Recensé : Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016, 364 pages, 22,50 €.
Robespierre a le vent en poupe. Sans doute la vente de ses manuscrits aux Archives nationales de mai 2011 y a-t-elle contribué. Depuis, un nombre non négligeable de biographies lui ont été consacrées, qui démontrent que tout n’était pas encore dit sur l’Incorruptible. En 2012, l’historien australien Peter McPhee publiait ainsi un Robespierre. A Revolutionary Life (Yale University Press) ; Marc Belissa et Yannick Bosc sortaient un Robespierre. La fabrication d’un mythe (Ellipses, 2013) et Cécile Obligy un Robespierre ou la probité révoltante (Belin, 2013). Leur succéda Hervé Leuwers avec Robespierre (Fayard, 2014), qui tire profit des manuscrits récemment découverts et d’archives inédites. Deux ans plus tard, Jean-Clément Martin se lance dans l’aventure et se flatte de renouveler le « pacte biographique », en refusant toute approche psychologisante, tout affect et tout sensationnalisme.
L’auteur, professeur émérite de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, n’en est pas à son premier défi. Depuis quelques années, il réfléchit sur la « machine à fantasmes » qu’est devenue la Révolution [1]. Le fantasme vaut pour Robespierre plus qu’un autre, puisqu’il a été « projeté dans l’Histoire comme la figure du révolutionnaire sanguinaire » (p. 11). C’est en ce sens que cette biographie s’inscrit dans la continuité des ouvrages antérieurs de J.-C. Martin, lesquels déconstruisent patiemment les idées reçues sur l’histoire de France, et, en particulier, la Révolution française.
Un Français ordinaire
L’auteur s’interroge d’abord sur ce qui caractérise le jeune Robespierre et découvre qu’il est loin d’être le seul à avoir vécu un drame familial. Combien d’autres contemporains n’ont-ils pas eu une enfance solitaire ! De ce point de vue, Robespierre est moins à plaindre que Bonaparte, orphelin de père de bonne heure, puis transplanté, qui plus est, dans un pays lointain et étranger. Que le jeune Arrageois ne soit pas si malheureux, c’est ce dont témoignent ses études, qui se passent plutôt bien. Martin nous convainc aisément que le jeune Robespierre n’avait pas une vie très difficile. Une fois ses études achevées, il devient avocat et se fixe dans sa ville natale où il obtient des succès évidents. Il sait badiner ; écrit des poèmes ou participe aux concours des académies de province. Sa sociabilité s’arrête là, car il ne se fait pas franc-maçon, contrairement à bien des hommes du siècle. Il n’a pas non plus le goût de l’aventure comme le jeune Jacques-Pierre Brissot, qui erre de Genève aux États-Unis, en passant par la Hollande et l’Angleterre à la recherche d’un brillant avenir. Dans un premier temps, Robespierre s’intègre parfaitement à la bonne société d’Arras et semble en partager les valeurs. Il n’en sortira qu’au moment des élections de 1789, quand, faute de mieux, il devient le représentant des savetiers – à savoir du petit peuple. Encore n’a-t-il pas l’audace des pamphlétaires prérévolutionnaires, tels que Sieyès, Condorcet ou Pétion. Il serait plutôt légaliste. Seule avancée dans sa pensée politique : la conviction que tous doivent être représentés, qu’ils soient ou non membres d’une corporation. Le petit avocat de province ne présente aucune particularité qui pourrait expliquer sa renommée future.
Cette renommée, il l’acquiert à la Constituante. Mais plus par son sens politique et ses principes que par ses engagements sociaux ou économiques. Il s’exprime à peine sur les émeutes de 1789 ou sur les difficultés du ravitaillement. Les questions institutionnelles le passionnent autrement. Que ce soit le veto du roi, la loi martiale – décrétée le 21 octobre 1789 – ou le droit de vote. De même, il n’est pas l’homme taciturne de la légende, puisqu’il cultive des relations avec des patriotes éminents tels que les Roland. Et dès lors, il fait partie du club des Jacobins – à savoir les Amis de la Constitution. Mais il y a loin de l’engagement véhément d’un Danton ou d’un Marat à la discrétion du jeune Arrageois. Même Pétion s’avère plus audacieux. Sans doute Robespierre poursuit-il encore son apprentissage de député de la nation et se cherche-t-il un style. Non seulement Robespierre ne lance pas de propositions radicales, mais il est encore et toujours légaliste. Et surtout pas républicain. Il ne le sera pas non plus en juillet 1791, quand s’amorce un courant en faveur de la république, en réaction à la fuite de Varennes (p. 126). Entre-temps, il s’est certes exprimé en faveur du peuple. Il a critiqué le marc d’argent, qui excluait une grande partie des Français des élections ; il a parlé en faveur de la liberté de la presse et de celle d’opinion. Et surtout, il a montré qu’il ne suivait pas le courant – qu’il soit modéré, comme celui des Feuillants ou radical, comme celui des Cordeliers. En lui s’incarnent dès juillet 1791 le club des Jacobins et ses principes. Varennes confirme aussi ce qu’il prédisait continuellement : la cour conspire, à l’instar des nouveaux candidats à l’émigration. A-t-il pour lors trouvé son style ?
Jean-Clément Martin n’en conclut pas pour autant que l’Incorruptible est au sommet de sa gloire. Certes, au terme de la Constituante, il fait partie du trio des députés populaires : Buzot, Pétion et Robespierre sont ainsi acclamés par la foule et couronnés de chêne. Mais ce succès est sans conséquence directe. C’est Pétion qui est élu maire de Paris, et non Robespierre. Lors de son retour aux Jacobins, l’Incorruptible doit même affronter de nouveaux rivaux – les futurs Girondins – qui vont exercer une grande influence tant à l’Assemblée législative qu’aux Jacobins. Notamment sur la question de la guerre. Amorcée en décembre 1791, la querelle se poursuivra l’année suivante et débouchera sur une rupture irréversible entre l’Incorruptible et les Girondins, d’autant que s’y ajoutent d’autres sujets de discorde. Que la guerre ait été déclarée en avril 1792 montre bien que Robespierre n’a pas su imposer ses convictions. Ce sont ses rivaux qui l’ont emporté.
Contrairement aux Girondins qui s’emparent des fonctions éminentes dès l’ouverture de la Convention, Robespierre refuse toute place au tribunal ou à la justice. Il ambitionne de demeurer à son poste de « surveillant incommode » – soit aux Jacobins, soit à l’Assemblée. Ce renoncement lui permet de renforcer son statut d’incorruptible. Tous courent après les places pour des motifs pas toujours innocents. Excepté lui. Ce serait peut-être là la vraie raison de son peu d’empressement à remplir des fonctions publiques, souhaiterait-on ajouter aux arguments de J. C. Martin (p. 169). Son éloignement du pouvoir contribue en tout cas à raffermir l’image qu’il a acquise depuis septembre 1791. Mais, comme le rappelle fort bien l’auteur, Robespierre reste encore « dans les marges ». Le grand homme à cette date, ce serait plutôt Danton. Quant aux véritables hommes d’État, ce seraient donc les Girondins. Ce sont eux encore qui tentent vainement de dépopulariser et d’ostraciser l’Incorruptible.
Le personnage public Robespierre se construit à partir de ces contraintes, affrontements et dénonciations. La prise en compte du réseau d’actions et de réactions est sans nul doute ce que la biographie de Martin présente de plus intéressant et de plus novateur. Robespierre devient ce qu’il devient par la grâce des interactions et des positions qu’elles provoquent.
Les pièges de la Révolution
Cette approche permet à l’auteur de découvrir un Robespierre enclin à prendre une position d’arbitre. Obstiné dans ses opinions, l’Incorruptible n’en est pas moins celui qui fait le lien entre les patriotes. L’intolérance girondine le pousse certes vers la gauche, mais en aucun cas, il ne rejoint vraiment Marat. Il répugne en vérité aux extrêmes. En 1793, c’est à Danton que sont dues les interventions musclées, appelant le peuple et la Convention à se montrer « terribles » envers les ennemis. Robespierre demeure discret.
Arbitre, Robespierre le demeure après la chute des Girondins, quand il intervient aux Jacobins pour freiner la guerre que se livrent Hébertistes et Dantonistes. À plusieurs reprises, il raisonne Camille Desmoulins, mais en vain. C’est lui aussi qui protège les 73 sympathisants girondins que Hébert aurait voulu voir jugés au plus vite. Par contre, ce n’est pas lui qui crée le tribunal révolutionnaire ou qui met « la terreur à l’ordre du jour » ; pas lui non plus qui invente le culte de l’Être suprême. D’autres conventionnels l’ont précédé. L’auteur en est tellement persuadé qu’il qualifie son « héros » de « meneur indécis ». À juste titre. Durant tous ces mois, Robespierre suit le courant autant qu’il l’inspire. Voilà qui a été peu noté jusqu’à présent.
Il n’en évite pas pour autant les pièges qui s’accumulent sur les leaders successifs de la Révolution. Une fois Hébert et Danton guillotinés, la voie pouvait en effet paraître libre pour que domine pleinement l’Incorruptible. Et de fait, dès le 11 germinal (31 mars 1794) il teste son autorité, quand il interdit à la Convention de remettre en cause la décision du Comité de Salut public relative à Danton. Le ton se fait tranchant. Le même glissement est perceptible chez son ami Couthon, qui manifeste une intransigeance jusque-là inconnue. Difficile de savoir pour quelle raison. On peut tout au plus émettre quelques suggestions, ainsi que le fait l’auteur (p. 264). Mais tous deux ne rassurent certes pas la Convention sur leurs intentions. De là date sans doute l’impatience des contemporains de se débarrasser de la dictature de salut public et de ceux qui l’exercent. Cette impatience s’exprime ouvertement lors de la discussion sur la loi du 22 prairial (10 juin 1794). Pour la première fois depuis longtemps, plusieurs députés protestent et s’opposent même à certains articles de la loi. Entre-temps court le bruit que la République serait gouvernée par le seul Robespierre ; qu’il serait « le chef des armées » ; « le roi de France et de Navarre ». Le bruit en est diffusé par la presse britannique, mais Barère s’en fait le rapporteur à la tribune. C’est bien là le piège de la popularité en révolution : sans popularité, aucun pouvoir ; trop de popularité, et alors, naît le soupçon de vouloir dominer. L’autre piège où tombe Robespierre est celui qui consiste à se mêler de tout et à se défier de tous. Le voilà qui prend la direction du Bureau de Police générale ; qui nomme des hommes proches de lui aux postes officiels ; qui préside la fête de l’Être suprême. Et le voilà encore qui impose impérieusement la loi du 22 prairial, qui terrifie les députés, ce dont profitent les intrigants qui se sentent menacés. Il en devient conscient au début du mois de juillet 1794 et se retire de la vie publique. Mais le mal est fait. Il s’est trop mis en avant. Ses ennemis en profitent pour lui attribuer les jugements et exécutions arbitraires qui s’emballent depuis son départ [2]. Le légaliste qu’est Robespierre est alors accusé d’être responsable de ces abus, avant de devenir le terroriste par excellence. Au lendemain du 9 Thermidor (27 juillet 1794), c’est cette image, forgée de toutes pièces par ses adversaires, qui va s’imposer. L’auteur le démontre de façon très convaincante et il rappelle aussi que, quelques semaines plus tard, Tallien invente l’expression de « système de terreur », qui aurait caractérisé la période et connaîtra une longue fortune. La légende est en train de naître.
Robespierre lui-même privilégiait le terme de justice et a longtemps tenté d’imposer son point de vue sur la question. La politique judiciaire de l’an II aurait justement dû mettre un terme aux abus des uns et des autres. L’organisation des pouvoirs avait été revue et corrigée ; une hiérarchisation complexe avait été mise en place pour contrôler les actes des autorités inférieures, que ce soit les comités révolutionnaires ou les représentants en mission. Mais pour que cette remise en ordre des institutions révolutionnaires soit fonctionnelle, encore fallait-il lui laisser le temps de fonctionner. Le 9 Thermidor l’empêcha de produire tous ses effets.
La nouvelle biographie de Robespierre restitue au personnage des dimensions humaines. Ni Dieu, ni diable ! Mais simplement un homme englué dans les dilemmes de l’événement inouï, qu’il a su un temps maîtriser, avant de lâcher prise. Choisir Robespierre comme bouc émissaire, ainsi que l’ont fait les Thermidoriens, c’était lui conférer l’entière responsabilité des drames révolutionnaires, ce qui ne veut certes pas dire qu’il était seul coupable. En prendre aujourd’hui conscience, c’est l’invitation que lance l’auteur à ses contemporains, lecteurs et historiens.