À propos de : Paulin Ismard & Arnaud Macé, La Cité et le nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie, Les Belles Lettres
Quelle forme de rationalité singulière identifier derrière la réforme de Clisthène qui marque pour beaucoup l’acte de naissance de la démocratie grecque ? Quels dispositifs sociaux, quelles expériences citoyennes, quels savoirs vernaculaires ont permis cette nouvelle organisation politique ?
L’ouvrage, écrit à quatre mains par Paulin Ismard et Arnaud Macé, respectivement historien et philosophe de l’Antiquité, explore les arts du rangement et du classement que constituent des pratiques sociales largement partagées dans le corps civique, et qui auraient rendu possible sa vaste réorganisation par la réforme de Clisthène en 508/507 avant notre ère. Cette réforme a consisté à remplacer l’organisation du corps civique en quatre tribus par un nouveau système fondé sur la répartition géographique, notamment pour empêcher le retour de la tyrannie.
Il s’agit d’un ouvrage passionnant sur bien des plans, pour qui connaîtrait mal cet évènement fondateur aussi bien que pour le ou la spécialiste, tant l’ouvrage prend position clairement et de manière documentée. La Cité et le nombre replace la réforme de Clisthène dans le contexte de différentes réorganisations du corps civique dès l’époque archaïque, confronte efficacement les questions historiques que soulève son déroulé exact (p. 34-37), et nous met directement aux prises avec les sources qui documentent les pratiques sociales que sont le partage d’un butin, l’appariement des lutteurs aux concours athlétiques ou l’organisation d’une armée. Ce faisant, les deux auteurs construisent une « approche réaliste de la réforme », en faisant de ces savoirs vernaculaires le terrain d’une rationalité (p. 48-49). Si l’ouvrage explicite très clairement les débats historiographiques qui le sous-tendent et élargit le débat aux conceptions mêmes de la rationalité politique, le lecteur ou la lectrice sera peut-être tenté.e de trouver là matière, également, à comprendre le fonctionnement d’une démocratie, les conditions d’émergence d’un changement politique ou ce qui fait la cohésion civique, de manière actuelle. À travers l’examen des conditions de possibilité de la réforme de Clisthène, l’ouvrage se demande comment concevoir l’agentivité du corps civique dans son ensemble dans l’émergence de la démocratie et le type d’ancrage social que nécessitent des changements politiques profonds.
Une réforme par le nombre
Il faut commencer par rappeler le contenu de la réforme de Clisthène, ce que le livre fait brièvement (p. 21-25 ; 144-152). En s’appuyant sur le pseudo-Aristote, la Constitution des Athéniens, 21, les auteurs écrivent (p. 21) :
Clisthène aurait visé le mélange du peuple athénien (anamixis), afin qu’un plus grand nombre de citoyens prenne part à la constitution (politeia).
La réforme consiste à diviser le territoire de l’Attique en trois zones géographiquement distinctes, la Mésogée au centre, la Paralia, qui comprend les espaces côtiers et frontaliers, et l’astu (la ville). Ces trois régions sont divisées en dix zones, de sorte à composer trente groupes de dèmes, les trittyes. Les dix tribus composées chacune de trois trittyes de régions différentes forment le cadre de la sélection des membres des deux institutions fondamentales pour la démocratie athénienne que sont l’Héliée (les tribunaux athéniens) et la Boulê (le Conseil des Cinq Cents), aussi bien que de fêtes, de cultes ou d’un calendrier. Le dème est la plus petite unité territoriale de laquelle procèdent les dix tribus qui réorganisent l’ensemble du plan de la cité et fondent une véritable identité politique, individuelle et collective, alors que, du temps des tyrans, les quatre tribus étaient dénuées de base territoriale. Cette réorganisation promeut, par le « brassage », une plus grande cohésion civique. Si elle n’instaure pas directement la démocratie, elle répond du moins à la chute de la tyrannie pour en empêcher le retour, en réformant la base de la participation au pouvoir politique et l’accession aux charges.
Le rôle actif du peuple
P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, avec Clisthène l’Athénien [1], qui a contribué à ériger Clisthène en « héros fondateur de la démocratie athénienne » (p. 15), ont non seulement étudié les résonances pythagoriciennes de la réforme (p. 48), mais favorisé une lecture « idéaliste », qui voit en elle un plan théorique dont l’application pratique est seconde (p. 38-39), et « élitiste » en éludant toute participation active du peuple. La complexité et la sophistication de ce réordonnancement spatial de toute la cité trahiraient ainsi une inspiration pythagoricienne, modalisée dans la récurrence du trois, du cinq et du dix (p. 46-48). P. Ismard et A. Macé remettent en cause deux idées : l’abstraction de l’idée dont procéderait la réforme et l’idée que Clisthène aurait été seul à son origine.
Nous souhaitons en quelque sorte détourner le regard des stèles de l’agora comme des grands discours de la Pnyx et, en entrant dans les échoppes de l’ancienne Athènes, y observer des opérations comptables parfois bien élémentaires. Celles-ci révèlent en effet des formes de rationalité pratiques éclairant le fonctionnement du politique dans le monde des cités. (p. 16)
Frise des panathénées, Parthénon
Les auteurs commencent par rappeler le contexte de la réforme, en s’appuyant notamment sur Hérodote : l’élitisme de la lecture de Lévêque et Vidal-Naquet élude, après la chute du dernier tyran Hippias (en 510), la résistance populaire et collective au roi spartiate et à son allié athénien, partisan de l’oligarchie, Isagoras. Cette effervescence populaire à Athènes relativise la dimension verticale et le supposé caractère ex nihilo de la réforme de Clisthène (p. 32-39). Quelles sont les inspirations intellectuelles, politiques de ce peuple dont on peut penser qu’il est acteur d’une réforme complexe et sophistiquée ? Si l’on veut prendre au sérieux ce rôle actif du démos dans la réorganisation de la cité, il faut, selon P. Ismard et A. Macé, s’attacher aux savoirs vernaculaires et aux structures communautaires qui assurent leur transmission.
Nous faisons en effet l’hypothèse que l’existence d’une culture des nombres, diffuse dans une diversité de pratiques sociales, permet de comprendre aussi bien la conception que la rapidité et le succès d’une réforme telle que celle de Clisthène. (p. 54)
Les auteurs nous invitent avec clarté à explorer la counter culture de la Grèce ancienne (« culture des jetons »), caractérisée par un « continuum pratique » qui fait du nombre l’objet d’une opération concrète matérialisée par l’osselet, le dé ou le jeton (p. 56-61). Le parcours des traités de tactique antiques ou la référence obligée au poète de la guerre, Homère, éclairent les mathématiques pratiques qui innervent les opérations guerrières qui peuvent, complexifiées, se trouver transposées à l’ordre civique (p. 61-69). En se demandant comment concevoir l’agentivité du demos athénien, l’ouvrage interroge au-delà de la seule Antiquité, et pose également la question de l’ancrage social des changements politiques. En cela, l’ouvrage à quatre mains fait suite aux travaux individuels des deux auteurs, par exemple P. Ismard sur le rôle des structures communautaires pour la démocratie athénienne ou A. Macé sur la notion de « commun » [2], également spécialiste de Platon.
« Pluraliser et échelonner l’expérience du commun »
L’ouvrage détaille le fonctionnement de trois jeux qui reflètent dans les Lois de Platon le projet d’un enseignement public des mathématiques. Loin de la « saveur qualitative des nombres » que déploierait une mystique du nombre ou une approche numérologique qui déploie une axiologie des nombres, ces jeux procèdent plutôt d’un « art du calcul élémentaire », sur lequel peuvent s’appuyer aussi bien l’art militaire que la mise en ordre de la communauté politique. Les auteurs placent ces trois jeux sous l’égide, respectivement, d’Ulysse, d’Agamemnon et de Nestor. La première opération consiste en une distribution (de parts de nourriture) qui intègre une possible variation du dividende sans changement du diviseur, qui peut impliquer la mise à part de certaines unités pour assurer des parts égales. Le second jeu consiste à apparier deux à deux (comme on le ferait pour faire s’affronter les lutteurs) et le troisième à « distribuer les éléments d’un groupe hétérogène pour en faire des sous-groupes homogènes » (tels qu’une structure de combat générique pourrait panacher conducteurs de char et fantassins de qualité variable). Après avoir clarifié les possibilités de combiner ces trois opérations (p. 91-99), les auteurs détaillent différentes réformes de cités à l’époque archaïque, de sorte à retrouver ces mêmes opérations et des précédents à la réforme de Clisthène :
En replaçant le geste attribué à Clisthène dans la continuité de ceux des réformateurs de Cyrène, d’Erétrie, de Corinthe ou de Thessalie, on comprend que celui-ci poursuit une histoire, celle de l’application à la cité d’un art du nombre dont les opérations les plus simples sont celles des rangeurs d’hommes homériques. En somme, Clisthène explore les différentes façons dont on peut combiner des opérations de division, de distribution et d’appariement pour produire des recompositions civiques, le principe de division territoriale s’imposant comme un puissant outil de brassage. (p. 155)
L’utilisation du nombre pour réorganiser la cité n’est pas nécessairement liée à la forme démocratique du régime, mais s’observe aussi bien chez Platon que dans la cité historique de Corinthe à l’époque archaïque : selon les auteurs, ces opérations isolent un « niveau plus fondamental que le choix d’un type de régime » (p. 127), puisqu’il a pu être repris pour des régimes non démocratiques. Cette réorganisation peut néanmoins en être la condition de possibilité. S’agit-il pour autant de défendre que la démocratie ne suppose que secondairement certaines institutions ou modes de désignation ? En amont, du moins, on peut identifier des pratiques de recomposition civique et de brassage (anamixis) du corps des citoyens : la démocratie ne serait en un sens qu’un cas particulier de rangement, d’ordonnancement des hommes. Le brassage que ces savoirs vernaculaires semblent avoir normalisé agit comme la « matrice » (p. 162) d’une mobilisation civique au sein de différentes institutions.
La limite et l’illimité
Contre une lecture élitiste, les auteurs interprètent l’émergence du politique comme dimension autonome à partir d’une sédimentation progressive de pratiques sociales qui constituent par exemple l’identité civique. De mêmes normes régulatrices seraient à l’œuvre sur un plan comme sur l’autre.
Dans son épilogue, l’ouvrage va jusqu’à élargir encore ce débat : si l’on identifie dans la pensée pratique le ferment de la réforme de Clisthène, ne retrouverait-on pas toute la tradition de pensée qui voit dans la structure sociale la genèse empirique des représentations cosmiques ? [3] En réalité, P. Ismard et A. Macé contestent le caractère inconscient d’une telle projection : les pratiques du nombre étudiées établissent au contraire une forme d’agentivité du corps social. Leur conclusion s’ouvre sur la multiplicité des objets qui ont pu informer les analogies à même de décrypter le monde qui nous entoure : mais ce qui fait le monde social n’est pas la seule clef de lecture des concepts de la pensée ancienne (p. 172-173). Ce bref épilogue paraît un format bien restreint pour esquisser des perspectives aussi larges que de regrouper ensemble la cosmologie d’Anaxagore, l’ontologie platonicienne, les politiques platonicienne et aristotélicienne, ou encore la biologie d’Aristote. L’art de combiner serait « le cadre implicite, et trop méconnu, d’une grande partie des savoirs grecs ». En se distinguant de Vernant et d’un cadre d’analyse sans doute trop univoque, doit-on maintenir l’ambition d’une clef de lecture unifiée ? Surtout, dans le cas d’Anaxagore, de Platon et d’Aristote, les différences ne sont-elles pas plus significatives que la matrice commune quand elle a acquis une telle généralité ?
Ces interrogations ne font néanmoins que répercuter tout l’intérêt que soulève un ouvrage foisonnant et pour autant précis et documenté. En centrant la question de l’émergence de la démocratie autour de la citoyenneté et de la matrice sociale concrète qui en permet la cristallisation, ce livre va bien au-delà du seul contexte de Clisthène l’Athénien.
Paulin Ismard & Arnaud Macé, La Cité et le nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie, Paris, Les Belles Lettres, 2024, 206 p., 19 euros.
Marion Pollaert, « Le peuple qui compte »,
La Vie des idées
, 29 mai 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-peuple-qui-compte
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Notes
[1] P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Paris-Besançon, Les Belles Lettres, 1964.
[2] P. Ismard, La Cité des réseaux. Athènes et ses associations, VIe-Ier siècle av. J.-C., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010 ; A. Macé, « Deux formes de communs en Grèce ancienne », Annales. Histoire, sciences sociales, 69, 2014, p. 659-688.
[3] Voir A. Macé, « Une école « géométrique » d’anthropologie historique dans le sillage de Durkheim », Cahiers « Mondes anciens » [En ligne], 13 | 2020, mis en ligne le 10 juin 2020, consulté le 14 avril 2025.