Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°15, septembre 2006
Faut-il détricoter le droit du travail ? Faut-il limiter le droit de grève ? Peut-on augmenter les impôts sans nuire à la compétitivité des entreprises ? Ces questions ne sont pas un résumé des interrogations qui traversent le débat social français, mais bien celles qui occupent la démocratie suédoise depuis quelques mois.
A quelques semaines d’importantes élections législatives en Suède et après des mois d’échanges dominés, en France, par les références au « modèle scandinave », il était naturel pour La Vie des Idées d’aller voir de plus près les discussions sur ce sujet à Stockholm. Car, contrairement à ce que pourraient laisser penser les continuels éloges français à l’égard de nos partenaires nordiques, ce « modèle » est l’objet de vives controverses parmi eux.
Comme souvent, ce qu’idéalise la distance, la proximité le nuance et le complique… C’est précisément cette complexité que nous aimerions donner à comprendre ici. Nous avons choisi pour cela, non seulement de publier des analyses, comme nous le faisons habituellement, mais aussi de traduire directement, et avec l’accord de leurs auteurs et éditeurs – que nous remercions –, des extraits de livres récents qui nous paraissaient particulièrement significatifs. Ce faisant, nous nous sommes essentiellement appuyés sur la production de deux institutions intellectuelles indépendantes dont les propositions divergent nettement, même si leurs diagnostics peuvent souvent se rapprocher : le think tank Arena, d’orientation social-démocrate et proche du mouvement syndical, et le SNS (en anglais Centre for Business and Policy Studies), un centre de recherche privé sans attaches partisanes, financé pour l’essentiel par le monde d’entreprise.
Dans le texte qui ouvre le présent dossier, le directeur d’Arena, Håkan A. Bengtsson, livre une vision d’ensemble du modèle suédois et discute l’évolution de ses principales composantes : le dialogue social et l’organisation du marché du travail, la politique salariale dite « solidaire », une politique de l’emploi tournée vers l’activation des dépenses publiques, un Etat-providence à vocation universelle, un grand service public et enfin le droit du travail. D’après l’auteur, la principale menace qui pèse aujourd’hui sur le modèle suédois vient de l’évolution du marché du travail, où les partenaires sociaux ont perdu en partie leur rôle régulateur, et sur lequel la mondialisation exerce une pression accrue. C’est principalement sur ce terrain que la droite et la gauche se livrent désormais bataille.
Cette analyse est poursuivie et développée par Anders Nilsson et Örjan Nyström de la centrale syndicale LO, qui mettent à jour les difficultés rencontrées par les deux piliers du modèle suédois : le compromis entre le travail et le capital, d’une part, et l’alliance entre la classe ouvrière et les classes moyennes, de l’autre. Le premier est radicalement bouleversé par l’ouverture à la mondialisation, tandis que le second se trouve menacé par la montée des inégalités salariales et les disparités de relations d’emploi qui se font jour, en Suède comme dans la plupart des pays de l’Union européenne, depuis une vingtaine d’années.
Ces deux inquiétudes mettent en exergue le caractère partiel et souvent sommaire des éloges français. Se représentant la vie sociale suédoise comme un long fleuve tranquille et ses institutions comme un dispositif séculaire et inaltérable, ceux-ci reposent en général sur le constat des bonnes performances macro-économiques du modèle scandinave, et laissent de côté ses soubassements micro-économiques et sociologiques, voire culturels et historiques. Or, c’est précisément là que se révèlent à la fois la fragilité du compromis suédois et l’envergure du projet de transformation sociale porté par la social-démocratie qui l’a vu naître : il ne cherche pas seulement à concilier sécurité sociale et performance économique en général, mais à atteindre une certaine forme de société. Le texte d’A. Nilsson et Ö. Nyström fait ressortir à cet égard la nécessité de ne pas se contenter d’une social-démocratie de gestion, soucieuse de remédier au sort des plus démunis, mais de bâtir une société qui fasse tenir ensemble ses différentes composantes sur la base d’une certaine conception de l’égalité.
D’inspiration nettement plus libérale, l’analyse du journaliste Anders Isaksson met l’accent, non sur les facteurs de fragilisation des piliers historiques du compromis suédois, mais sur les abus individuels dont il serait aujourd’hui victime. Loin d’être une critique conjoncturelle, cette argumentation souligne l’affaissement de l’éthique du travail qui était, selon elle, au cœur de ce compromis. La figure du profiteur paresseux est au centre de ce réquisitoire tissé à la jonction de la morale et de la rationalité économique. Cette position ne manque pas de subtilité : elle situe le discours libéral de droite, non du côté d’une critique massive de l’Etat-providence, mais du côté d’une dénonciation des comportements parasitaires qui en sapent la légitimité et l’efficacité ; comportements que le parti social-démocrate aurait, sinon encouragé, du moins laissé prospérer. De quoi légitimer le workfare, non pas contre, mais au nom de la matrice sociale à laquelle les Suédois restent très largement attachés.
Il serait toutefois réducteur de ramener cette argumentation à une simple contorsion stratégique visant à remettre en selle une droite le plus souvent réduite à l’opposition dans l’histoire suédoise du XXe siècle. Le point soulevé par A. Isaksson semble pris très au sérieux par l’opinion publique. Non seulement parce qu’il froisse l’attachement moral des Suédois aux principes fondamentaux de leur Etat-providence, mais parce qu’il risque d’en menacer l’équilibre général : quand un modèle consomme autant d’énergie fiscale que le modèle suédois, les écarts et les déviances prennent un caractère de gravité supérieur à ce qui se produirait dans un modèle où la pression fiscale est moindre, la tolérance aux inégalités de statuts infiniment plus grande et le recours aux solidarités familiales plus usuel… Par exemple, en France.
On le voit, la discussion suédoise sur l’Etat-providence ne se tient pas à l’écart des grands clivages idéologiques qui traversent le reste de l’Union européenne. On y retrouve même la plupart des thèmes et des interrogations qui animent nos propres débats. C’est ce que souligne bien l’article inaugural de H. A. Bengtsson. La mondialisation semble avoir mis nos pendules sensiblement à la même heure : si nous n’y apportons pas les mêmes réponses, nous affrontons les mêmes problèmes et les mêmes inquiétudes.
On rétorquera probablement que nos héritages diffèrent. C’est l’évidence. Mais H. A. Bengtsson montre également que le « modèle suédois » n’est pas sorti tout armé de la tête de quelques experts visionnaires. Il est le fruit de réformes et d’apports successifs qui ont évolué avec le temps et dont certains sont très récents. Il a lui-même traversé bien des épreuves : le lecteur français sait ainsi rarement que le taux de chômage en Suède dépassait 10% au milieu des années 1990.
La différence majeure n’est peut-être pas tant dans nos héritages sociaux que dans nos cultures politiques. Ce qui frappe l’observateur extérieur, c’est l’extraordinaire stabilité politique de la démocratie suédoise et son exceptionnelle capacité de réforme. La récente réforme des retraites – qui a créé tant de déchirements et de difficultés en France – s’est ainsi faite en Suède dans un large consensus.
Pourtant, une fois encore, il serait erroné de considérer que la démocratie suédoise ne connaît pas, elle aussi, ses difficultés. Le politologue Bo Rothstein en pointe quelques-unes dans les pages qui suivent, et suggère que l’homogénéité idéologique, loin d’être un simple avantage, peut en soi constituer un problème, voire une dénaturation de la vie démocratique. Stigmatisant la prolifération d’instituts publics ad hoc pour sensibiliser l’opinion à un certain nombre de questions de société, il observe que l’appareil d’Etat n’est plus seulement organisé de manière à mettre en œuvre les décisions politiques, et de plus en plus pour diffuser dans l’opinion une production de nature idéologique. A tel point que le débat ne passe parfois plus entre les partis et les groupes d’intérêt organisés, mais entre les responsables de ces instituts publics et autres ombudsmans.
Ce que B. Rothstein laisse entendre sans le dire ouvertement, c’est que cette situation est une perversion de la démocratie représentative qui tient en particulier au fait que le parti social-démocrate, à force de se trouver au pouvoir, aurait fini par confisquer une partie de l’appareil d’Etat et par lui imposer sa couleur idéologique. Significativement, ce parti est souvent désigné en Suède comme le « parti porteur d’Etat », tant il en accapare les fonctions et les responsabilités depuis de longues années. Mais il faut ici dissocier deux points : ce qui regarde en théorie une éventuelle perversion de la démocratie représentative, et ce qui concerne en particulier la construction d’une bureaucratie social-démocrate. Sur le premier point, la critique de Rothstein ne porte qu’à demi. D’une part, son vocabulaire peut paraître trop englobant : « l’appareil d’Etat » désigne aussi bien des administrations centrales, véritables courroies de transmission de l’exécutif, que des structures publiques proches de nos « autorités administratives indépendantes ». Or, il serait judicieux de distinguer plus nettement ici : elles ne font pas le même travail et n’obéissent pas au même système de contraintes. D’autre part, beaucoup dépend de la composition des Instituts incriminés. Après tout, loin de court-circuiter les partis et les groupes d’intérêt organisés, ils pourraient en être un point de rencontre et de discussion. Pourquoi faudrait-il considérer que les institutions publiques doivent toujours être, par nature, des instruments d’exécution et non des lieux de délibération, de confrontation, de mise en scène des antagonismes qui traversent le corps social ? Nombre d’institutions consultatives dans les démocraties représentatives ont précisément cette fonction.
Sur le second point, en revanche, c’est-à-dire en ce qui concerne la constitution d’une bureaucratie dominée par un parti et diffusant dans l’opinion et le corps social une production idéologique déterminée, la critique est toujours utile et saine. Celle de Rothstein rejoint en l’occurrence bien des interrogations récentes sur l’état du Parti social-démocrate. La question mérite qu’on s’y attarde, car de tous les pays scandinaves, c’est la Suède qui fut le plus fortement marqué par le projet de société social-démocrate. Que reste-t-il de ce projet ? Comme le note le journaliste Olle Svenning, ce parti traverse une crise intellectuelle profonde et cherche son deuxième souffle. Ses dirigeants semblent en quête d’un nouveau « grand récit ». Les tentatives du Premier ministre Göran Persson sur l’air du développement durable voudraient en tenir lieu, mais peinent manifestement à ressourcer un « mouvement » dont la majorité des adhérents et des militants se sont peu à peu détournés.
Les Suédois ont-ils pour autant de vraies raisons de s’inquiéter, se demande l’observateur étranger à la lecture de ces contributions ? S’il convient de ne pas exagérer, il reste que les difficultés ne sont pas illusoires, comme le montre Wojtek Kalinowski dans le dernier article de ce dossier. Les chiffres flatteurs du chômage cachent en effet des biais importants et peu discutés en Europe continentale. D’une manière plus générale, le moteur suédois consomme beaucoup de carburant et impose à chacun une pression fiscale intense. S’il fallait augmenter encore cette pression – et il le faudra peut-être, notamment compte tenu du vieillissement de la population –, il traverserait alors une nouvelle épreuve dont il n’est pas évident qu’il sorte indemne. Non seulement les diatribes contre les « passagers clandestins » (entendez, ceux qui usent et abusent du système) se multiplieraient, mais il n’est pas inimaginable que les catégories les plus aisées refusent ce nouveau compromis. Car le modèle universaliste qu’a choisi et développé la démocratie suédoise suppose une société très homogène. Or, les transformations de l’économie y creusent des clivages de plus en plus nets.