba, qui n’est pas un simple écho du passé car la spoliation n’a cessé de se perpétuer depuis 1948. Mais la puissance de la catégorie de martyr doit aussi être mise en lien avec sa capacité à soulager les proches. La figure du martyr ne se limite ni au registre de la foi ni à son usage politique. Loin de la vision réductrice d’accès à la vie éternelle promise au martyr – croyance qui est loin d’être partagée par tous, comme le précise l’auteure –, c’est avant tout « l’image consolatrice » pour soi et sa communauté qu’autorise la réappropriation de la figure sainte du shahid.
L’auteure expose ainsi les nouvelles modalités d’hommage à certains morts par le biais des alliances posthumes. L’exemple du mariage post mortem de Rania et Raed mérite qu’on s’y arrête. Révolté par la mort de Rania, âgée de 17 ans et tuée à un checkpoint sans aucun motif, Raed, 22 ans, s’attaqua à des soldats israéliens et se fit tuer à son tour, écho tristement banal du cycle sans fin des violences dans cette région. À l’occasion de leurs funérailles, adaptant la sémantique nuptiale des enterrements de shahid, les familles de ces deux jeunes qui ne s’étaient jamais rencontrés célébrèrent leur union posthume, alliant par la même occasion ces familles unies par la douleur d’un deuil commun transfiguré. Dans ce contexte de précarité ontologique maximal, S. Latte Abdallah montre que la mobilisation de la grammaire du martyr se voit dotée d’une indéniable performativité consolatrice.
Enfin, l’ouvrage expose les difficultés rencontrées par nombre de Palestiniens pour enterrer leurs défunts, même lorsqu’ils sont en possession des corps, du fait de la volonté d’expulsion des morts palestiniens de l’espace public qui s’avère plus ou moins forte selon leur lieu de résidence. C’est ainsi que les habitants de Jérusalem-Est sont régulièrement confrontés à l’interdiction de funérailles en ville et renvoyés vers des cimetières périphériques, autre cas d’exil post mortem qui obéit au projet d’effacement plus global des Palestiniens de la ville sainte. Là encore les obstacles à l’obtention d’une sépulture s’inscrivent dans la lutte contre l’élimination de la présence palestinienne des territoires annexés par Israël. Réussir à enterrer son défunt dans le cimetière de son choix est une victoire contre la spoliation coloniale, l’enjeu étant d’offrir à ses morts le repos dans la terre des aïeux.
On retrouve d’ailleurs ce combat pour être enterré en Palestine chez certains exilés de l’étranger ayant fui la Nakba en 1948, comme en a fait le récit l’anthropologue palestino-américaine Lila Abu Lughod. Son père, Ibrahim Abu Lughod, réfugié aux États-Unis depuis sa jeunesse, PhD de Princeton et ami d’Edward Saïd, a finalement obtenu d’être enterré dans le cimetière de sa ville natale de Jaffa, après avoir surmonté maints obstacles. Mais il s’agit d’une situation exceptionnelle, uniquement rendue possible par ses réseaux politiques et son capital social.
Il est plus que jamais nécessaire que la recherche de Stéphanie Latte Abdallah soit largement diffusée, discutée et débattue. En achevant la lecture de ce livre, comment ne pas repenser avec inquiétude au célèbre destin d’Antigone ? Le refus du roi Créon d’autoriser l’enterrement de son frère avant de la condamner à mort pour avoir bravé son interdit, a finalement scellé la propre disgrâce de Créon et celle de son peuple. On ne saurait trop conseiller cet ouvrage éclairant qui permet de cerner sous un angle assez méconnu – celui du traitement des morts détenus –, la pérennité de la situation coloniale en Palestine et les modalités actuelles de son implémentation quotidienne.
par , le 26 janvier
Valérie Robin Azevedo , « Antigone en Palestine », La Vie des idées , 26 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Stephanie-Latte-Abdallah-Des-morts-en-guerre
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