Dans les sociétés développées d’aujourd’hui – et en dépit d’un vigoureux regain d’intérêt pour les biens communs [1] – l’idée de propriété privée a acquis une forme d’évidence, et sa définition par le Code Civil de 1804 nous paraît aussi naturelle qu’incontestable : « Un droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue » (art. 544). Un demi-siècle auparavant, Blackstone avait lui aussi, dans ses Commentaires sur les lois d’Angleterre (1753), défini la propriété privée comme « le pouvoir exclusif et despotique qu’un homme revendique et exerce sur les choses extérieures du monde, à l’exclusion totale du droit de toute autre personne dans l’univers ». Certes, le code civil ajoute aussitôt une restriction d’importance en mentionnant que l’usage que chacun fait de ce qui lui appartient ne doit pas être « prohibé par les lois ou les règlements », et l’ouvrage de Blackstone fourmille d’indications sur les cas où le « pouvoir despotique » du propriétaire est restreint par l’adage qui commande à chacun de n’user de ce qui est à lui que de manière à ne pas léser les intérêts des tiers (« sic utere tuo ut neminem laedas »). Mais il demeure que le droit d’exclure semble bien la composante essentielle du faisceau de droits qu’est le droit de propriété privée [2].
Aujourd’hui, cette idée de la propriété privée pourrait cependant bien nous apparaître comme de plus en plus inadaptée aux besoins de notre société. Les restrictions que cette définition permet d’apporter à son extension sont quasi inexistantes, tandis que celles qui limitent son usage sont réduites à une interdiction de la contrainte manifeste, sans qu’il soit possible d’y inclure la notion selon laquelle la possession d’une partie de la nature – ou de tout bien qui se caractérise par sa rareté relative – pourrait être assortie d’obligations sociales puissantes [3]. En l’état, l’idée de propriété héritée des débuts de l’ère libérale moderne ne permet ni de maîtriser les inégalités, ni de prohiber la monopolisation des ressources ni, plus grave, de faire obstacle aux déprédations irréparables qu’elle autorise à infliger à la nature. C’est la raison pour laquelle, si nous voulons être en mesure de faire évoluer notre définition « absolutiste » de la propriété privée, nous avons tout intérêt à l’historiciser, à scruter le moment de sa naissance pour constater qu’elle est une forme institutionnelle qui n’a pas toujours existé et qui, à ce titre, peut aussi être transitoire. C’est ce que tente le livre de Rafe Blaufarb en suggérant (p. 9) que « si la propriété se définit comme le droit exclusif de posséder quelque chose et de dire d’une chose qu’elle vous appartient totalement, alors il est erroné d’utiliser ce mot lorsqu’on parle de la propriété sous l’ancien régime ». La Révolution française a donc créé de toute pièce – « inventé » – notre idée contemporaine de la propriété.
La propriété avant 1789
Le régime de la propriété avant 1789 confondait en effet propriété et souveraineté ; le fait d’être propriétaire permettait dans de nombreux cas d’exercer une partie de la souveraineté, dans la mesure où le droit de rendre la justice et d’appliquer des sanctions pénales était attaché aux fiefs, et en raison de la vénalité de nombreux offices de justice qui les remettaient entre les mains de personnes privées. La souveraineté était de ce fait fragmentée et incapable de promouvoir un ordre législatif uniforme, garant de l’égalité civile entre tous les citoyens. Inversement, la qualité de souverain conférait un titre éminent, mais réel sur l’ensemble des propriétés, que Rafe Blaufarb appelle un droit général de « supériorité propriétaire », une forme de seigneurie universelle qui, au travers d’une organisation hiérarchisée, soumettait la plupart des biens – à l’exception des terres allodiales –- à une dépendance qui les inféodait en dernier ressort au souverain, au sens où elles n’étaient possédées que sous condition de reconnaître un supérieur auquel étaient anciennement dus des services personnels convertis avec le temps en rentes monétaires. Cette dépendance personnelle des individus par le biais des servitudes attachées à leurs biens était évidemment incompatible, selon Rafe Blaufarb, avec l’idéal révolutionnaire de liberté individuelle qui implique, selon l’expression de Guy-Jean Baptiste Target lors du débat sur l’abolition de l’ancien régime de propriété à l’Assemblée nationale en août 1789, que le droit de propriété « ne peut exister que sur les choses ». Tout pouvoir, ajoutait Target, « qu’un homme exerce sur d’autres hommes ne peut être une propriété » (p. 79).
Pour faire aboutir le double idéal d’égalité civile et de liberté personnelle, il fallait donc remplacer la tenure hiérarchique et fragmentaire par un régime de propriété pleinement individuel et, pour cela, séparer radicalement – c’est ce que l’auteur appelle la Grande Démarcation – la puissance publique de la propriété privée. Si la tenure caractéristique de l’ancien régime de propriété avait subsisté, dit-il, « les liens perpétuels de la hiérarchie propriétaire auraient empiété sur la liberté du citoyen, lequel serait resté inférieur à son seigneur » (p. 19). Et de l’autre côté, il était tout aussi indispensable de mettre fin à l’appropriation privée de parcelles du pouvoir public pour permettre la constitution d’une souveraineté une et indivisible sous les lois de laquelle l’égalité civile deviendrait possible.
La Grande Démarcation et ses origines intellectuelles
C’est donc la Révolution qui a opéré, en France, cette Grande Démarcation entre la propriété et le pouvoir, entre le social et le politique, entre la société et l’État, entre le privé et le public, démarcation qui rend possible le régime de la liberté moderne où les citoyens sont exempts de toute dépendance personnelle, où ils ne sont assujettis qu’aux lois de la puissance publique, et où les rapports de la société civile – ceux qui règlent l’usage et l’échange de la propriété – sont indépendants de tout statut et réglés par le seul droit privé. Rafe Blaufarb remarque que, en conséquence, il est parfaitement vain de se demander si la Révolution française a été essentiellement une révolution civile, politique et institutionnelle, ou bien une révolution sociale, car la distinction de ces deux sphères n’existe que parce que la Révolution elle-même a eu lieu. Les révolutionnaires ont en effet aboli l’État propriétaire qui détenait un pouvoir direct sur les individus parce qu’il détenait un droit sur leurs biens, et interdisait par-là l’existence d’une sphère privée régie par ses propres règles ; et ils lui ont substitué un État purement souverain qui, par son abstraction, permet l’existence de cette sphère privée, dans un régime juridique où la propriété appartient tout entière aux citoyens et le pouvoir de faire des lois à la seule puissance publique.
Bien entendu, l’idée même de la Grande Démarcation n’est pas née avec la Révolution elle-même, et l’auteur reconstitue la généalogie intellectuelle qui a conduit à la grande rupture de la nuit du 4 août 1789 séparant la propriété et le pouvoir. Il propose d’en attribuer la paternité pour l’essentiel à trois juristes : Charles Dumoulin (1500-1566), Jean Bodin (1529-1596) et Charles Loyseau (1566-1627). C’est Bodin surtout qui a développé l’idée que le pouvoir royal est un pouvoir purement souverain et indivisible dont l’essence ne réside ni dans le droit de propriété ni dans le droit de juger, mais seulement dans le droit absolu de faire la loi. Et c’est en contrepartie de cette absolutisation législative du pouvoir souverain que peut apparaître une sphère privée où les propriétés sont libres de toute dépendance personnelle. Bodin distingue au demeurant la monarchie seigneuriale « où le prince est fait seigneur des biens et des personnes » de la monarchie royale qui a sa faveur, et dans laquelle le souverain laisse la propriété des biens aux sujets (p. 34). En distinguant clairement entre la seigneurie privée et la seigneurie publique, Loyseau fait un pas de plus vers la séparation définitive entre souveraineté et propriété. Le souverain fait la loi, mais n’exerce aucun pouvoir sur les personnes par le biais d’un quelconque droit de propriété ; les sujets sont les maîtres de leurs biens – Bodin admet même que le roi ne peut les imposer sans leur consentement (p. 35) – mais jamais ils ne peuvent imposer de loi privée à quiconque.
Il importe de remarquer, dit Rafe Blaufarb, que Montesquieu ne peut revendiquer aucun rôle dans cette généalogie, bien au contraire. Si l’on ne peut contester son apport à la pensée libérale par d’autres aspects, on doit en effet admettre qu’il s’est montré aveugle s’agissant du caractère clé de la Grande Démarcation dans l’avènement d’un régime de liberté moderne. Montesquieu entend en effet montrer – dans la partie de L’Esprit des lois qu’on ne lit guère – que « la confusion de la puissance publique et de la propriété privée est tout aussi nécessaire que la séparation des pouvoirs pour limiter la tendance de la monarchie au despotisme » (p. 59). La monarchie modérée repose pour lui sur une appropriation privée de la puissance publique qui est précisément, pour Rafe Blaufarb, le principal obstacle à l’épanouissement d’un régime de liberté personnelle.
La grande démarcation devient réalité
Le livre de Rafe Blaufarb reconstitue ensuite, dans ses différents chapitres, les étapes péniblement parcourues qui ont mené à la réalisation effective de la Grande Démarcation fondée sur l’idée que l’émancipation des personnes passait par celle des biens (p. 91).
Plusieurs obstacles ont dû être surmontés pour réaliser ce projet d’envergure.
L’auteur montre d’abord (chapitre 3) comment les assemblées révolutionnaires ont tenté de distinguer entre les rentes féodales – fondées sur la violence et l’oppression personnelle – et les rentes non féodales issues de contrats authentiques et donc susceptibles de faire l’objet d’un rachat, et comment elles ont progressivement compris que laisser subsister les rentes non féodales et subordonner leur disparition à leur rachat risquait de faire perdurer l’ancien régime et d’interdire la liberté égale sous la loi qu’elles appelaient de leurs vœux. Un certain radicalisme s’est donc progressivement fait jour chez ceux des révolutionnaires qui ne voulaient entendre parler ni de distinction entre rentes féodales et rentes non féodales, ni de rachat éventuel, et qui ont pensé qu’il fallait mettre un terme définitif et sans compensation à tout système dans lequel celui qui occupe et travaille la terre pourrait être obligé de verser une rente à un propriétaire en titre, de manière à réunir définitivement et sans ambiguïté la propriété utile et la propriété directe. À leurs yeux, seule l’abolition entière et sans rachat ni indemnité permettait de donner naissance à l’idée d’une propriété libre et naturelle, indemne de toute servitude.
L’auteur montre également comment il a fallu rompre avec l’idée de l’inaliénabilité du domaine royal et établir l’idée que seul est inaliénable ce qui relève de la souveraineté de la puissance publique tandis que les choses qui sont par essence appropriables sont aussi aliénables. Seules devaient en ce sens relever de la propriété publique les choses « qui ne sont pas susceptibles d’une propriété individuelle » comme les rues, les remparts des villes, les ports « et tout ce dont l’usage est commun à tous » (p. 203-204). L’auteur analyse les difficultés que l’État a eues, après la Révolution, à se dépouiller définitivement de son caractère domanial et à convertir définitivement les terres et fonctions, anciennement « engagées » en échange du paiement de rentes, en propriétés absolues libres de toute obligation. Le processus de nationalisation puis d’aliénation des biens qui avaient été attachés, avant 1789, à la couronne et aux différents corps à l’intérieur de l’État s’est avéré plus complexe que celui qui, en 1789, avait consisté à abolir la possibilité de se rendre maître d’une parcelle de la puissance publique par le biais de la propriété. Mais cette déconstruction péniblement réalisée de l’État propriétaire a achevé la Grande démarcation en mettant enfin en présence des citoyens dépouillés de tout accès à une quelconque part de la puissance publique et un État dépouillé de tout pouvoir direct sur les individus par le biais de celui qu’il détenait sur leurs biens.
L’utopie libérale mise à nu
Rafe Blaufarb résume la Grande Démarcation par une formule du Code Civil de 1804 : « Au citoyen appartient la propriété et au souverain l’empire… L’empire, qui est le partage du souverain, ne renferme aucune idée de domaine proprement dit. Il consiste uniquement dans la puissance de gouverner » (p. 288). Mais cette séparation idéale entre le public et le privé s’est avérée plus difficile à réaliser à long terme que sa conceptualisation initiale ne le laissait penser. Il était en effet aisé de dénoncer les confusions anciennes qui faisaient obstacle à la liberté et à l’égalité des individus, mais il s’est avéré plus malaisé de prévenir les confusions nouvelles rendues nécessaires par la préservation de cette même liberté et de cette même égalité. Protéger la puissance publique contre son exercice par des personnes privées n’est pas si facile lorsque l’inégalité atteint des sommets et, inversement, protéger l’indépendance de la propriété contre l’État s’avère impossible quand il apparaît que les besoins collectifs – les biens publics, la nécessaire consolidation des liens sociaux, la solidarité, la création d’une propriété sociale – font impérieusement valoir leurs exigences face aux droits de propriété individuels. Comme le remarque Rafe Blaufarb, certains commentateurs du Code civil ont même pensé que la réserve dont celui-ci assortit le droit de propriété (l’usage qui en est fait « ne doit pas être prohibé par les lois et les règlements ») en détruit l’essence en l’exposant aux prédations de la collectivité (p. 289). Et comme Portalis – l’un des principaux rédacteurs du Code civil – le reconnaissait lui-même, la propriété absolument indépendante est impossible dans l’état de société, tant les frictions permanentes que celle-ci engendre impliquent dans de nombreux cas la subordination du droit privé aux exigences collectives.
Plus encore, certains articles du projet initial semblaient laisser penser que l’État disposait d’une autorité quasiment illimitée pour exproprier les individus en considération de l’utilité collective. Les réticences exprimées à ce propos ont conduit les rédacteurs du code à préciser que la propriété était régie par des règles qui lui sont propres et non par des facteurs d’ordre politique, et que le droit privé défini dans le Code civil jouissait d’une garantie absolue contre les empiétements de la puissance publique au point que, pour la première fois dans l’histoire française, les particuliers seraient en mesure « d’obtenir des injonctions contre l’État quand celui-ci voudrait porter atteinte à leurs biens » (p. 299). Portalis enfonça le clou en affirmant que, définitivement, l’État n’était pas propriétaire ; lorsqu’il lève des impôts, lorsqu’il édicte des règlements qui limitent l’usage des propriétés privées, dit-il, il n’agit pas en qualité de maître, de dominus, de propriétaire, mais seulement en qualité d’arbitre et de régulateur « pour le maintien du bon ordre et de la paix ». Le Code civil précisait en outre, dans sa version définitive, que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». D’un côté donc l’État souverain, dépouillé de tout bien propre, mais garantissant sans réserve ceux des personnes privées ; et de l’autre côté, ces mêmes personnes privées, formant une société civile définie par la propriété individuelle et inviolable.
On sait cependant aujourd’hui que la Grande Démarcation est, au sens rigoureux, une idée contradictoire, car elle implique une définition du droit de propriété qui serait entièrement indépendante de toute considération sur la manière dont sa constitution affecte tant les droits des tiers que la possibilité de produire des biens publics. La constitution des États-Unis contient ainsi une clause explicite affirmant que la propriété privée ne peut être saisie sauf pour un « usage public » et « en échange d’une « juste compensation ». Mais cela n’a pas empêché le débat de faire rage, à l’occasion d’une « cause célèbre » jugée par la Cour suprême en 2005 (Kelo v. City of New London) sur la question de savoir si une autorité publique pouvait confier à un acteur privé le droit d’exercer le droit de saisie dans le but de créer une zone d’activités génératrice d’emplois et de recettes fiscales additionnelles pour la communauté. Dans ce cas, les biens saisis ne l’étaient pas, au sens étroit, pour un usage effectivement ouvert au public (comme un jardin public, une route, etc.), mais au sens large, dans un but profitable au public (la création d’activités permettant un développement économique) [4] . Les partisans d’une rigoureuse défense des droits de propriété – donc d’une version contemporaine de la Grande Démarcation – ont souligné à quel point cette forme de saisie rendait l’ensemble des droits de propriété éminemment vulnérables. Mais les juges – qui ont validé la saisie par une étroite majorité – ont été sensibles à un autre argument. Sans le droit, pour la puissance publique, de saisir des biens privés au-delà du strict critère de l’usage effectif par le public, la collectivité ne pourrait en effet pas promouvoir le bien-être des citoyens ; elle ne pourrait ni rénover des quartiers insalubres ni favoriser des projets de développement économique de grande ampleur qui pourraient être paralysés par la résistance de certains propriétaires privés ne souhaitant céder leurs biens à aucune condition. L’enjeu est de taille : aujourd’hui, dans les sociétés hyper-complexes du début du XXIe siècle, le bien public – en particulier la maîtrise des inégalités et la préservation de l’environnement – peut-il résulter de la seule interaction des acteurs privés au sein d’une société indépendante immunisée contre l’action publique ? Les partisans contemporains de la Grande Démarcation en sont convaincus, mais il n’est pas certain qu’ils aient raison.
À propos de : Rafe Blaufarb, L’invention de la propriété privée. Une autre histoire de la révolution, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Champ Vallon, 2019, 336 p., 27 €.