Comment considérer un patient dans un état critique, inapte à la communication, comme un véritable sujet ? Flora Bastiani propose une phénoménologie du soin.
Comment considérer un patient dans un état critique, inapte à la communication, comme un véritable sujet ? Flora Bastiani propose une phénoménologie du soin.
Certaines formes de soin réalisées par des infirmiers dans des structures hospitalières s’adressent à des patients qui ne sont plus du tout en mesure de se déplacer ni même d’exprimer leur ressenti. Cette incapacité résulte de leur état de santé (état comateux, en phase de réveil ou partiellement végétatif, individu décédé), mais aussi de la nature invasive du traitement : tubages, sondes, alitement, respiration artificielle, perfusions, médicaments qui épuisent ou troublent la pensée, etc. Les services de réanimation, de soins intensifs et de prélèvement d’organes ne sont en rien peuplés de patients en mesure d’être des « sujets » capables d’accomplir des actions tout à fait ordinaires comme communiquer, se déplacer, contempler, etc. Ils semblent ne plus être que des corps-objets, inertes ou quasi inertes, sur lesquels les infirmiers effectuent les traitements médicaux ordonnés par les médecins. Le soin apparaît, dans cette situation extrême, sous la forme d’une relation entre un sujet (le soignant) et un sujet qui n’est plus en mesure de l’être (le patient dans un état critique). L’infirmier est-il d’ailleurs lui-même un sujet autonome, c’est-à-dire apte à prendre des initiatives, si son rôle se limite à exécuter une partition prescrite par le médecin ? N’est-il pas qu’une simple courroie de transmission ? Le soin infirmier ne devient-il pas ainsi, finalement, une relation objet-objet ?
La tâche de Philosophie du soin critique est prioritairement de montrer que, contrairement aux apparences, cette relation demeure une relation sujet-sujet. Pour y parvenir, l’auteure mène une série d’entretiens qu’elle enregistre et commente avec quatre infirmiers : « L. » œuvre en traumatologie, « G. » en réanimation, « P. » en réanimation pédiatrique et « K. » dans le service de prélèvements d’organes. Ces entretiens révèlent non seulement les initiatives que prennent ces infirmiers pour rendre le traitement possible, mais dévoilent surtout la manière dont ces professionnels parviennent à redonner le statut de sujet à des patients qui se trouvent pourtant en état critique – ou qui sont même tout simplement morts.
C’est pourquoi Flora Bastiani en vient à formuler cette « hypothèse » selon laquelle « l’ensemble constitue la modalité fondamentale qui précède l’existence séparée » (p. 64). Autrement dit, pour pouvoir être un sujet, il faut qu’initialement un autre sujet fasse de moi un sujet. Il importe qu’un autre sujet prenne l’initiative de me traiter comme si j’étais un sujet (que nous vivions d’abord « ensemble »), avant même que je puisse éventuellement redevenir capable de conduire une « existence séparée » de la sienne.
Lorsque L. demande informellement au patient ce qu’il aime « boire le soir » (p. 100), ou lorsqu’elle recueille ses doutes sur la nécessité de bénéficier d’un traitement médical aussi lourd, elle ne se contente pas d’être simplement agréable. Elle lui redonne la possibilité de se familiariser avec sa chambre d’hôpital (d’habiter ce que l’auteure nomme un « monde ») et de redevenir un acteur ordinaire de son organisme (de son « corps », comme elle l’écrit en ce sens). Elle lutte ainsi contre l’angoisse qui résulte du fait d’être impuissant (ce qui relève d’un soin de nature psychiatrique) et facilite en parallèle la mise en place de traitements techniques invasifs (difficiles à installer et à maintenir, surtout si le patient résiste physiquement).
De la même manière, « K. tente de faire une place à la présence du mort », même si sa tâche est in fine de prélever soigneusement certains de ses organes. Elle s’efforce tout autant de faire respecter les décisions du mort (les autorisations de prélèvement qu’il a signées ou manifestées à une époque où il était encore un sujet) que de préserver sa dignité (symbolisée ici par le soin accordé à son cadavre). « Il ne s’agit plus alors seulement de faire entendre sa voix, de faire respecter ses choix, mais de se tenir auprès du mort, au même titre [que K.] le ferait auprès d’un patient vivant » (p. 233).
Flora Bastiani saisit ainsi un état de la subjectivité humaine (« le phénomène de l’ensemble ») à un moment où elle n’est pas encore en mesure, ou n’est plus en mesure, d’être indépendante, où elle n’existe que grâce à la subjectivité du soignant et exclusivement au sein de la relation de soin. Pour soigner un patient, il ne suffit pas de lui administrer mécaniquement un traitement ; il faut bien au contraire redonner au patient le statut de sujet. La nouveauté, ici, est que redonner au patient ce statut ne consiste pas à prendre en compte son avis ou son ressenti, puisqu’il n’est plus capable de le formuler ou même parfois d’en avoir un, mais à le soigner de bout en bout comme s’il était un sujet.
Pour extraire simultanément cette conception singulière du soin critique et de la subjectivité du patient en état critique, d’un ensemble de pratiques concrètes (richement rapportées dans les quatre chapitres qui jalonnent l’ouvrage), l’auteure est contrainte d’effectuer un double travail méthodologique. Elle doit, dans un premier temps, au fil des premières pages d’une longue introduction (p. 7-11), inventorier brièvement les différentes approches philosophiques du soin, telles qu’elles sont actuellement défendues par les théoriciens du « care » (Gilligan, Tronto, etc.). C’est une manière pour elle de souligner l’originalité de la conception du soin que véhiculent les pratiques de ces quatre infirmiers : la considération qu’ils portent à la subjectivité d’autrui ne se surajoute pas à un acte de soin de nature purement technique, comme le considèrent souvent les théoriciens du care ; elle constitue au contraire une composante pleine et entière de l’acte technique de soin, sans laquelle celui-ci perd non seulement en humanité, mais aussi, en premier lieu, en efficacité, comme le souligne régulièrement l’auteure. Il s’agit ainsi de se prémunir contre ces perspectives discursives qui prévalent outre-Atlantique (réfléchir sur la signification de mots tels que « care », ou sur les qualités relationnelles et morales des soignantes ou du « féminin », sans procéder au préalable à des observations poussées dans les centres de soin), et qui demeurent généralement trop éloignées de ce qui importe aux professionnels dans leurs tâches quotidiennes (p. 9-11). Ces perspectives ne se contentent-elles pas de dresser un « portrait daté », rivé à son insu aux « origines religieuses de l’institution hospitalière, avec les notions de dévouement, d’abnégation et de vocation compassionnelle » (p. 10) ?
Flora Bastiani doit ensuite répertorier, dans la suite de son introduction (p. 11-65), une multiplicité de conceptions philosophiques de la subjectivité (Husserl, Merleau-Ponty, Lévinas, etc.), élaborées dans des contextes très différents du sien, afin de montrer que le domaine qu’elle a choisi (les soins critiques) révèle un aspect de la subjectivité humaine (l’ensemble) demeuré jusque-là dans l’ombre. Cela éclaire non seulement les innovations philosophiques conceptuelles qu’elle entend apporter sur les thématiques du soin et de la subjectivité, mais permet aussi d’encadrer rigoureusement les études de cas qui suivent.
La « microphilosophie » de l’auteure, comme elle la nomme, consiste effectivement à inviter les soignants à décrire la manière dont ils appréhendent et réalisent quotidiennement leur activité professionnelle, dans le but d’en extraire des idées susceptibles de résoudre des problèmes philosophiques généraux (Qu’est-ce que le soin ? Qu’est-ce qu’un sujet ?). Une telle entreprise conduit inévitablement tout philosophe à orienter les discussions (même s’il s’efforce à juste titre de ne pas le faire) et à ne retenir, en complément, que les aspects sur lesquels l’interrogé insiste sur le moment, pour divers motifs, à tort ou à raison. C’est pourquoi il est préférable d’avoir médité et explicité au préalable ses grilles d’observation pour ainsi dire (les questions philosophiques que l’on souhaite éclairer après avoir examiné avec soin la manière dont la littérature antérieure y pourvoit), plutôt que de se croire illusoirement investi d’un regard neutre qui, bon gré mal gré, ne ferait que projeter des préjugés inconscients (souvent théoriquement pauvres) sur les propos et les pratiques de l’interrogé. La longue introduction théorique proposée par l’auteure s’avère ainsi aussi stimulante sur le plan conceptuel que nécessaire sur le plan méthodologique.
C’est d’ailleurs à ce stade que la méthode de Flora Bastiani se révèle peut-être plus spécifiquement phénoménologique : l’auteure part du vécu des soignants, c’est-à-dire de la manière dont ils perçoivent consciemment le fonctionnement de leur activité professionnelle. Elle ne cherche donc pas à extraire de leurs actes de soin des logiques ou des mécaniques politiques, sociales, économiques ou psychologiques échappant à ces soignants. C’est sans doute pourquoi elle expose des entretiens plutôt que des observations personnelles in situ. Il ne s’agit pas, en ce sens, d’une herméneutique du soin, mais bel et bien d’une phénoménologie du soin, tradition philosophique dont est manifestement issue l’auteure.
Philosophie du soin critique est en définitive un ouvrage novateur dont la portée dépasse largement les intentions explicites de son auteure. Comme nous venons de le résumer, il offre non seulement un éclairage phénoménologique singulier sur l’essence de tout acte de soin, comme l’ambitionne son auteure, mais il renouvelle également, plus généralement, la méthode philosophique ainsi qu’en partie notre compréhension de la subjectivité humaine.
par , le 6 octobre
Sébastien Miravete, « Soignants et patients », La Vie des idées , 6 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Soignants-et-patients
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