Recensé : Florence Bègue et Christophe Dejours, Suicide et travail : que faire ?, PUF, Paris, 2009, 130 p., 12 €.
Depuis leur médiatisation en 2007 et 2008, des suicides au travail sont régulièrement signalés. L’actualité récente d’une série de suicides dans une grande entreprise française le prouve. Le suicide d’un salarié sur son lieu de travail ne laisse personne indifférent. Il frappe violemment et laisse démuni. Dans ces conditions, le climat dans l’entreprise se tend à l’extrême, entre l’émotion, le retrait ou la dénonciation. Les questions de la compréhension, du sens à donner à l’acte et de la réaction à adopter se posent crûment, tant pour la direction que pour les managers, médecins du travail, représentants du personnel ou simples collègues. Autant de questions auxquelles cet ouvrage constitue un premier élément de réponse.
Le cœur du livre est le récit d’une intervention dans une entreprise en crise du fait de cinq suicides et de deux décès visiblement en lien avec le travail. Ce récit à la première personne par l’auteur de l’intervention sert de charnière entre une présentation plus générale des connaissances théoriques requises pour mettre en perspective les suicides au travail et la mise en évidence de principes méthodologiques d’une intervention visant à mettre fin au malaise collectif des salariés. Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’un guide méthodologique comme il en existe par ailleurs sur les problèmes de santé mentale au travail [1]. Les auteurs nous proposent, en droite ligne avec la psychodynamique du travail, une intervention visant à ouvrir des espaces de parole permettant de restaurer le vivre-ensemble et de changer le travail pour amorcer une dynamique positive entre celui-ci et la santé mentale des salariés. De quoi nourrir les réflexions et pratiques de celles et ceux qui interviennent suite à ces drames.
Suicide au travail et dégradation du « vivre ensemble »
La première partie, écrite par Christophe Dejours, récapitule les principales connaissances théoriques en psychodynamique du travail sur les suicides au travail. Les lecteurs des ouvrages précédents de C. Dejours [2] y retrouveront des notions familières : stratégies individuelles et collectives de défense, désagrégation des collectifs de travail. En arrière-plan, l’auteur de ces lignes nous rappelle combien le travail et la santé mentale sont intrinsèquement liés (tant positivement que négativement). L’influence des évolutions de la gestion et du management des entreprise est ainsi interrogée : la prédominance des critères de gestion sur ceux du travail, l’individualisation de l’évaluation de la performance et les conséquences du management par la qualité totale sont responsables, selon l’auteur, d’une déstructuration du vivre-ensemble au travail ayant favorisé l’apparition de suicides qui étaient cantonnés au secteur agricole avant les années 1990.
Au delà de cette analyse concernant l’évolution du management des entreprises (analyse reprise des précédents ouvrages de C. Dejours) et des débats qu’elle suscite au sein des sciences sociales, l’intérêt de ces lignes est de rappeler que le suicide au travail est particulièrement difficile à traiter. Il suscite diverses réactions, du déni à la résistance en passant par une loi du silence rendant difficile toute intervention destinée à comprendre ce qui s’est passé. Pourtant il semble qu’il faille réagir, l’absence de réaction face au suicide pouvant être la cause d’une dégradation supplémentaire du tissu social de l’entreprise, augmentant ainsi le risque de nouveaux passages à l’acte.
Pour briser cette loi du silence et restaurer la parole, il faut donc contourner plusieurs difficultés dont les débats autour des liens entre le suicide et le travail. Ces difficultés sont bien sûr liées aux responsabilités pénales et civiles découlant de l’acte [3] mais également aux schèmes explicatifs généralement convoqués pour l’expliquer. Or, le suicide au travail, comme tout suicide, résiste mal aux explications simplistes pointant la causalité unique d’une fragilité individuelle ou des difficultés extra-professionnelles. Selon l’auteur, le fait qu’un suicide se soit produit sur le lieu même du travail constitue un indice suffisant pour établir que le travail est certainement, du moins partiellement, en cause (ce qui est sans équivoque en cas de lettre accusatrice laissée par le défunt).
Toutefois, adopter le postulat selon lequel le travail est, au moins en partie, mis en cause par le suicide n’est pas suffisant. En effet, pour éviter d’autres drames, C. Dejours invite à changer le travail en profondeur dans le but de conjurer les effets déstructurant des nouveaux modes de management. En la matière, la tâche n’est pas aisée mais elle est possible, non pas sous la forme d’un retour en arrière, mais d’un changement réfléchi avec les travailleurs eux-mêmes, en faisant « confiance dans la puissance de leur pensée élaborative […], pour piloter la transformation de l’organisation du travail et la recomposition du vivre ensemble » (p. 55). Restaurer la parole et mettre les salariés en capacité de débattre du travail dans des espaces de délibération est tout l’enjeu de l’intervention décrite dans la seconde partie de l’ouvrage.
Une intervention aussi nécessaire que délicate à mener
La seconde partie, écrite par Florence Bègue, retrace l’histoire d’une de ces interventions. Il ne s’agit pas tant ici de la description d’une méthode type (les principes méthodologiques seront développés dans la troisième partie de l’ouvrage) que du récit à la première personne d’une intervention singulière. Sur le site industriel de Mermot, usine de maintenance de matériel aéronautique, cinq suicides ainsi que deux décès pour problèmes de santé (dont un salarié ayant tenté à deux reprise de se donner la mort) se sont produits entre mai 1997 et mai 1998. C’est dans ce délicat climat de tensions que Florence Bègue, psychologue consultante dans l’entreprise, persuade au Directeur des Ressources Humaines de la région de la missionner sur le site. Ainsi débute l’intervention.
Diverses difficultés apparaissent d’emblée : simplisme des explications et distance protectrice de l’équipe dirigeante, hostilité, silence et réticences à s’exprimer, rancœurs et reddition de comptes entre les ouvriers au sein du groupe de travail, etc. Après avoir présenté l’intervention au comité de direction et passé plusieurs semaines à rencontrer individuellement les salariés sur la base du volontariat et de l’anonymat (orientant au besoin les salariés en souffrance vers des spécialistes compétents), l’auteur entreprend d’organiser un comité d’enquête. Ce groupe a pour objet de faire émerger les difficultés créant le malaise dans l’entreprise. Il opère en son sein tout d’abord, puis dans les ateliers grâce au travail de terrain des membres de ce collectif d’enquête. Les problèmes identifiés s’accumulent au fil des pages, soutenu par des témoignages éloquents, jusqu’à produire un effet de saturation pour le lecteur (pèle-mêle : changement organisationnel de grande ampleur – passage d’une logique métier à une logique produit, en flux tendu – perte de sens et incompréhension des salariés face aux changements ; climat de peur, d’hostilité voire d’agressivité quotidienne, larvée ou ouverte ; sentiment d’enfermement, de suspicion ; harcèlement et persécution de quelques individus, y compris et surtout s’ils sont dépressifs ; conflits intergénérationnels, etc.). Cet établissement paraît bien au bord de l’implosion et on ressentirait presque un découragement face aux défis à surmonter pour améliorer la situation si ce tableau n’était pas brossé dans l’intention de donner à voir plutôt que de juger, et avec la conviction qu’un changement est possible. Ce changement est notamment incarné par un atelier préservé, nommé – ironie du sort – « la Sibérie », irréductible îlot de bien-être (les ouvriers y travaillent « en chantant »). La neutralité, le courage, la patience et volonté de comprendre de l’intervenante et de ses « alliés » sont à n’en pas douter des éléments clés ayant permis la poursuite de l’intervention.
Cette phase d’enquête est suivie par la mise en place de groupes de discussion et d’échange autour des pratiques managériales. Un premier groupe, composé de membres de l’encadrement intermédiaire, donne le ton et se voit progressivement généralisé. Le vivre-ensemble se restaure progressivement. Les participants de ce groupe expriment dans leurs témoignages tous les bénéfices personnels qu’ils en tirent (visiblement positifs pour leur santé mentale). Dix-huit mois après son lancement, l’intervention est transférée aux acteurs internes, désormais capables de poursuivre sans aide extérieure. En lisant les dernières lignes, on ne peut s’empêcher de penser qu’au delà de la restauration du vivre ensemble, un travail nécessaire et délicat reste à mener au niveau de l’organisation du travail. L’intervenant quitte l’entreprise sans donner de recommandations, de conseils sur ce qu’il faut changer, sur ce qu’il faut mettre en œuvre. Ce point est tout à fait central pour comprendre que la méthodologie proposée par les auteurs ne s’inscrit pas dans le registre plus classique des missions de type « conseil » ou « audit ».
Suicide et travail : comment faire ?
L’aspect méthodologique de l’ouvrage est détaillé dans la troisième partie (écrite par Christophe Dejours). L’objet n’est pas ici de prescrire le canevas d’une intervention type destinée à être dupliquée. Il s’agit pour les lecteurs intervenants dans ce type de situation (sont visés ici les cliniciens : médecins psychiatres, psychologues…) de s’inspirer des démarches accomplies et des principes méthodologiques dégagées pour les « traduire » dans leur propre pratique (p. 108). La démarche, nommée intervention plutôt qu’enquête, diffère des missions plus classiques réalisées par des consultants. D’une part, elle est fondée sur des exigences méthodologiques et déontologiques qui nécessitent un déplacement du rapport « client-prestataire », d’autre part son design « compréhensif » ne vise pas l’établissement de recommandations ou autres prescriptions normatives (que faire) mais l’accroissement des compétences collectives des salariés afin qu’ils délibèrent eux-mêmes des changements du travail. Il ne s’agit donc pas tant de faire toute la lumière sur la « vérité » des causes professionnelles du suicide et d’en tirer des actions concrètes que d’amener les salariés en capacité de participer à la prise de décision concernant l’organisation de leur travail.
Les trois premiers principes pourraient être regroupés comme préalable au travail de l’intervention proprement dite. Il est question ici de préparer le terrain, de poser les bases et conditions sans lesquelles l’intervention serait vouée à l’échec. Les trois points suivants concernent les trois collectifs à déployer pour réaliser l’intervention. Il est ainsi souhaitable, pour que l’intervention soit soutenable, de ne pas être « seul » et de s’entourer d’alliés internes, de collègues pas nécessairement cliniciens mais partageant les principes de l’intervention et d’une ressource externe, peu présente dans l’intervention proprement dite, pour prendre du recul « sur le mode du compagnonnage » (p. 115) – C. Dejours ayant joué ce rôle dans l’intervention de F. Bègue. Le troisième collectif ou « collectif d’enquête ou de pilotage » (p. 116) est composé de volontaires devant devenir suffisamment autonomes et compétents pour poursuivre, à un moment opportun, la démarche sans autres intervenants. Les septième et huitième principes constituent les premières étapes de l’intervention : entretiens individuels et collectifs. Dans ces entretiens, il se produit un double mouvement : meilleure compréhension de la situation pour l’intervenant ; prise de recul et intelligibilité de celles et ceux qui s’expriment. Notons que les entretiens collectifs ne peuvent donc débuter que lorsque la parole est possible, qu’elle circule, est entendue, reprise et débattue par les membres du collectif. Cela implique qu’il faille préférer un groupe de volontaires qualitatifs plutôt qu’un ensemble quantitativement représentatif de l’établissement. Une fois les principes précédents intégrés à la démarche, solidement ancrée dans ses « conditions méthodologiques et déontologiques ». (p. 123), l’intervention prend tout son caractère « d’action » (neuvième principe), c’est-à-dire de constitution de groupes de délibération in fine autonomes pour d’une part restaurer le vivre ensemble et d’autre part coopérer de façon à changer le travail de façon concertée. En effet, l’intervention ne se clôt pas par les prescriptions de l’intervenant sur « ce qu’il faut faire », « ce qu’il faut changer » mais sur l’établissement de compétences collectives autonomes, aussi dénommé « investissement immatériel » (p. 116), servant tant la prévention des risques d’atteintes à la santé mentale découlant de la crise collective que l’amélioration future de la santé et de la sécurité des salariés.
Conclusion
Cet ouvrage a le mérite d’aborder de front et de façon argumentée la question délicate de l’intervention après un suicide au travail. Partant du postulat que le travail est au moins partiellement en cause car désigné par le lieu du suicide, les auteurs soulignent combien cet événement est paralysant et douloureux pour l’entreprises et ses salariés, appelés à plusieurs reprise « les survivants ». Quel que soit le degré d’adhésion du lecteur aux analyses de C. Dejours concernant l’évolution des modes d’organisation et de management, ainsi que leurs effets sur la santé mentale des salariés, il est clair que de très nombreuses difficultés guettent celles et ceux qui, chargés d’intervenir après un suicide, doivent organiser une action collective et préventive. La mise en évidence de ces difficultés est, à n’en pas douter, un des apports de cet ouvrage pour tout type d’intervention.
L’ouvrage ne propose pas ici une démarche visant à « gérer » le risque de suicide au travail. Le propos des auteurs n’est pas de proposer des recommandations pour contrer les effets délétères du travail sur la santé mais une forme d’empowerment – bien qu’ici l’autonomie des salariés n’est pas définie et organisée unilatéralement par la direction (les auteurs n’emploient d’ailleurs pas ce terme) – visant un « accroissement de la capacité de penser des travailleurs et de leur aptitude à débattre dans l’espace de délibération interne à l’organisation. » (p. 127). En ce sens, cette démarche se différencie des actions généralement entreprises après un suicide : numéro vert de soutien psychologique, détection des personnes fragiles ou en difficulté, mobilisation des managers et médecins du travail, formation des managers, recours à un cabinet d’expert, de conseil ou d’audit, etc. Ces actions ne sont pas abordées dans l’ouvrage et semblent relever d’une autre catégorie d’intervention. Ce positionnement différent ne va pas sans soulever plusieurs questions, notamment parce que la démarche proposée implique une rationalité assez différente de celle qui irrigue majoritairement les organisations. En effet, cette démarche – longue – n’est pas concentrée sur des critères d’efficacité ; elle est menée par un intervenant clinicien demandant une certaine liberté, donc non placé sous le contrôle de la direction ; elle ne se repose pas sur un mode de « gestion de projet » structuré selon un processus normé d’étapes et de jalons ; elle libère la parole au risque de ce qui peut se dire et s’entendre. Son issue peut ainsi paraître incertaine, non-maîtrisée, d’autant qu’elle repose sur la confiance de « la puissance de la pensée élaborative des travailleurs eux-mêmes » (p. 55). Sans même évoquer la difficile acceptation du postulat de la remise en cause du travail, on peut ainsi s’interroger sur la volonté ou la possibilité pour les dirigeants des entreprises endeuillées d’accepter les incertitudes d’une telle démarche d’inspiration non managériale – bien que les bases théoriques sous-jacentes et les compétences des intervenants cliniciens soient solides.
De plus, si tant est qu’elle soit entreprise, quelle serait la capacité du groupe de délibération à accéder de façon significative au « domaine réservé » de l’organisation du travail, relevant classiquement du pouvoir de direction ? Quelle serait la pérennité des compétences collectives développées en l’absence de l’intervenant fondateur et animateur ? On peut également se demander dans quelle mesure les travaux de ce groupe pourront se coupler avec la démarche de prévention des risques pour la santé et la sécurité du personnel que l’employeur doit mettre en œuvre en application du code du travail ou encore avec les négociation désormais obligatoires sur le stress au travail .
Malgré ces interrogations, ce livre est un premier point d’ancrage ou de débat pour celles et ceux, prioritairement cliniciens, qui souhaitent commencer, renouveler ou penser autrement leur pratique d’intervention. Ce n’est pas parce que l’ouvrage aborde explicitement les suicides au travail qu’il ne saurait être utile dès l’apparition de situations de crise, avant que les drames se produisent.