Recensé : Iain Stewart, Stephen W. Sawyer, In Search of the Liberal Moment. Democracy, Anti-Totalitarianism, and Intellectual Politics in France since 1950, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2016, 222 p.
Le libéralisme est au cœur des débats politiques contemporains depuis les années 1970, notamment en raison du succès politique de l’un de ses courants : le néo-libéralisme [1]. L’ouvrage collectif dirigé par Iain Stewart et Stephen W. Sawyer, In Search of the Liberal Moment, fruit d’un colloque tenu à l’Université de Londres à Paris, vise à comprendre les conditions intellectuelles de ce renouveau du libéralisme politique en France après son déclin au cours de la première moitié du XXe siècle. L’historiographie sur le sujet lie ce moment libéral au tournant antitotalitaire de la pensée française. La traduction de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne en 1973 et l’épisode des Boat People vietnamiens auraient fourni les conditions favorables au déclin des dogmes structuralistes et marxistes au profit de la redécouverte d’une tradition intellectuelle libérale remontant au XIXe siècle, avec des auteurs tels que Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville [2]. Les contributeurs de In Search of the Liberal Moment complexifient cette interprétation en prenant davantage en compte le contexte politique dans lequel s’opère la redécouverte de cette tradition intellectuelle.
En remontant aux années 1950, les directeurs du livre ont souhaité montrer que ce regain d’intérêt pour le libéralisme était tout sauf soudain et s’inscrivait dans une tradition politique hexagonale plus ancienne [3]. L’idée même de l’existence d’un tel moment libéral, en rupture avec le passé, est nuancée par Stephen Sawyer qui considère qu’« il n’y a guère eu de moment significatif où la théorie politique libérale n’ait constitué, à tout le moins, une part importante de la conversation politique » (p. 192). Le philosophe Jean-Fabien Spitz conteste même l’idée assez répandue qu’il y aurait eu un renouveau libéral en rupture avec une culture républicaine française antilibérale. Selon lui, une certaine conception de la liberté serait même constitutive de la pensée républicaine française. C’est en revenant aux considérations socio-économiques des républicains français du XIXe siècle (comme Louis Blanc ou Charles Dupont-White) et à leur conception de la liberté comme capacité fondée sur un État protecteur que l’on peut poser les jalons d’une critique intellectuelle du néo-libéralisme.
Au delà du débat sur le degré de continuité ou de rupture de ce « moment libéral », l’idée-force du livre est de souligner un paradoxe : si des penseurs libéraux ont été réhabilités dans le canon de la théorie politique depuis les années 1950, ce n’était pas nécessairement pour promouvoir leurs conclusions normatives dans le débat public, mais pour alimenter une réflexion critique sur le pouvoir et la démocratie. Ainsi, ce « moment libéral » ne constituerait pas une adhésion massive des intellectuels français au libéralisme ni, encore moins, au néo-libéralisme. Ce qui frappe d’ailleurs le lecteur est la diversité des intellectuels français ayant participé à ce « moment libéral », qui se manifeste sous trois formes : l’institutionnalisation d’un mouvement aronien réhabilitant la tradition du libéralisme politique français dans un contexte de critique du totalitarisme ; la relecture par des intellectuels de gauche antitotalitaires de penseurs libéraux du XIXe siècle, pour alimenter leur réflexion sur le pouvoir, et enfin la réception du néo-libéralisme américain au sein de l’espace intellectuel français.
Dans le sillage de Raymond Aron
L’ouvrage contribue à faire connaître l’institutionnalisation du mouvement libéral antitotalitaire dont Raymond Aron est l’initiateur. Gwendal Châton y consacre un chapitre en prenant sa doctrine « au sérieux » (p. 17), c’est-à-dire en attribuant une valeur intrinsèque à sa formulation théorique, tout en l’ancrant dans son contexte politique. Il revient sur la trajectoire intellectuelle de leur maître à penser qui se considère lui-même comme le descendant lointain d’une tradition sociologique française définie par son libéralisme modéré et son insistance sur l’autonomie du politique. Cette pensée s’oppose au dogmatisme idéologique et au réductionnisme économique qu’Aron perçoit dans plusieurs doctrines – le marxisme, le saint-simonisme, mais aussi le néo-libéralisme de Hayek – et défend un régime politique démocratique modéré associé à un système d’économie mixte. Ses disciples se fixent pour objectif, à la fin des années 1960, de diffuser plus largement sa pensée en fondant la revue Contrepoint en 1970 (créée en réaction à mai 68 et à tonalité anticommuniste et militante), puis Commentaire, dont le premier numéro paraît en 1978. C’est principalement la peur du communisme alimentée par le contexte international et national qui conduit le groupe réuni autour de Jean-Claude Casanova (Professeur à Sciences Po et conseiller de Raymond Barre) à créer cette revue. Ses animateurs participent à la création d’un contexte intellectuel "-« antitotalitaire » [4] par leurs prises de position qu’ils formulent sur un registre académique. Leur proximité avec les acteurs politiques centristes fait de la revue Commentaire un club giscardo-barriste modéré. Daniel Steinmetz Jenkins, dans son chapitre sur le sociologue et théoricien politique Julien Freund, restitue la trajectoire méconnue d’un des élèves de Raymond Aron, éloignée du renouveau libéral modéré décrit par Gwendal Châton. À partir d’un travail d’archives minutieux, l’historien parvient à démontrer que l’ancien doctorant d’Aron, auteur de L’essence du politique, proche des cercles réactionnaires de la Nouvelle Droite allemande, n’est pas le libéral conservateur que l’on dépeint parfois, puisqu’il a en fait joué un rôle de « médiateur et facilitateur de la pollinisation croisée entre deux droites » (p. 53). Il est parvenu à faire accepter la pensée politique de son mentor Carl Schmitt auprès d’Aron (en le persuadant qu’il n’était pas nazi). Il a contribué plus largement à diffuser ses idées au sein de la Nouvelle Droite française qui reprendra ses concepts tels que celui d’« ami-ennemi », la séparation de la morale de la politique ou encore l’incommensurabilité des cultures entre elles. Si le lecteur a du mal à appréhender en quoi Julien Freund fait partie de ce « moment libéral » français, le chapitre contribue néanmoins à montrer que cette période constitue un moment idéologique fertile pour des traditions intellectuelles concurrentes, comme la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist (dont certains des thèmes seront repris par le Front National dans les années 1980).
Une relecture des libéraux du XIXe siècle
Alors que le projet des aroniens réunis autour de la revue Commentaire était de réhabiliter la tradition du libéralisme politique, d’autres intellectuels, situés à gauche, vont contribuer au « moment libéral » à partir d’une lecture non libérale des penseurs libéraux du XIXe siècle. Noah Rosenblum examine dans un chapitre le rapport au libéralisme de deux figures de la gauche antitotalitaire, Marcel Gauchet et Claude Lefort. Le libéralisme traditionnel pêcherait selon eux par son atomisme, qui dissimulerait la réalité oppressive de la société bourgeoise, ainsi que par son naturalisme de marché, qui pourrait s’avérer dangereux sans un État démocratique. Lefort va cependant nourrir sa réflexion du libéralisme de Constant, de Guizot et de Tocqueville, et de celui des Doctrinaires [5]. Ces derniers fondent la protection de la liberté individuelle sur un ordre politique dans lequel le citoyen est imbriqué dans la société. Gauchet et Lefort critiquent l’idée – présente tant dans le marxisme que dans le libéralisme – que l’ordre social émergerait à partir d’une société prémoderne. Ils rejoignent l’analyse d’autres intellectuels réunis autour de la revue Textures qui considèrent la société comme auto-instituée en groupes prenant la forme de petites unités sociales. Noah Rosenblum conclut sa contribution par un doute concernant leur libéralisme socialisé qui doit autant, sinon plus, au marxisme qu’au libéralisme.
Michael Scott Christofferson analyse quant à lui l’interprétation de l’œuvre de Tocqueville par François Furet. L’historien, auteur de Penser la Révolution française, a contribué à un regain d’intérêt pour le libéralisme de deux manières. D’une part, il a joué un rôle organisationnel majeur en participant à la constitution d’un groupe de lecture à l’EHESS en 1977 autour des penseurs libéraux, ainsi qu’à la création de l’Institut Raymond Aron et la Fondation Saint-Simon.
D’autre part, il a contribué intellectuellement au renouveau libéral par sa lecture personnelle de Tocqueville, qu’il offre dans sa préface à La Démocratie en Amérique, dans ses publications académiques, ses interventions médiatiques et son enseignement. Son interprétation met l’accent sur les menaces que peuvent faire peser sur la liberté l’esprit révolutionnaire et la passion de l’égalité, qui progresse au fur et à mesure de son déploiement. Selon Michael Scott Christofferson, Furet s’est exclusivement focalisé sur les dangers associés à un égalitarisme excessif, négligeant les inquiétudes de Tocqueville relatives au repli des citoyens sur leurs intérêts privés, et au risque qu’ils abandonnent certains de leurs droits à la puissance centrale par peur de la révolution. M. S. Christofferson peine ensuite à convaincre le lecteur du lien entre les analyses politiques de Furet, imprégnées de sa lecture tocquevilienne, et ses prises de position de plus en plus à droite au cours de sa vie (critique du multiculturalisme et du politiquement correct aux États-Unis, soutien à la réforme Juppé en 1995, etc.).
Michael Behrent, en mobilisant des ressources archivistiques rares, contribue à la littérature foisonnante sur le rôle de Michel Foucault dans ce moment libéral, en examinant la nature de son rapport avec les idées de la gauche antitotalitaire. Bien que Foucault ne se soit jamais désigné lui-même comme « libéral », il voit dans sa pensée trois « chevauchements » (p. 160) avec le libéralisme antitotalitaire de l’époque. Le premier provient de sa proximité intellectuelle avec les thèses développées par Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon à la fin des années 1970 en appelant à rompre avec le social-étatisme et faisant la promotion d’expérimentations sociales. Le deuxième est l’analyse du pouvoir comme une relation constitutive de tous les domaines de l’existence et non comme simple émanation de l’État. Le troisième chevauchement est révélé dans l’autopsie du néo-libéralisme américain qu’il propose dans ses cours sur la Naissance de la biopolitique, dans le contexte de la culture post-soixante-huitarde. Les analyses de l’auteur prolongent celles de ses contributions précédentes [6] et rejoignent celles de Serge Audier (présentées ci-dessous). Pour Michael Berhent, si Foucault n’était pas un libéral, le fait qu’il conçoive le libéralisme comme critique du pouvoir faisait de lui un acteur du moment libéral sans en être l’initiateur.
La réception contrastée du néo-libéralisme
Les derniers chapitres portent sur la réception du néo-libéralisme américain en France. Le philosophe Serge Audier concentre son regard sur un groupe d’intellectuels qui se sont posés en médiateurs du néo-libéralisme américain et ont influencé sa lecture dans le contexte français : les « Nouveaux Économistes » [7]. Moins médiatiques que les Nouveaux Philosophes, ce groupe d’économistes (principalement universitaires) s’approprie les thèses de l’école de Chicago qui étendent la logique de l’analyse micro-économique à tous les domaines (choix de vie, marché politique, religion, etc.), ainsi que les critiques de l’État et de sa bureaucratie portées par l’école du Public Choice. C’est grâce au succès de l’ouvrage d’Henri Lepage, Demain le Capitalisme (1978), que leurs thèses se diffusent largement. L’auteur, chargé de mission à l’Institut de l’Entreprise, associe l’enthousiasme rebelle des libertariens américains à la jeunesse contestatrice des campus, et l’axiome libertarien de « non-agression » au slogan gauchiste « il est interdit d’interdire ». Cette lecture du néo-libéralisme dans sa version libertarienne triomphe dans les médias (sous les auspices du Directeur de l’Express Jean-François Revel) et auprès des intellectuels autogestionnaires de la deuxième gauche. Si ces derniers ne souscrivent pas aux conclusions du néo-libéralisme, ils partagent certaines de ses préoccupations, comme le financement de l’État providence ou la bureaucratie. Michel Foucault, en présentant au même moment dans ses cours le néo-libéralisme comme autre chose qu’une idéologie réactionnaire, semble emboîter les pas aux Nouveaux Economistes dans leur effort pour persuader les lecteurs français de l’intérêt intrinsèque de la révolution néo-libérale en économie. Il insiste notamment sur la valeur heuristique de l’idée de capital humain ou de l’analyse économique du crime, qu’il conçoit comme autant d’outils conceptuels pour imaginer une critique de la gouvernementalité existante, et une sortie des sociétés disciplinaires du passé [8]. Si la thèse de Serge Audier présente le mérite d’être documentée et originale, on peut lui reprocher d’exagérer l’attrait qu’exercent les idées des Nouveaux Économistes sur la deuxième gauche. Elle occulte la proximité qu’ils ont alors avec la droite et une partie du patronat, qui constituent la première cible de leur stratégie de diffusion [9].
Cependant, comme l’indique l’introduction de l’ouvrage, le « “néo-libéralisme” n’est pas parvenu à recueillir un large soutien au sein de l’intelligentsia » (p. 13). Émile Chabal consacre un chapitre à la résilience de l’antilibéralisme dans l’espace intellectuel français et au renouvellement de ses critiques. Il souligne que, selon André Gorz, le capitalisme néo-libéral se caractériserait par un fétichisme du salariat et une vision utilitariste du travail. Régis Debray considère, quant à lui, que la mondialisation néo-libérale a entraîné un appauvrissement culturel généralisé allant de pair avec le triomphe des valeurs marchandes. Luc Boltanski et Ève Chiapello ont de leur côté analysé le « nouvel esprit du capitalisme », qui aurait trouvé une nouvelle justification en absorbant la critique artistique dans un contexte de transformation du travail destructeur pour les syndicats. Plus récemment, rappelle É. Chabal, Pierre Dardot et Christian Laval ont présenté le néo-libéralisme comme une « nouvelle raison du monde » gouvernant la conduite des individus. Pour eux, il ne faudrait pas voir dans le projet néo-libéral une recherche de désengagement de l’État, mais au contraire la volonté de faire de celui-ci un outil d’extension de cette rationalité dans tous les domaines. On pourrait reprocher à ce tableau de l’antilibéralisme intellectuel français d’omettre les réflexions critiques de Pierre Bourdieu et ses disciples, qui définissent le néo-libéralisme comme un discours à visée hégémonique reposant sur la domination de certains groupes sociaux dans différents champs de production idéologique (comme la science économique) [10].
Le « moment libéral » étudié dans l’ouvrage a été protéiforme et s’est manifesté davantage sous la forme d’un regain d’intérêt pour les penseurs et thèmes du libéralisme politique que sous les traits d’une conversion au néo-libéralisme. En effet, Gwendal Châton démontre l’originalité doctrinale du libéralisme politique aronien, qui ne saurait être confondu avec le libéralisme de Friedrich Hayek. Noah Rosenblum et Michael Scott Christofferson rendent bien compte du fait que les intellectuels antitotalitaires ont fait du libéralisme une « boîte à outils conceptuelle » pour nourrir leur analyse critique des sociétés contemporaines. De même, les contributions de Serge Audier et Michael Behrent indiquent que Michel Foucault et la deuxième gauche de l’époque prenaient au sérieux le néo-libéralisme américain dans sa dimension critique, sans nécessairement adopter la rhétorique pro-marché de ses médiateurs français. Stephen Sawyer en vient même à considérer dans l’épilogue de l’ouvrage que le moment libéral étudié participe au contraire à une réévaluation du rôle de la démocratie pour contester le néo-libéralisme de la Société du Mont Pèlerin (p. 194).
À l’issue de la lecture de In Search of the Liberal Moment, la nature du « moment libéral » demeurera incertaine pour beaucoup. On peut en effet être désorienté face à la diversité des libéralismes en présence et s’interroger sur les conséquences politiques de ce regain d’intérêt pour les idées libérales (leur réappropriation par des acteurs politiques n’étant guère étudiée). Par ailleurs, hormis les contributions de Serge Audier et de Daniel Steinmetz Jenkins, l’ouvrage ne s’enrichit guère d’une perspective transnationale, laissant quelques angles morts. Qu’en est-il, par exemple, de la réception en France de l’ordo-libéralisme allemand ou encore de la version autrichienne du néo-libéralisme incarnée par la figure de Friedrich Hayek (quasiment absent de l’ouvrage) ? En outre, le détour par l’international aurait participé à la compréhension des spécificités du libéralisme français par rapport à d’autres traditions nationales. On peut également regretter la portion congrue que l’ouvrage consacre à la dimension économique de la pensée libérale. Là aussi, la confrontation de la situation française et internationale aurait pu aboutir à des réflexions fructueuses [11].
La vue d’ensemble hétéroclite qu’offre cet ouvrage a néanmoins le mérite d’aller au-delà de l’idée d’une conversion uniforme des intellectuels au néo-libéralisme en présentant de manière plus complexe leur relation au libéralisme. Il contribue ainsi à faire du libéralisme une pensée moins homogène et plus complexe que le discours médiatique ne le laisserait penser.