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Recension Société

Les émotions des émeutiers

À propos de : Romain Huët, Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, Puf


par Laurent Gayer , le 10 février 2020


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Pour Romain Huët, le vertige ressenti au cœur de l’émeute provoquerait un plaisir indicible en laissant entrevoir une autre forme de vie possible, plus solidaire. Mais la proposition fait peu de cas des règles de la méthode sociologique.

« Ce n’est pas la manifestation qui déborde : c’est le débordement qui manifeste », clame un graffiti repéré durant la mobilisation contre la « loi travail » et collecté au sein d’un essai d’épigraphie vandale publié sur le site Lundi Matin. Réputée entretenir des liens étroits avec le Comité invisible, cette publication phare du courant appelliste [1] s’est faite le principal porte-voix, en France, d’une vision ré-enchantée de l’émeute comme sursaut de vie dans un paysage militant sinistré.

Acte IX des Gilets Jaunes, Paris, 12 janvier 2019.Retour ligne automatique
(Photo L. Gayer)

La publication d’une version préliminaire de l’essai de Romain Huët sur Lundi Matin [2] vient l’inscrire dans ce courant politique et esthétique. Cette genèse de l’ouvrage demande à être rappelée pour apprécier sa contribution aux débats en cours sur le retour de l’émeute comme modalité centrale de la confrontation politique, en France et au-delà. Tout en revendiquant son ancrage dans les sciences sociales, l’ouvrage est en effet un texte militant, œuvrant à la réhabilitation d’une forme protestataire disqualifiée par les défenseurs de l’ordre libéral autant que par les marxistes.

Phénoménologie du débordement

Le propos de Romain Huët est ambitieux : son ouvrage s’inscrit dans un programme de recherche qui ne vise rien moins que d’« élaborer une théorie de la violence » (p. 9). Il prolonge ainsi les travaux antérieurs de l’auteur, notamment son enquête ethnographique auprès d’un groupe de combattants de l’armée syrienne libre entre 2016 et 2018. En se déplaçant du champ de bataille syrien aux terrains de lutte sociale en France, Romain Huët fait le pari d’un continuum phénoménologique entre ces situations conflictuelles, par-delà leur apparente incommensurabilité. L’émeute constituerait à son tour une rupture du quotidien. Dérèglement ponctuel de l’ordre social, et plus spécifiquement de l’agencement urbain, elle serait vécue par ses participants comme une expérience sensorielle à part, d’une intensité particulière. Le « vertige » de l’émeute tiendrait à l’« ouverture ontologique » accompagnant cette expérience sensible, entendue comme une manière « de se sentir et de s’éprouver soi-même » dans un paysage chaotique où semblent vaciller les évidences (p. 11). Aussi éprouvant soit-il – on tousse, on crache, on perd temporairement la vue et l’ouïe – ce vacillement du monde et des sens est aussi la source d’un plaisir indicible. Celui-ci est d’abord d’ordre physiologique, tenant à l’intense stimulation des sens en situation émeutière. Mais cette jouissance est aussi politique. Dans la brume des lacrymos et les détonations des grenades de désencerclement, un autre monde se laisse entrevoir ; une autre forme de vie, peut-être, plus intense et plus solidaire.

Misère de la sociologie ?

Dans son cheminement vers une « théorie de la violence », Romain Huët prend donc comme point de départ « l’expérience elle-même […] et la réalité des émotions qu’elle contient » (p. 12). En référence au sociologue Randall Collins [3], il voit dans ces expériences une « performance interactionnelle » fortement contingente. Huët semble avoir pour cible les travaux de sociologie qui, laborieusement, s’attachent à mettre au jour les dispositions des acteurs, la dimension processuelle de leur engagement, leurs interactions avec les différents publics de la mobilisation ou encore les effets biographiques de leur participation à des luttes collectives [4]. Pour Huët, ce programme d’enquête serait frappé d’obsolescence par les manifestations émeutières des dernières années, dont les principaux protagonistes opéreraient dans un régime d’imprévisibilité et de spontanéité (p. 12).

Cette posture critique se traduit par un choix d’écriture : contre un style académique démonstratif, « habillé de la rationalité scientifique », l’auteur plaide pour une écriture viscérale, destinée à « faire sentir l’expérience émeutière ». Le propos n’est donc pas de sociologiser et d’historiciser la violence émeutière, mais de partager une expérience sensible sur un mode ouvertement impressionniste – « il ne s’agit pas de démontrer, mais d’évoquer, de montrer, d’imager, d’imaginer » (p. 16). Dans cette perspective, l’auteur s’appuie sur son expérience personnelle d’une cinquantaine d’émeutes à Rennes, Paris, Nantes et Notre-Dame-des-Landes (NDL), dans le cadre du mouvement contre la « loi travail », de la défense de la ZAD de NDL ou des premiers « actes » des Gilets Jaunes. Conformément à l’orientation générale de l’ouvrage, cette expérience n’est pas mise à profit pour donner un visage ou une voix à « l’émeutier » – dont l’auteur assume l’évocation au singulier et au masculin puisqu’il s’agirait là d’une simple « figure de style », supposée favoriser l’identification. Au fil des pages, on entrevoit un certain nombre de ces manifestant.e.s, principalement dans le cadre de vignettes ethnographiques présentées sous forme de notes de terrain. Jamais, pourtant, ces hommes et ces femmes ne tomberont la cagoule pour nous dire d’où ils viennent, pour qui et contre quoi ils luttent. Ces questions sont en effet hors de propos pour l’auteur dans la mesure où, pour lui, l’émeute n’est « pas grand-chose d’autre qu’un assemblement de corps co-affectés » (p. 17).

Prenant à contre-pied la sociologie des mobilisations, violentes ou non, cette posture pourra séduire par son caractère iconoclaste. Elle prête pourtant le flanc à un certain nombre de critiques. La première tient au postulat d’identification sur lequel repose l’enquête à prétention ethnographique de l’auteur : son expérience directe d’un certain nombre d’émeutes semble pour lui avoir valeur de témoignage universalisable sur les affects et les savoirs générés en situation émeutière. L’auteur s’inscrit ainsi en rupture avec la démarche ethnographique revendiquée en postulant une forme d’unicité phénoménologique entre ses propres expériences sensorielles et celles des autres participant.e.s au « cortège de tête ». Il le reconnaît d’ailleurs avec une candeur désarmante lorsqu’il écrit qu’il est « tout à fait possible que j’attribue un sens à l’émeute qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que les participants politiques pourraient en dire » (p. 16). Mais en fin de compte peu importe, puisque l’émeute serait l’extériorisation d’une pensée politique en actes, qui pourrait très bien se passer de verbalisation.

Et quand bien même certains protagonistes auraient des choses à dire, ce corps collectif en mouvement transcenderait les idiosyncrasies de la prise de parole individuelle dans la mesure où, « dans l’instant de la violence, les déterminations sociologiques sont en partie suspendues » (p. 53). Cette posture méthodologique révèle un anti-sociologisme virulent auquel pourra difficilement souscrire un lecteur de sciences sociales, d’autant qu’elle n’est étayée par aucun élément probatoire solide. Au contraire, cette proposition est parfois contredite par les propres observations de l’auteur, comme lorsqu’il évoque ces manifestants tentant de contrôler les mouvements de panique accompagnant fréquemment les charges policières en criant « ne courez pas ! ». Tenant leur position dans l’affolement général, ces émeutiers se détachent clairement du lot. Ils s’apparentent à ceux que Randall Collins appelle les « violent few » : ces virtuoses de la violence dont les compétences hors-normes tiennent moins à des savoir-faire techniques qu’à une faculté à maîtriser leurs émotions dans l’épreuve que constitue toute situation violente [5]. Or, cette compétence émotionnelle n’est pas une donnée biologique : c’est une aptitude sociale, fruit d’un apprentissage et donc de dispositions. On ne naît pas efficacement violent, on le devient. La surprenante combattivité démontrée par certains Gilets Jaunes au cours des premiers actes « insurrectionnels » du mouvement est-elle ainsi réductible à une supposée virginité politique ? On peut en douter : un nombre non-négligeable de manifestants semblent disposer d’une expérience préalable du syndicalisme ou de la grève et ont grandi dans des familles marquées par une histoire militante, qui les ont très tôt exposés à des formes de lutte sociale dont la violence constituait un horizon indépassable – ce que confirment les travaux sur les liens entre « gilets jaunes » et syndicalisme.

Acte II des Gilets Jaunes. Paris, 24 novembre 2018
(Photo L. Gayer)

Une économie de la violence

Le livre de Romain Huët est plus convaincant dans son insistance sur le caractère à la fois spectaculaire et autorégulé de la violence émeutière. Pour lui, les épisodes émeutiers ayant marqué les cycles successifs de mobilisation en France depuis le mouvement anti-CPE de 2006 se caractérisent moins par leur intensité violente que par leur « casuistique de la ruse », privilégiant la provocation et l’évitement sur la confrontation directe ou la défense du bastion. Alors que les corps à corps restent rares, les jets de projectiles manquent souvent leurs cibles, sans que les émeutiers cherchent véritablement à perfectionner leurs outils et leurs pratiques au fil du temps – les lance-pierres et depuis peu les lasers inspirés des insurgés hongkongais favorisent une plus grande précision balistique, mais sans que leur apparition furtive affecte véritablement le rapport de force avec la police. Ce que les émeutiers désirent, au fond, c’est moins « l’anéantissement de leurs adversaires [que] l’aveu de leur déroute » (p. 67).

Manifestation contre la réforme des retraites. Paris, 17 décembre 2019
(Photo L. Gayer)

Parce que la manifestation est une somme d’interactions codifiées, mais comportant une part irréductible de contingence, ces règles ne sont jamais gravées dans le marbre [6]. Le potentiel de débordement et de « bavures » fait de toute manifestation une configuration instable, un « équilibre de tensions » au sens de Norbert Elias, où aucune des parties en présence ne maîtrise entièrement le jeu [7]. Romain Huët aurait ainsi pu se montrer plus attentif aux conditions concrètes de cette autorégulation – à la multitude de rapports de force, de controverses et d’interventions régulatrices participant à cette économie de la violence émeutière. Les premiers « actes » des Gilets Jaunes ont indiscutablement été marqués par une élévation du niveau de violence contre les biens et les forces de l’ordre, sous le regard approbateur d’une frange croissante des manifestants. Ce consentement à l’émeute distingue nettement ces manifestations de la séquence protestataire précédente contre la « loi travail », durant laquelle il était plus fréquent d’assister à des altercations entre membres du black bloc, d’un côté, et manifestants non-violents ou services d’ordre syndicaux, de l’autre.

Face à face tendu entre membres du black bloc et service d’ordre de la CGT durant une manifestation contre la « loi travail ». Paris, 17 mai 2016
(Photo L. Gayer)

À rebours des analyses anxiogènes propagées par la propagande sécuritaire, ces poussées de violence sont pourtant restées contenues par les manifestants eux-mêmes. Et alors que la critique des violences policières n’a cessé d’enfler au cours du mois de janvier 2020, au point de contraindre le chef de l’État et le ministre de l’Intérieur à un timide rappel à l’ordre, il est frappant que les manifestations les plus « déter » des Gilets Jaunes ou des opposants à la réforme des retraites n’aient pas débouché sur plus d’actes de violence contre la police. Or, cette économie de la violence repose sur deux phénomènes sociologiques complémentaires, négligés par Romain Huët : l’intériorisation, préalablement à la manifestation, de codes comportementaux ; le déploiement de controverses gérées en situation par les violent few, les primo-émeutiers et leurs publics. Convaincu de la récurrence et de l’importance de ces controverses publiques au cœur de l’action émeutière – est-il par exemple légitime de « péter Emmaüs » ou de s’attaquer à une galerie d’art contemporain ? [8] –, il me semble que rien ne saurait remplacer les outils de la sociologie des mobilisations pour en restituer tous les enjeux, avec le luxe de détails recueillis en situation que seule autorise une ethnographie rigoureuse.

Émeutes partout, prise d’armes nulle part ?

Dans les sciences sociales, la fécondité de toute proposition se mesure à son potentiel comparatif – à sa capacité à ouvrir de nouveaux chantiers de recherche à travers les frontières disciplinaires, spatiales ou temporelles. Sur ce point, la contribution de Romain Huët aurait pu être mieux explicitée. En dépit d’une littérature abondante, l’auteur ne se préoccupe guère d’historiciser son étude de cas, cantonnée à l’Hexagone. Les très nombreux travaux historiographiques consacrés aux soulèvements populaires dans la France d’ancien Régime ou depuis la Révolution sont très peu mobilisés, tandis que les enquêtes sociologiques permettant de retracer les linéaments du paysage émeutier contemporain sont peu cités. Ainsi cherchera-t-on en vain un cadrage historique et social des manifestations émeutières survenues depuis les émeutes de 2005. De même, l’ouvrage ne s’intéresse guère à la résonance de ces débordements avec les rébellions populaires des banlieues, qui se poursuivent pourtant loin des caméras [9].

Hong Kong, Novembre 2019
(Photo L. Gayer)

Romain Huët n’a pas non plus souhaité s’engager sur la voie – forcément périlleuse – de la comparaison internationale. La vague de soulèvements des dernières années et le renouveau d’un imaginaire insurrectionnaliste globalisé plaident pourtant en faveur de l’ouverture comparative. L’économie de la violence esquissée plus haut constitue à cet égard une piste prometteuse. On constate en effet que la plupart des mobilisations émeutières récentes se sont abstenues de basculer vers la lutte armée. En France, les théoriciens de « l’insurrection qui vient » restent réservés sur ce point, en prônant la prise d’armes pour aborder la question pacifiste en position de force – c’est-à-dire en se donnant les moyens de refuser activement de recourir aux armes [10]. À Hong Kong, les front-liners font un usage intensif de la « magie du feu » (les cocktails Molotov et les bombes artisanales), mais celui-ci reste défensif et n’a pas vocation à blesser ou tuer dans les rangs des forces de l’ordre [11]. Au Liban et dans certains contextes sud-américains (Venezuela, Bolivie, Chili...), la plus grande accessibilité des armes à feu ainsi qu’une histoire politique marquée par la guerre civile et les épisodes (contre-) insurrectionnels tendent à accroître cette possibilité. Pour l’heure, l’évitement de la violence létale continue cependant de faire consensus. Et comme en France, bien que sous des modalités et avec des arguments tactiques ou moraux nécessairement distincts, on peut supposer que cet évitement fait l’objet de nombreuses controverses, jamais entièrement résolues. C’est sur ce point que l’ouvrage de Romain Huët est potentiellement le plus fécond : en dressant le bilan des mobilisations émeutières françaises, du point de vue de leur potentiel émancipateur, il suggère que l’émeute constitue à la fois une expérience de puissance collective et un moment de désillusion, soulignant les limites de l’agir collectif dans le cadre contraignant d’une violence auto-limitée. La plupart des soulèvements contemporains se débattent avec cette tension – et plus généralement avec les dilemmes stratégiques inhérents à un militantisme radical du zéro mort.

Romain Huët, Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, Puf 2019, 176 p., 14 €.

par Laurent Gayer, le 10 février 2020

Pour citer cet article :

Laurent Gayer, « Les émotions des émeutiers », La Vie des idées , 10 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Romain-Huet-vertige-emeute-Zad-Gilets-jaunes

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Notes

[1Ce courant doit son nom à un texte anonyme et non daté, L’appel (Proposition I), qui circule dans diverses manifestations en France et en Europe au cours des années 2005-2006.

[3Randall Collins, Violence. A Micro-sociological Theory, Princeton, Princeton University Press, 2008.

[4Pour un bilan de ces travaux, cf. Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010.

[5Randall Collins, Violence, op. cit., chap. 10.

[6Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.

[7Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 2003.

[8Je fais ici référence à des controverses personnellement observées entre manifestants et participants du black bloc durant la mobilisation contre la « loi travail ».

[9Sur ces rébellions populaires, on pourra notamment lire Abdellali Hajjat, « Rébellions urbaines et déviances policières : approche configurationnelle des relations entre les “jeunes” des Minguettes et la police (1981-1983) », Cultures & Conflits, 93, 2014, et pour une période plus récente Fabien Jobard, « Rioting as a Political Tool : the 2005 Riots in France », The Howard Journal of Criminal Justice, 48 (3), 2009.

[10Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 119.

[11Collectif Cafardnaüm, « L’eau, le feu, le vent : la bataille de PolyU », Lundi Matin, 25 novembre 218, 2019.

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