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Recension Société

La ville désoeuvrée

A propos de : Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Editions Amsterdam


par Denis Merklen , le 16 octobre 2020


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Un collectif de sociologues propose une ethnographie des quartiers populaires de Roubaix. Cette enquête minutieuse restitue la force des solidarités pratiques qui se nouent dans ces zones où le salariat ne procure plus ni revenus ni intégration sociale.

Comment et de quoi vivent celles et ceux qui sont en situation de hors-travail ? Aux crochets des autres, de celles et ceux qui font précisément peiner leur corps et se soumettent à la discipline du travail en échange d’un salaire ? Comment cesser de confondre « sans-emploi » et « hors-travail », et plus encore « sans-emploi » et « inactivité » ? Ces questions se posent avec grande acuité depuis que le chômage de masse s’est installé parmi nous et que se sont amplement étendues ces marges du « quart monde » que le salariat n’a jamais réussi à faire disparaître. Cette frange d’environ 10 % de la « population active » a vu ses frontières s’élargir en même temps que le quotidien de ces familles et de ces individus devenait plus incertain suite aux successives mesures de « flexibilisation » de l’emploi. Les formes de la précarité se sont démultipliées et le travail salarié n’assure plus, en bas de l’échelle, une protection solide contre la pauvreté. Les mesures prises pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 avec son corollaire arrêt de l’activité économique relancent les discussions sur ce point. Elles les relancent après la colère sociale qui s’est manifestée devant le lot de mesures particulièrement agressives mises en place et projetées par le gouvernement visant à réduire le « coût social du travail » et à rendre plus dynamique le marché de l’emploi. Les larges mesures de protection sociale instrumentées après le « confinement » du printemps 2020, notamment à travers le « chômage partiel », font penser à certains qu’il est temps de sortir du modèle salarial et d’instituer un revenu universel permettant de vivre dignement celles et ceux qui tentent de survivre dans la pauvreté à l’extérieur de l’emploi. La confusion entre travail, emploi et activité donne une première motivation pour lire cet ouvrage dont le sous-titre précise « Travail et production de l’espace populaire ».

Un désert apparent

De manière anticipée, le livre du collectif Rosa Bonheur [1] permet d’approcher la question à travers une longue enquête menée à Roubaix dans ce qui semble un désert d’activité depuis que l’industrie textile a pratiquement abandonné ce territoire. Désert apparent, bien sûr, car désindustrialisation et déclin de l’activité économique, c’est-à-dire celle qui est reconnue par le marché, ne veulent pas dire inactivité et moins encore passivité. Nous sommes ici face à une enquête minutieuse et prolongée rendant visibles les immenses dépenses d’énergie quotidiennement déployée par celles et ceux qui sont trop souvent pris de loin et d’en haut pour des « fainéants ».

Pascal habite dans une maison ouvrière au crépi blanc appartenant à sa mère partie s’installer dans le sud de la France. Sa sœur et lui ont cherché à la vendre. Pascal a refait la toiture lui-même, mais beaucoup trop reste à faire, le peu d’acheteurs qui se présentent fait des offres trop basses, ce qui les a obligés à renoncer à la vente. […] Pascal est un homme plein d’entrain d’une petite quarantaine d’années, mais qui se dit ‘cassé’ ; il ne peut plus soulever une pelle. Carreleur au chômage, Pascal se dit fier d’avoir travaillé depuis très jeune, d’abord comme pizzaiolo chez des cousins qui tenaient un petit bistrot, puis dans le bâtiment. Maintenant, il fait des petits travaux à domicile, au noir, chez des particuliers […]. Il a aussi appris la mécanique automobile sur le tas. […]

Hakim est mécanicien de rue. Ami de Pascal, il tient un garage à ciel ouvert dans le parking attenant à sa maison […] Il propose des réparations bon marché pour une clientèle très variée. Aujourd’hui, il est en train de remplacer les freins à tambour de la voiture d’une dame blonde d’une soixantaine d’années […]

Michèle a un CAP en cuisine et a eu un emploi dans un restaurant à Lille qu’elle a quitté à la naissance de son premier enfant. Elle a ensuite fait des ménages pour des entreprises et dans des hôpitaux. Puis, son mari [qui était agent d’entretien pour une collectivité territoriale] a eu un infarctus et elle a dû arrêter pour s’occuper de lui. […] Elle a des problèmes de santé, de l’asthme, mais qui est peu reconnu, et contrairement à son mari elle n’est pas prise en charge à 100% par la sécurité sociale et ne peut pas faire soigner ses dents qui sont abîmées. Elle participe à des ateliers de discussion organisés par le centre social de son quartier où elle discute avec d’autres femmes de budget, de problèmes de santé, d’aides sociales. p. 27-31.

Pascal, Hakim et Michèle font partie de ce 33% de la population de Roubaix que les statistiques classent parmi les « inactifs », car ils ne sont plus à la recherche d’un emploi.

Cependant, le livre du collectif Rosa Bonheur restitue avec précision le détail de cette activité véritablement laborieuse lors de précieuses descriptions analytiques. Une activité qui se déploie essentiellement sur deux registres. Le premier est celui de la reconstruction des liens de proximité qui redéfinissent les formes de la solidarité de classe à travers l’échange et la coopération. Une solidarité qui prend la forme d’une activité souvent domestique, fréquemment non marchande, qui prend parfois la forme d’un travail informel dans le cadre d’un espace d’échanges locaux. Elle s’étale souvent sur un registre non monétaire ou sous des sommes d’argent minimales, mais produit des ressources et des services indispensables à la survie obéissant aux complexes normes de la réciprocité. Une économie populaire resurgit et se réinstalle comme un résistant tissu travaillé à la dentelle dont l’art consiste à compléter les larges espaces vides laissés par l’évolution du salariat, du service public et des politiques sociales. Ne pouvant pas produire de l’argent dans le marché, l’activité trouve un enjeu central dans la captation des ressources monétaires en provenance des poches qui en possèdent, même en faible quantité. Ce « travail de subsistance » est une conséquence directe de la destruction d’emplois de l’industrie textile, mais il résulte également de l’intelligence et de l’énergie dégagées par une solidarité de classe qui semble ainsi revenir à des formes de coopération que la sociologie a trop souvent négligé de décrire, et ce depuis de longues années. Ce sont des formes qui n’ont jamais complètement disparu et que la sociologie et l’anthropologie continuent à observer dans toutes les sociétés où le capitalisme règne sans qu’une société salariale ait accompli son institutionnalisation. Or, face à la progression de l’insécurité sociale et à la pauvreté dans nos vieilles sociétés industrielles, la protection rapprochée reprend ses droits.

Le travail de subsistance non seulement constitue un support de production et de distribution de ressources, mais entraîne aussi des formes spécifiques de lien social. Dans le contexte socio-économique actuel, les formes typiques et dominantes d’intégration de la société fordiste qui reconnaissent à chacun une position sociale et un statut plus ou moins valorisé (l’usine, le salaire, les institutions de l’État social) perdent de leur primauté pour être peu à peu remplacées par des dynamiques réactualisées d’intégration plus informelles, mais tout aussi contraignantes, p. 119

Le fossé qui s’est creusé entre ceux qui bénéficient d’une intégration au salariat stable, largement dominant en France, et ceux qui s’installent dans le « précariat », pour reprendre la célèbre qualification proposée il y a près de quinze ans déjà par Robert Castel, rendent nécessaire la description ethnographique. Il est indispensable de réintégrer à l’espace public ces formes contemporaines de la vie, de voir en mouvement la chaire et les os de ceux qui se démènent en dessous du seuil de pauvreté. Une opération d’intelligibilité de l’espace social sans laquelle il est difficile de prendre acte de la segmentation et du délitement de l’espace public.

Toute espèce d’espace

Il y a donc la survie et la reconstruction des liens de solidarité entre ceux à qui le salariat et l’État social n’assurent pas assez de contention. Mais les efforts des classes populaires roubaisiennes visent une autre dimension de l’existence des classes populaires traversées par les dynamiques de désaffiliation. La lecture de La ville vue d’en bas nous donne accès à un singulier processus d’inscription territoriale des classes populaires. Les habitants pauvres de Roubaix présentent la particularité d’être très peu couverts par cette formidable protection qu’est le logement social. Il s’agit ici, en bon nombre, de propriétaires pauvres. Pas de parc public d’habitation permettant d’échapper aux lois du marché ici. En France, moins de 7 % de ceux qui se trouvent sous le seuil de pauvreté sont propriétaires de leur logement, et la plupart du temps ils se trouvent en milieu rural, dans des villes petites ou moyennes ou encore éparpillées dans les interstices de la grande ville. À Roubaix, en revanche, un quart des pauvres sont propriétaires de leur logement et ils le sont en situation de concentration, densément réunis dans des quartiers ayant une longue et riche histoire ouvrière, comme dans le quartier du Pile. Il s’agit d’enfants d’ouvriers à qui on a vendu leur habitation avant la disparition de la trame de rapports sociaux qui déterminait l’existence de ce monde social. L’industrie disparue, la classe ouvrière en ruines, les logements dégradés semblent s’effondrer sur les épaules de leurs habitants qui trop souvent fuient les lieux après avoir constaté que, tout comme leur force de travail, leur bien n’avait plus de preneur sur le marché. À l’instar de celle de leurs homologues espagnols, portugais ou latino-américains, la situation des pauvres de Roubaix, montre que la propriété privée ne constitue une protection face à l’insécurité qu’à condition d’être inscrite dans une trame de rapports sociaux.

La différence est radicale entre un quartier de logement social où vit un près de 17 % de la population en France et les situations de grande pauvreté observée à Roubaix. La radicalité est donnée par la présence ou l’absence d’institutions et derrière elle de l’État social à travers le logement. Lorsque nous observons les classes populaires intégrées au parc du logement social (24 % des locataires sont des ouvriers, 26 % employés, 23 % retraités), la placentaire relation entre la vie et l’habitation peut devenir invisible. L’assurance pourvue par l’institutionnalisation de l’habitat rend imperceptible la relation entre l’être vivant et son habitat, entre la maison et la vie. La reproduction de la vie ou la survie et, qu’on le veuille ou pas, sa projection vers l’avenir, sont en cité HLM entre les mains d’institutions publiques : l’habitation et le transport, l’énergie (l’électricité) et la chaleur (le chauffage), l’eau potable et la santé, l’espérance de la vie (la grossesse et l’accouchement), l’éducation et même le sport et une bonne partie de la culture (les bibliothèques, des écoles de musique et conservatoires, des musées, des théâtres et autres salles de spectacle). Les institutions y tiennent la vie par tous les côtés. Et quand une institution dysfonctionne parce qu’il y a des moisissures au plafond, que les ascenseurs sont en panne ou que l’école n’assure pas le passage au marché du travail, le quotidien se grippe. Le combat des classes populaires prend alors la forme d’une inscription territoriale (le quartier) qui sert à la fois de ciment à la solidarité et de point d’appui à la mobilisation collective. Mais l’essentiel se joue sous la forme d’un combat mêlant protestation et négociation, vie associative et révolte face aux institutions, car ce sont celles-ci qui détiennent les clés de l’avenir. L’institution du logement social augmente considérablement la présence de l’État social.

] Le quartier est composé de quelques maisons de briques, dites 1930, formant un damier de rues étroites. Logements, usines, ateliers et entrepôts y sont imbriqués. La plupart des locaux d’activités ont fermé – quelques-uns abritent des petits garages, des lieux de stockage divers. Les anciennes usines, quant à elles, ont été soit démolies soit transformées en loft. […] Les maisons murées – certaines simplement obturées par des planches – alternent avec celles aux volés colorés et aux fenêtres habillées de petits rideaux fabriqués au crochet. Le quartier semble à l’arrêt. Des personnes sont assises devant chez elles, attendent, se saluent, discutent. Une femme passe d’une maison à l’autre, traversant la rue en robe de chambre comme si elle changeait de pièce. Des débris de travaux sont entreposés devant une maison, dans la rue. Plus loin, sur la place de l’ancienne église italienne, deux camionnettes sont garées le long des trottoirs. Leurs portières sont grandes ouvertes mais il n’y a personne autour. Plus bas, il semble y avoir davantage d’animation : deux hommes déchargent d’un camion des matériaux. (p. 73-74).

Quand les pauvres sont propriétaires de leur logement, tout change. Bien sûr qu’à Roubaix autant que dans les banlieusards quartiers d’île de France, les classes populaires accouchent leurs enfants à l’hôpital et s’éduquent à l’école publique. Mais l’exposition au marché est bien plus importante. Ici les habitations se dégradent à la vitesse de l’appauvrissement et non pas au rythme des réformes de l’État social. La distance institutionnelle dans laquelle évolue la vie des classes populaires est ici bien plus importante. Et, en même temps, tout un espace s’ouvre pour la créativité et pour le déploiement de la solidarité. La dégradation du logement n’exige pas une demande devant l’office HLM mais le tissage de nœuds de coopération et un travail de rude maçonnerie.

Sofian, la vingtaine,

réalise depuis plusieurs années l’autoconstruction d’un immeuble d’un étage qu’il a acheté avec son père. Pour l’heure, il vit seul avec sa mère qui travaille à Paris et ne revient que le week-end. Le bâtiment n’est pas raccordé à l’électricité : il la fait venir de la maison d’en face […] louée par une sœur. Sofian travaille tous les après-midi et tous les week-ends sur cet immeuble […] depuis 2008. ‘Ça commence à faire un peu long’ […] Il se fait aider par des gens de la famille, mais il est souvent seul. Aujourd’hui, ses deux neveux ne sont pas allés à l’école : ils portent les briques, quatre par quatre, de la palette située dans la rue jusqu’au chantier, p. 74.

La ville vue d’en bas n’est pas seulement une juste radiographie des modes de vie des classes populaires roubaisiennes, un récit de la vie quotidienne de ces personnes. Il donne accès à ce mélange de solidarité et de production d’un espace social que les auteurs appellent « production d’une centralité populaire », ce que Michel de Certeau aurait peut-être appelé « un propre ». De ce fait, l’ouvrage nous invite à prendre toute la mesure des ambivalences des formes de l’inscription territoriale de ces groupes sociaux. Sa lecture nous rappelle que pour une bonne partie, tout se joue dans la nature des liens sociaux que nous sommes capables de créer. La solidarité permet de tenir bon ensemble et d’assurer la survie, mais si les liens de proximité se déconnectent des liens sociétaux, la société perd sa capacité intégratrice et les classes populaires se voient condamnées à la misère. L’observation du lien social que cette ethnographie rend visible nous rappelle cruellement deux choses : que le salaire n’est pas uniquement un revenu mais l’inscription de l’individu et de la famille dans une trame de liens sociaux ; et que la propriété du logement peut se transformer, le plus souvent pour le pauvre, en ruine de présent et fardeau pour l’avenir.

La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, du Collectif Rosa Bonheur, Editions Amsterdam, 2019, 227 p.

par Denis Merklen, le 16 octobre 2020

Pour citer cet article :

Denis Merklen, « La ville désoeuvrée », La Vie des idées , 16 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rosa-Bonheur-La-ville-vue-d-en-bas

Nota bene :

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Notes

[1Le Collectif Rosa Bonheur est composé de cinq sociologues de l’Université de Lille, Anne Bory, José Ángel Calderón, Blandine Mortain, Juliette Verdière et Cécile Vignal, tous membres du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE), et de Yoan Miot, géographe urbaniste de l’Université Paris-Est membre du Laboratoire technique, territoires, sociétés (LATTS).

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