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Recension Philosophie

Sommes-nous égaux face au hasard ?

À propos de : J.-F. Spitz, Abolir le hasard ?, Vrin.


par Pierre Brunet , le 12 mars 2009


Pour réconcilier l’égalité avec le concept de la responsabilité individuelle, un courant philosophique de la gauche américaine, le luck egalitarianism, propose d’abolir l’inégalité des individus face au hasard. Mais, pour Jean-Fabien Spitz, cette entreprise intellectuelle appauvrit l’idée de responsabilité sans parvenir à défendre efficacement le principe d’égalité.

Recensé : Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin, coll. Philosophie concrète, 2008, 372 pages.

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Sous ce titre aux résonances mallarméennes, Jean-Fabien Spitz livre une critique radicale et décapante des théories de la justice qui ont été élaborées par la gauche américaine en réaction tant à John Rawls qu’au néo-conservatisme, et en appelle à une restauration de la dimension institutionnelle, sinon juridique, de l’idée de responsabilité.

On sait que tend aujourd’hui à se diffuser, sous divers aspects, l’idée que l’égalité est antinomique de celle de responsabilité. Ainsi, en matière de santé publique, par exemple, il n’est pas rare d’entendre qu’en contribuant à l’indemnisation systématique des soins prodigués aux fumeurs victimes de leur propre comportement dangereux, l’État encouragerait ces comportements dangereux. De tels discours en nourrissent d’autres qui tendent, de fil en aiguille, à justifier le rétablissement ou, c’est selon, le maintien de la peine de mort et autres revendications qui toutes se prévalent de l’idée que plus les individus sont responsables d’eux-mêmes, mieux la société se porte.

Ces théories conservatrices ont suscité une réaction relativement homogène dans le camp progressiste. Toutefois, plutôt que de déplacer les questions en montrant que le problème était peut-être mal posé (ou qu’il pouvait l’être autrement), ce camp a choisi de répondre en se plaçant sur le terrain de la responsabilité lui-même et tenté de montrer qu’il était possible, sinon nécessaire, de marier la théorie égalitariste de la justice à une notion forte de la responsabilité personnelle. Jean-Fabien Spitz, pour sa part, ne fait aucun mystère de sa franche hostilité à l’égard d’une telle stratégie. La conclusion à laquelle il entend parvenir est précisément qu’il faut résister à un tel mariage. L’argument est à la fois simple et ample : parce qu’il conduit soit à la négation de l’exigence égalitariste soit à l’atténuation de la notion de responsabilité en une notion post-institutionnelle, un tel mariage est essentiellement instable (p. 33-34).

Les théories qui ont tenté d’« injecter » (le terme est de Jean-Fabien Spitz) le principe de responsabilité individuelle dans la théorie de la justice comme équité défendue par Rawls émanent soit de Ronald Dworkin soit du courant dit des luck egalitarians (aucune traduction de cette expression ne semble avoir été pour le moment proposée). Dans une première partie, Jean-Fabien Spitz entreprend de reconstruire minutieusement ces théories avant d’en proposer, dans une seconde partie, une critique tout aussi scrupuleuse.

Les stratégies de neutralisation du hasard : Dworkin et les luck egalitarians

Pour Ronald Dworkin, le mariage entre l’égalité et la responsabilité individuelle trouve son fondement dans l’opposition entre deux notions d’égalité, celle des ressources et celle de bien-être, à quoi Dworkin ajoute une distinction entre le contexte et la personne. Ces deux distinctions ne se recoupent pas tout à fait. La première demeure relativement obscure en ce que la définition de chacune des notions est étonnamment circulaire (la conception de l’égalité en termes de bien-être consiste à rendre les individus égaux du point de vue de leur bien-être, tandis que la conception de l’égalité en termes de ressources consiste à rendre les individus égaux du point de vue de leurs ressources).

Selon Dworkin, une interprétation du principe d’égalité en termes d’égalité de bien-être conduirait à des « conséquences contre-intuitives et éthiquement inacceptables ». Aussi lui préfère-t-il la notion d’égalité en termes de ressources, telle que Rawls l’a développée. Pour autant, cette dernière théorie pourrait conduire à une injustice si les décisions prises et les choix faits par les individus devaient n’avoir aucune conséquence sur le niveau des ressources matérielles dont ces derniers disposent. Or, selon Dworkin, tel que Jean-Fabien Spitz le reconstruit, l’égalité en termes de ressources permet seule de concilier « l’exigence égalitariste et l’exigence de responsabilité individuelle » (p. 45).

Mais une société n’est pas encore égalitaire, en termes de ressources, si elle ne procède pas à une distinction – absente chez Rawls – entre le « contexte » et la « personne ». La personne recouvre chez Dworkin les goûts, les ambitions, les projets, la volonté de s’exposer au risque, autrement dit ce à quoi nous nous « identifions ». Le contexte recouvre, en revanche, les capacités physiques et mentales de chacun, à quoi nous ne nous identifions pas. Dans ces conditions, comme le résume fort justement Jean-Fabien Spitz, « une société est injuste si elle n’égalise pas les contextes dans lesquels les individus font leur choix, mais elle est tout aussi injuste si, dans le mouvement d’égalisation auquel elle procède, elle ne préserve pas les différences et les inégalités qui sont les effets des choix que les individus ont faits dans des contextes égaux » (p. 72).

Ajoutons que cette égalité en termes de ressources ne saurait non plus être confondue avec l’égalité des chances. Cette dernière requiert un maximum d’égalité initiale mais légitime ensuite les différences nées non seulement des choix mais aussi du talent et de la chance. La première forme d’égalité entend au contraire priver de toute pertinence les talents et les autres facultés naturelles dans l’allocation d’un surcroît de ressources.

C’est là qu’intervient l’idée de « neutralisation du hasard » (p. 51) : afin d’assurer aux individus une position identique face au hasard qui pourrait les rendre inégaux, il convient de construire une « égalité ex ante » et d’instaurer pour ce faire un système assurantiel susceptible de garantir le même niveau de ressources à tous ceux frappés par le hasard.

Spitz expose ensuite la théorie des luck egalitarians. L’expression « luck egalitarianism » désigne une théorie élaborée depuis les années 1980 et dont les principaux représentants sont notamment Richard Arneson, Gerald Cohen, John Roemer et Eric Rakowski. Bien qu’il y soit souvent associé, Dworkin s’est toujours défendu d’adhérer aux thèses fondatrices de ce mouvement. Ces thèses, que Spitz reconstruit pas à pas, découlent de l’idée essentielle selon laquelle « la société est juste si et seulement si les situations respectives des individus les uns par rapport aux autres ne sont pas affectées par le hasard ». Dans cette optique, « une société juste doit accorder une priorité morale à la compensation des désavantages que subissent certains individus du point de vue de leurs possibilités d’accès au bien-être (ou aux avantages) sans faute de leur part » (p. 193).

Les auteurs qui les défendent se situent politiquement à gauche et, comme le dit Spitz, espèrent « couper les ailes de l’argument conservateur selon lequel la redistribution opérée par l’État-providence encourage l’irresponsabilité en ne tenant pas compte des comportements et des choix des individus tout en affirmant que cette récupération n’est pas en contradiction avec une politique égalitariste » (p. 208).

On mesure ainsi la différence entre cette thèse et celle de Dworkin : non seulement les luck egalitarians rejettent la notion d’égalité en termes de ressources au profit de l’égalité en termes de bien-être et ce, précisément, parce que le hasard est susceptible d’affecter aussi bien les ressources dont disposent les individus que la capacité propre à chacun de transformer les ressources en bien-être, mais en outre les luck egalitarians préconisent une neutralisation ex post du hasard, c’est-à-dire une fois ce dernier advenu, et non plus ex ante ; par ailleurs, cette neutralisation prend la forme d’une entreprise morale donnant la priorité aux membres de la société les plus défavorisés et, parmi eux, à ceux qui le sont sans faute de leur part.

Une entreprise « impraticable et sans objet »

Aussi différentes soient-elles, ces deux conceptions de la justice reposent cependant sur un même présupposé – qui constitue à dire vrai une thèse explicite des luck egalitarians – à savoir que la distinction entre le hasard d’un côté et les choix que font les individus de l’autre est opératoire voire capitale (p. 197-198). Or c’est précisément cette distinction qu’entreprend de contester Spitz à l’aide des trois premiers chapitres, aussi denses que captivants, que compte sa seconde partie.

Il le fait en s’attaquant principalement, ou frontalement, aux thèses du luck egalitarianism dont il n’hésite pas à affirmer, d’une part, qu’elles constituent pour lui une « impasse » incapable d’échapper aux critiques conservatrices qui accusent toutes les entreprises de promotion de l’égalité d’encourager l’irresponsabilité et, d’autre part, qu’elles tendent à reprendre au marché et au socialisme ce qu’ils ont de pire. Bref, la volonté de neutraliser le hasard est une entreprise vaine car la distinction entre le hasard et le choix est « impraticable et sans objet » ; elle rencontre des « obstacles métaphysiques insurmontables » et la théorie qui tente de la promouvoir est tout simplement incohérente.

Prenant appui sur les travaux de Samuel Scheffler et Elisabeth Anderson, Jean-Fabien Spitz souligne que les thèses défendues par les luck egalitarians – et notamment celle relative à la distinction entre le hasard et le choix – se heurtent à nos intuitions morales, lesquelles nous conduisent à reconnaître dans l’égalité une valeur « qui porte sur la nature des rapports entre les individus et non pas sur la distribution d’une chose entre les individus » (p. 243) car, explique Jean-Fabien Spitz, « l’égalité en tant qu’idéal politique et social ne réside pas dans le fait que chaque individu ait le même genre de rapport avec un monde de choses et de droits que tous les autres, mais dans le fait que les rapports entre les personnes soient exempts de domination et de pouvoir » (p. 242). De ce point de vue, une société pourrait parfaitement abolir le hasard sans pour autant avoir fait disparaître la domination comme, inversement, une autre pourrait livrer les individus au hasard tout en ayant aboli la domination.

Dans le dernier chapitre du livre, Jean-Fabien Spitz entreprend également, sur le fondement des travaux de Ripstein, d’exposer une conception de la responsabilité d’inspiration normative et sociale (p. 331 sq.). Cette thèse le conduit à montrer que la responsabilité n’est pas une notion naturelle ou spontanée, comme ont trop facilement tendance à le croire ou le présupposer les luck egalitarians. Mais, en tant qu’elle doit servir de critère de répartition sociale des ressources, elle « est une notion qui n’a de sens que dans un contexte où il existe une norme collective qui définit quels sont les intérêts des autres dont l’agent doit tenir compte dans son action » (p. 335). En d’autres termes, « les questions de responsabilité ne sont donc pas des questions de fait mais des questions de droit ».

Un concept juridique de responsabilité

Ces dernières lignes ne sont pas sans rappeler l’opposition que les juristes connaissent bien entre la causalité et l’imputation, et que certains théoriciens du droit, dont Hans Kelsen, entendent comme une distinction à la fois épistémologique et ontologique.

Dans le monde causal – celui de l’être (Sein) et donc des faits –, un phénomène est tenu pour « responsable » d’un autre parce qu’il en est la cause, tandis que, dans le monde de l’imputation – le monde du devoir-être (Sollen) et donc des normes –, la responsabilité est pensée comme une relation normative au terme de laquelle « si A est, alors B doit être ». Ainsi, tandis que la chaîne des causes et des effets est infinie parce que toute cause est aussi une conséquence, la relation d’imputation est finie : à telle condition est attachée telle conséquence mais cette conséquence n’est pas elle-même une condition d’une autre conséquence. En d’autres termes, il y a un point final de l’imputation mais non de la causalité – sauf à imaginer une cause première telle que la volonté de Dieu dans la pensée religieuse ou de la Nature ou d’une force quelconque comme dans la pensée primitive.

Or – et c’est précisément l’un des mérites du livre de Spitz que de le souligner – la théorie de la justice des luck egalitarians est elle-même une résurgence de la pensée primitive sinon religieuse. Lorsqu’ils en appellent à une neutralisation du hasard, les luck egalitarians pensent la responsabilité sur le mode de la causalité, croyant pouvoir reconstruire la chaîne des causes et des effets et remonter à une cause ultime qui déterminerait les choix des individus. De même, ils ne peuvent imaginer cette neutralisation du hasard ex post qu’à la condition d’avoir admis qu’être « responsable » c’est non pas se voir imputer une action en vertu d’un ensemble de normes qui résultent d’une volonté humaine mais être la cause d’une action.

Mieux, cette théorie conduit à toute sorte de sophisme, dont celui naturaliste, puisque, au nom de la neutralisation du hasard, elle en vient à faire supporter à la société les caractéristiques propres d’un individu en croyant tirer de ce qu’un individu est d’une certaine façon, la norme qu’il doit se comporter d’une autre. Comme le dit fort bien Ripstein : « Ils confondent donc le fait d’être blâmable pour une chose et le fait d’en être responsable, la question de savoir qui est l’auteur d’une action et celle de savoir qui doit en supporter les coûts » (p. 352, cité par Jean-Fabien Spitz).

On l’aura compris, le livre de Jean-Fabien Spitz s’inscrit dans le prolongement de ses travaux antérieurs (et notamment L’Amour de l’égalité ou Le Moment républicain en France). Sa lecture s’impose aussi bien à ceux qui croient avoir trouvé dans le luck egalitarianism ou chez Dworkin une nouvelle théorie de la justice, concurrente de celle de Rawls, qu’à ceux qui imaginent que les arguments fallacieux des conservateurs permettent de se débarrasser une bonne fois pour toutes de l’égalité, voire, de l’abolir.

Photo : cc Darren Hester

par Pierre Brunet, le 12 mars 2009

Pour citer cet article :

Pierre Brunet, « Sommes-nous égaux face au hasard ? », La Vie des idées , 12 mars 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sommes-nous-egaux-face-au-hasard

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