Qu’est-ce qu’un “bon parent” dans la ville ? Entre menace perçue et prise d’autonomie, l’enquête menée par Clément Rivière montre les désirs et les injonctions contradictoires auxquels font face les parents dans l’encadrement de leurs enfants.
À propos de : Clément Rivière, Leurs enfants dans la ville : Enquête auprès de parents à Paris et à Milan, Presses universitaires de Lyon
Qu’est-ce qu’un “bon parent” dans la ville ? Entre menace perçue et prise d’autonomie, l’enquête menée par Clément Rivière montre les désirs et les injonctions contradictoires auxquels font face les parents dans l’encadrement de leurs enfants.
Devenir parent, c’est inévitablement changer de regard sur son milieu de vie. Le paysage familier de la ville apparaît sous de nouveaux angles : celui de la menace, mais aussi celui de l’opportunité d’apprentissage. À mesure que les enfants grandissent, l’enjeu devient d’encadrer adéquatement leur prise d’autonomie : déterminer les trajets qu’ils peuvent faire seuls, les équiper ou non d’un téléphone portable, surveiller ou non leur habillement, donner des consignes à propos d’éventuelles interactions avec des inconnus, répondre aux questions à propos des personnes sans-abris qui dorment dehors. Clément Rivière analyse l’embarras dans lequel ces questionnements placent les parents, en prise avec des injonctions contradictoires. Son livre – Leurs enfants dans la ville – rend compte d’une enquête sociologique auprès de parents dans deux quartiers de Paris et de Milan.
Maitre de conférences à l’Université de Lille, le sociologue Clément Rivière s’est spécialisé dans l’analyse de la ville sous le prisme des enfants, ou plutôt : des parents. Resté longtemps peu exploré ou cantonné au cas des « jeunes des quartiers populaires », ce champ de recherche s’étoffe en France depuis les années 2000. En témoigne un dossier codirigé par Clément Rivière en 2015 rassemblant douze articles sur « les Enfants dans la ville ». Ce livre rassemble en quelque 140 pages les résultats principaux de sa recherche doctorale. Il couronne une série d’articles scientifiques qui donnent à l’auteur une place de choix parmi la nouvelle génération de sociologues urbains en France. Son ouvrage s’inscrit dans un courant classique en sciences sociales : les théories de la « socialisation » qui s’intéressent aux processus d’intériorisation – en particulier durant l’enfance – de normes et de pratiques, dans le but d’expliquer la reproduction de différences et d’inégalités entre différentes catégories socioéconomiques. Ici, le postulat de base est donc que les pratiques des parents se traduiront chez leurs enfants en des « dispositions » qui influenceront durablement leurs usages des espaces publics urbains, reproduisant ainsi dans une certaine mesure les différences et les inégalités d’une génération à l’autre.
Pour analyser ces processus, l’auteur a mené des entretiens avec des parents d’enfants de huit à quatorze ans ; période qui correspond en France et en Italie à la fin de l’école primaire et à l’école secondaire. Cette phase implique des choix scolaires, des changements d’établissements et donc de nouveaux trajets, parfois plus longs, requérant des enfants qu’ils développent de nouvelles compétences de mobilités. L’auteur montre comment les variations dans l’encadrement des enfants – et en particulier de leurs déplacements – durant ce moment charnière dépendent des ressources familiales, du genre de l’enfant, ainsi que du contexte urbain et national. Grâce à ses deux terrains d’enquête, Clément Rivière parvient à montrer comment les pratiques d’encadrement des enfants s’inscrivent dans un contexte spécifique. Il dépasse ainsi les analyses parfois généralisatrices sur l’avènement d’une génération « d’enfants d’intérieur ». Sans démentir ce constat, le livre propose une analyse plus nuancée en montrant comment un contexte spécifique façonne les pratiques des parents.
À Milan, par exemple, le régime de protection sociale donne un rôle important à la famille élargie et au tiers secteur (notamment les paroisses), ce qui découragerait la mobilité. À Paris, au contraire, les parents se livreraient à davantage de compétition sur le plan scolaire, quitte à ce que leurs enfants empruntent les transports publics pour de longs trajets vers une école plus réputée. Imbriqué dans ces contextes nationaux et métropolitains, le quartier joue également un rôle. La mixité sociale qui caractérise les quartiers enquêtés donne lieu aux ambivalences habituellement soulignées dans la littérature : la mixité est tantôt célébrée comme une « richesse » qui rendrait les enfants plus ouverts à l’altérité, tantôt un facteur de risque - de mauvaises fréquentations ou de moindres performances scolaires.
Tous les enfants apprennent à se méfier, notamment des véhicules motorisés et des inconnus malveillants. Mais les « figures du danger » varient aussi selon le contexte : les « jeunes qui traînent » préoccupent les parents parisiens, alors que leurs pairs milanais évoquent la crainte des « stranieri » (étrangers), c’est-à-dire des adultes primo-arrivants dont ils stigmatisent le comportement dans l’espace public. Cependant, protéger ne signifie pas simplement éviter les risques à court terme, mais aussi apprendre à y faire face. À cet égard, les arbitrages des parents semblent influencés par leur position socioéconomique.
Les parents des classes populaires semblent plus enclins à développer un « encadrement protecteur », qui passe notamment par un investissement dans l’espace local où la sécurité passe par l’interconnaissance. Ainsi, les enfants des classes populaires « donnent le ton », voire dominent l’espace du quartier. En contraste, les parents des « fractions économiques des classes moyennes-supérieures » miseraient davantage sur la responsabilisation et la préparation des enfants, jusqu’à mettre en œuvre des formes d’entrainement aux déplacements dans la ville. Inspirée par les travaux de Pierre Bourdieu, cette lecture de l’espace social catégorise les individus non seulement selon la quantité de ressources dont ils disposent, mais aussi selon la prédominance des ressources économiques, ou au contraire des ressources dites « culturelles ». Combinant des éléments des deux types précédents, les « fractions culturelles des classes moyennes-supérieures » développeraient un « encadrement stratège ». Pour ces parents, bien préparer les enfants passe aussi par un développement de la sociabilité locale. Cependant, cet ancrage local est présenté comme une stratégie visant à enseigner aux enfants à vivre dans un monde cosmopolite. Pour résumer, les pratiques d’encadrement des classes populaires tendent à ancrer les enfants dans leur espace de résidence, alors que les pratiques des classes moyennes et supérieures encouragent la mobilité et le développement de réseaux de sociabilité plus dispersés, voire tentent de jouer sur les deux tableaux en combinant ancrage et mobilité.
Cette typologie garde une place modeste dans l’analyse de Clément Rivière, qui montre que désirs, normes et ressources ne s’ajustent pas en des ensembles cohérents. Au contraire, les nombreux extraits d’entretiens qui parsèment l’ouvrage montrent des parents en prise avec des contradictions fortes. Par exemple, les parents semblent s’accorder sur le fait que « les temps ont changé » : enfants, ils jouaient aux billes et au ballon dans la rue, sans se soucier des véhicules (moins nombreux) ni des prédateurs sexuels (on en parlait moins). Mais alors qu’ils regrettent cette évolution et dénoncent parfois les discours anxiogènes, ils ne parviennent pas à laisser à leurs enfants l’autonomie dont eux-mêmes disposaient. Consciemment et même à contrecœur, ils se plient à la « norme dominante [qui tend] désormais à définir comme un “mauvais” parent celui ou celle qui ne suit pas tous les faits et gestes de ses enfants dans les espaces publics » (p. 55).
Le désajustement entre les désirs exprimés et les pratiques déclarées apparaît plus flagrant encore au sujet de l’encadrement des filles. Des parents qui s’efforçaient de donner à leurs enfants une éducation non genrée se surprennent à surveiller l’habillement de leurs filles devenues préadolescentes. Même si celles-ci semblent considérées comme plus matures et plus aptes à l’autonomie, les filles sont aussi considérées comme plus vulnérables, en particulier face aux agressions sexuelles. Les parents élaborent donc des stratégies d’évitement du risque, qui passent par le choix des parcours et des moments de déplacement, par des trajets accompagnés, par des recommandations sur l’apparence et les comportements adéquats.
Si la notion de socialisation parentale renvoie de prime abord à la socialisation des enfants par les parents, le livre de Clément Rivière analyse aussi la socialisation des parents, apprenant et négociant leur rôle au contact d’autres parents, de leurs propres parents, et de professionnels. La méthode retenue pour l’enquête – les entretiens semi-directifs – permet de souligner la dimension réflexive de cet apprentissage. En effet, avant d’être un sujet d’étude sociologique, l’encadrement des enfants est un sujet de discussion entre parents, qui développent un discours sur leurs propres pratiques, avec différentes aptitudes et propensions à justifier ces pratiques et à les présenter comme des stratégies murement réfléchies. Mais leurs discours et leurs pratiques ne sont pas stables et certains parents comme Davide, à Milan, ne cachent pas qu’ils tâtonnent : « On ne nous a pas donné de manuel d’instruction, donc on doute souvent de la manière dont on doit se comporter » (p. 20).
Considéré sous l’angle de l’apprentissage des rôles familiaux, le choix des notions de « pratiques parentales » et d’« encadrement parental » comme objets d’enquête peut surprendre. En effet, presque deux tiers des parents interrogés sont des mères, et l’enquête met en évidence la place prépondérante des femmes dans ces pratiques d’encadrement, en particulier à Milan (p. 122-124) mais aussi à Paris avec « la figure de la “mère poule” » (p. 84). L’auteur en conclut que les normes de « bonne parentalité » sont davantage portées par les mères. Or, derrière l’image du « bon parent » se cachent deux figures bien distinctes : les attentes envers le « bon père » diffèrent des caractéristiques associées à la « bonne mère ». Sharon Hays (1996) a mis en évidence une « idéologie de la maternité intensive » (ideology of intensive mothering), selon laquelle la mère est la mieux placée (par rapport au père, mais aussi par rapport aux professionnels) pour s’occuper de ses enfants. Mais si elle doit faire passer ses intérêts en second plan et s’expose au mother blame en cas de problème, elle doit aussi éviter de se montrer étouffante ou surprotectrice (Ladd-Taylor & Umansky 1998). Même si l’organisation des familles change progressivement, le vocabulaire neutre de la parentalité dissimulerait la persistance de cette idéologie (Sunderland 2006).
Mettre le doigt sur la division genrée du travail d’encadrement soulève un paradoxe. D’un côté, le livre montre comment « les filles sont socialisées à l’évitement des interactions et à la discrétion » (p. 106) dans les espaces publics urbains qui restent ainsi des « arènes d’interactions masculines » (p. 94). D’un autre côté, en soulignant la place centrale des mères dans l’accompagnement des premiers pas dans la ville, l’enquête suggère que les espaces publics urbains fréquentés par les enfants (les parcs et places de jeux, les abords des écoles et des centres de loisirs…) sont aussi et peut-être surtout des arènes d’interactions féminines. Comprendre comment les enfants perçoivent ces nuances et ces messages parfois contradictoires demanderait une autre enquête.
En offrant une lecture de la ville à travers le regard des parents, Leurs enfants dans la ville contribue de manière remarquable à la compréhension des manières dont les parents vivent et façonnent la ville. Celle-ci y apparaît dans toute sa complexité, territoire à la fois hostile et hospitalier, offrant des espaces protégés et des expériences d’autonomie. En plus de cet apport à la sociologie urbaine, un grand mérite de ce livre est de montrer que l’encadrement parental n’est pas qu’une question de normes éducatives. D’une part, les parents composent avec des ressources limitées, avec les spécificités d’un système de protection sociale et d’un système scolaire, mais aussi avec les pratiques des autres parents dont ils sont interdépendants. D’autre part, ils peinent même à mettre en œuvre leurs propres convictions, quand il s’agit de ne pas céder aux discours sécuritaires, d’éduquer de manière non genrée, ou de ne pas contribuer à la ségrégation scolaire. Bien sûr, discours et pratiques ne coïncident pas toujours, mais ces dilemmes reflètent aussi les ambiguïtés qui entourent le modèle « du “bon parent”, dont les choix ne coïncident pas nécessairement avec ceux du “bon citoyen” » (p. 79).
par , le 12 mai 2022
Références :
– Hays, Sharon. The cultural contradictions of motherhood. Yale University Press, 1996.
– Ladd-Taylor, Molly, and Lauri Umansky, eds. ‘Bad’ mothers : The politics of blame in twentieth-century America. NYU Press, 1998.
– Sunderland, Jane. ‘“Parenting” or “mothering” ? The case of modern childcare magazines.’ Discourse & Society, vol. 17, no. 4, 2006, p. 503-528.
Maxime Felder, « Espaces d’enfances », La Vie des idées , 12 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Riviere-Leurs-enfants-dans-la-ville
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