Recensé : Gyan Prakash, Mumbai Fables, Noida, Harper Collins Publishers, 2010, 396 p.
L’ouvrage de Gyan Prakash s’inscrit dans ce qu’il avait lui-même qualifié dans un de ses articles d’ « urban turn » [1]. Depuis deux décennies, les études urbaines se sont en effet multipliées dans un champ académique, où, jusqu’alors, les travaux sur l’Inde rurale avaient largement dominé. Le point de départ du livre est celui adopté par les nombreuses réflexions récemment menées sur Mumbai/Bombay : le sentiment, depuis les émeutes communalistes et les attentats de 1992-1993 [2], d’assister à la fin de la ville cosmopolite, désormais plongée dans la violence. L’ouvrage de G. Prakash se démarque cependant des autres publications, marquées surtout par une perspective d’histoire socio-économique, en choisissant de se pencher sur les « fables » produites sur la ville. Il se donne donc pour but « de rendre visibles les circonstances historiques dépeintes et cachées derrière les histoires et les images forgées par le passé et aujourd’hui » (p. 24). Il met en œuvre ce programme dans les neuf chapitres de l’ouvrage qui suivent une progression globalement chronologique, et tente ainsi de revisiter l’histoire de la ville, depuis l’arrivée des Portugais jusqu’aux attentats de 2008.
C’est au travers de deux marqueurs emblématiques de l’urbanisme de Mumbai que l’auteur traite de la période coloniale : les imposants bâtiments de style néo-gothique construits dans les années 1870-80 par les autorités britanniques (chapitre 2) et la promenade gagnée sur la mer à partir des années 1920, Marine Drive, devenue l’avenue la plus célèbre de la ville (chapitre 3). Reprenant des analyses connues depuis les travaux d’A. King, G. Prakash interprète cette « cité gothique » (p. 72) comme l’affirmation du pouvoir britannique sur la ville, au moment où celle-ci connaît un développement commercial et industriel important, avec l’ouverture des usines textiles. Cet urbanisme de la modernité occidentale a son revers : les quartiers ouvriers, insalubres et misérables. Insistant sur les effets de la domination coloniale, qu’il juge incapable d’identifier les causes de cette situation – la misère qu’entraîne le développement industriel, l’auteur manque cependant de nous faire voir les autres agents du développement de cette « horreur urbaine » (p. 63), à savoir le patronat textile, avec sa politique de bas salaires et les élites indigènes urbaines, qui administrent la municipalité et refusent de payer pour les pauvres.
À partir du chapitre 2, l’auteur mobilise un matériau neuf et ne se contente plus de piocher dans les travaux qui l’ont précédé. Au travers du chantier de la poldérisation de Back Bay, qui mène à la création de Marine Drive, il donne un vif aperçu de la vie politique locale et de la culture des élites dans les années 1920-30. Ce grand chantier mis en œuvre par les autorités britanniques donne lieu à un scandale politique, orchestré par le congressiste K. F. Nariman. Ce dernier se sert des erreurs techniques commises et du dépassement de près de 90 % du budget prévu pour dénoncer la mauvaise gestion coloniale. Les parcelles finalement gagnées sur la mer se couvrent au cours des années 1930-40 de bâtiments (logements et cinémas) de style art déco. G. Prakash interprète l’adoption de ce style comme une volonté des élites industrielles et marchandes de se revendiquer d’une forme de modernité industrielle mondialisée, contre le néo-gothique colonial, et comme un reflet des mutations culturelles en cours (diffusion du jazz, début de l’industrie du cinéma, etc.).
L’auteur choisit ensuite de traiter de la question de la Partition en retraçant le parcours de quelques figures emblématiques du milieu intellectuel multiculturel de la ville, notamment les membres de la Progressive Writers’ Association, fondée en 1936, tenants d’un réalisme social, et de l’Indian People Theatre Association, créée en 1942 sous l’impulsion du parti communiste. Les émeutes qui éclatent entre hindous et musulmans au lendemain de l’indépendance à Bombay affectent sévèrement ces intellectuels. Gyan Prakash relie cet épisode à la décision d’une partie des membres de la Progressive Writers’ Association de se tourner vers l’industrie cinématographique. La fibre sociale de ces écrivains devenus scénaristes explique, pour l’auteur, que les années 1950 puissent être considérées comme l’âge d’or des films en langue hindi, où ces derniers abordent encore les problèmes quotidiens rencontrés par la population.
Le chapitre 5 propulse le lecteur à la fin des années 1950, au milieu d’une affaire judiciaire, le procès Nanavati. Celui-ci implique un officier de la marine qui, ayant tué l’amant de sa femme, un riche marchand, plaide l’accident. G. Prakash relate la campagne de mobilisation orchestrée par le tabloïd Blitz pour l’acquittement de l’accusé, dont le journal fait un symbole de la nation trahie par les riches. Bien que l’officier soit reconnu coupable, il est finalement gracié par les autorités politiques, après avoir passé moins de trois ans en prison. Pour l’auteur, ce fait divers, devenu événement médiatique, marque l’entrée dans l’ère de la politique populiste. Il semble cependant difficile de suivre ce raisonnement à partir des matériaux que G. Prakash a choisi de présenter. En focalisant son analyse sur les articles publiés par un journal de langue anglaise (à la diffusion par conséquent plus limitée), celui-ci n’est pas en mesure de démontrer la portée politique et les prolongements médiatiques de l’affaire, au-delà des sphères de l’élite et de l’opinion publique agissante.
L’ouvrage traite ensuite de l’essor de la Shiv Sena, parti de l’extrême droite hindoue créé en 1966. Comme l’indique le titre du chapitre « Du rouge au safran », il est surtout question pour G. Prakash d’expliquer le déclin des communistes dans les quartiers ouvriers de la ville – leur bastion jusque dans les années 1950 – et leur remplacement par la Shiv Sena. Le succès rencontré par cette dernière tiendrait à sa capacité à forger de nouveaux sujets politiques, « les fils du sol » et une nouvelle culture urbaine, fondée sur l’action directe et la violence. Le récit pris pour point de départ est en effet celui de l’assassinat, en 1970, du très populaire dirigeant communiste Krishna Desai par des membres du parti hindou. En choisissant de ne traiter que des quartiers ouvriers, G. Prakash occulte cependant une partie de l’histoire de la Shiv Sena, qui a d’abord trouvé un écho au sein des classes moyennes maharashtriennes de la ville. Pour qu’il finisse par pénétrer chez les travailleurs, il a fallu que le parti hindou prenne en charge, comme les communistes l’avaient fait dans les années 1920 et 1930, les différentes formes de sociabilités ouvrières et qu’il soit en mesure de trouver du travail à une partie de ses adhérents. Malheureusement, l’auteur, dans sa tentative d’explication de l’essor de la Shiv Sena par le culturel, n’a pas tenu compte de ces aspects fondamentaux pour comprendre son enracinement.
Dans le chapitre 7, l’ouvrage revient au mythe architectural en opposant deux projets urbanistiques : Navi Mumbai, la ville nouvelle créée en 1970 et la poursuite de la poldérisation de Back Bay. La première symbolise les espoirs placés dans la planification urbaine pour développer une agglomération efficace et organisée, « un espace du capitalisme industriel » (p. 261), tandis que l’autre montre crûment les manquements faits à la démocratie libérale. La reprise de la poldérisation donne en effet lieu à un scandale politique, le gouvernement ayant vendu, sans passer par une vente aux enchères comme la loi l’y oblige, des parcelles à de grands industriels et marchands. L’analyse que donne G. Prakash du procès de cette affaire est l’un des passages les plus éclairants de son livre, puisqu’il y ressaisit des enjeux cruciaux pour comprendre les développements contemporains à Mumbai, où les affaires de collusion d’intérêts entre la classe politique et les géants de l’immobilier sont devenues le symbole d’une gestion urbaine où domine la spéculation, aux dépens de la majorité de la population. L’auteur reprend d’ailleurs ce thème dans son chapitre 9, pour traiter des projets d’éradication du plus grand bidonville d’Asie, Dharavi.
C’est au travers de l’apparition en 1993 d’un super-héros au masque de chien, Doga, qui, contrairement à ses homologues des comics américains, ne livre pas les criminels à la justice, mais les éradique avec violence, que G. Prakash analyse les décennies les plus récentes de l’histoire de la ville. À ses yeux, Doga est en effet le produit de la crise urbaine qui semble avoir saisi Mumbai depuis les années 1980, avec la fermeture des usines textiles, la montée des violences communalistes qui culminent avec les émeutes de 1992-93, l’importance de la mafia que les attentats de 1993, commandités par le chef de gang I. Dawood, ont rendu brutalement visible. Doga s’affirme comme un champion de la lutte anti-communaliste, a contrario des autorités et notamment de la police de la ville qui, pendant les émeutes, a fermé les yeux voire participé aux violences contre les musulmans.
La tentative de G. Prakash d’écrire une histoire globale de la ville, par l’étude de ses mythes, reste peu convaincante. Cela tient beaucoup à l’absence de définition préliminaire de ce que l’auteur entend par « fable », qui le mène finalement à traiter sur le même plan des discours de nature et de postérité très diverses. Si l’image de Bombay la moderne, la belle, etc. traverse toute son histoire, on ne peut pas en dire autant de l’affaire Nanavati. Il est d’ailleurs regrettable que l’ouvrage n’ait pas laissé une plus grande place à la réflexion sur les modes de production, de diffusion, de réappropriation de ces mythes, ainsi qu’à leur utilisation par certains groupes urbains, qui font que ceux-ci participent pleinement à la vie politique et culturelle de la cité, plutôt que d’adopter la posture un peu naïve de « défaire les fables pour mettre à jour l’histoire de la ville comme société » (p. 24). Ce manque de rigueur conduit à construire une vision parfois très caricaturale de l’histoire de Bombay, dont certains groupes sociaux, telles que les élites indigènes pendant la période coloniale ou les classes populaires (dont l’appréhension de la ville n’est curieusement évoquée, dans le chapitre 9, qu’au travers d’œuvres d’une plasticienne, sans que ne soient abordées les formes de leur foisonnante culture urbaine), restent absents en dépit du rôle important qu’ils jouent dans le façonnement de la vie urbaine. En échouant à rendre la complexité de la société urbaine et des mythes qu’elle produit, en n’historicisant pas certains phénomènes (les émeutes entre communautés ne débutent pas avec la Partition, mais dès le milieu du XIXe siècle, au moment où apparaissent les rivalités sur le marché du travail), G. Prakash ne parvient donc pas à déconstruire le récit du passage de la ville cosmopolite à la ville communaliste, c’est-à-dire à satisfaire l’objectif qu’il s’était fixé.