En Russie, l’appareil de propagande du gouvernement ne se limite pas à la sphère politique. En réécrivant l’histoire du pays, il entraîne, selon l’historienne Ekaterina Pravilova, une crise de la rationalité pour l’intelligentsia et la communauté scientifique russes. Article publié en partenariat avec la revue Public Books.
La Russie contemporaine fait à nouveau émerger de nombreux parallèles avec l’œuvre d’Orwell. De la paranoïa lancée par l’État à propos d’une « guerre totale contre la Russie » au démantèlement progressif de la société civile dans le pays, en passant par un nationalisme fanatique alimenté par la télévision nationale et la machine de propagande Internet du gouvernement, l’absurdité des événements politiques récents donne l’impression que nous, citoyens russes, vivons dans une dystopie/contre-utopie cauchemardesque. Mais cette dérive vers un avenir lugubre va métaphoriquement de pair avec le retour à un passé archaïque, au monde précédant la modernité et les Lumières. La prolifération d’idées pseudo-scientifiques dans les médias populaires, et la diffusion d’une version mythifiée de l’histoire par le gouvernement ont amené nombre de scientifiques et de chercheurs au diagnostic du « déclin de la rationalité menant à un désintéressement de la vision scientifique du monde [1] ». Pour certains, la crise de la connaissance actuelle constitue une catastrophe sérieuse, qui fait lentement replonger la Russie dans un obscurantisme moyenâgeux.
À l’échelle nationale, les défenseurs de la raison ripostent par la création de clubs et d’associations publiques destinées à promouvoir les valeurs de rationalité et l’emploi raisonné du scepticisme. En parallèle, les communautés universitaires demandent à l’état de les soutenir dans leur bataille contre la superstition et la falsification. Mais leur défense des valeurs des Lumières implique bien un marché faustien aux conséquences graves pour l’avenir de la Russie. Prise entre une population friande des superstitions de la pseudo-science, et un gouvernement qui s’appuie de plus en plus sur la désinformation pour asseoir son autorité, l’intelligentsia d’aujourd’hui n’a apparemment que deux solutions : persuader les Russes en s’appuyant sur les faits et la raison, ou se joindre au gouvernement pour désigner elle-même les vérités uniques de la nature et de l’histoire.
La crise de la raison actuelle date de la fin des années 1980. L’effondrement soudain de la censure soviétique et l’élimination du monopole d’État dans l’édition mirent également fin à la loi du silence et du secret. La société russe découvrit des faits nouveaux sur la révolution de 1917, sur les crimes de Staline, et même sur la vie privée des dirigeants soviétiques. Au même moment, l’Église orthodoxe russe ouvrit ses portes aux anciens communistes et aux athées. Les citoyens avaient le droit d’appartenir à la chapelle de leur choix, qu’elle soit religieuse ou politique, de sorte que des missionnaires du monde entier affluèrent par centaines pour prêcher la bonne parole et convertir la population. La liberté d’expression et de religion semblait d’ailleurs d’autant plus absolue que l’État n’avait pas le pouvoir de restreindre ou de contrôler l’afflux des idées nouvelles, de la connaissance, et de l’information.
Mais cet afflux n’en soulevait pas moins certaines interrogations. La publication de documents auparavant classés top secret dans les archives du parti fut par exemple éclipsée par une avalanche d’ouvrages populaires se targuant de révéler la « vérité » secrète à propos du passé et du présent. C’était là une tentation à laquelle il était difficile de résister : cette vérité avait été dissimulée pendant tant d’années, et l’on considérait que les scientifiques et les intellectuels étaient en fait complices de cette dissimulation. Ainsi l’on se mit en quête de vérité par des biais différents et moins conventionnels. Par exemple, Victor Suvorov, ancien officier des services secrets émigré à l’étranger, révéla sa propre version de l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale : il prétendait que c’était en fait Staline qui, le premier, avait prévu d’attaquer l’Allemagne, mais qu’Hitler l’en avait empêché. Les travaux pseudo-scientifiques de Lev Gumilev, fils des grands poètes russes Anna Akhmatova et Nikolai Gumilev, attirèrent également l’attention du public, principalement parce qu’ils avaient été interdits à l’époque de l’Union Soviétique. La vie tragique de Gumilev, qui passa notamment plusieurs années au goulag, donnait du poids et de l’autorité à sa théorie biologique de l’émergence de l’ethnicité, par ailleurs extrêmement douteuse.
Malgré quelques chercheurs qui tentèrent de critiquer avec prudence cette théorie aussi étrange qu’absolument erronée, le déluge de publications spécieuses continua de plus belle. Anatoly Fomenko, professeur de mathématiques réputé et membre de l’Académie des Sciences, dont les travaux en géométrie continuent d’être reconnus de nos jours, battit des records de vente lors de la publication de sa « Nouvelle Chronologie », où il soutient que tout ce que nous connaissons de l’histoire avant le XVIIIe siècle est en fait un mensonge. Il n’y aurait pas eu d’antiquité, ni de Moyen Âge, et l’histoire de ces périodes serait en fait le résultat d’un vaste complot. Mais au regard de l’engouement populaire pour les expériences parapsychologiques retransmises à la télévision nationale, de la prolifération des pratiques de médecine dite alternative, et de l’étude des OVNIs, les idées de Fomenko pourraient finalement sembler plutôt inoffensives.
Sur les ruines de l’économie et de la science russe se mit à fleurir une foule de centres spécialisés en questions non-traditionnelles et ésotériques en tous genres. L’État finança généreusement des projets visant à produire de l’énergie à partir de rien ; on publia des livres qui révélaient « les dessous » de l’État russe à plus de 100 000 exemplaires. Il semblait que la liberté faisait voler en éclats toutes les normes du raisonnable et du probable. La crise de la science russe, qui avait forcé un grand nombre de scientifiques et de chercheurs à émigrer pour fuir la misère, faute de postes dans le pays, participa également au déclin de la rationalité à l’échelle nationale.
Ceux qui n’étaient pas partis tentèrent quant à eux de résister à cette évolution. Les historiens s’attaquèrent à chaque nouveau mythe qui attirait l’attention de la population, allant jusqu’à qualifier ces travaux para-historiques de folk history, terme légèrement péjoratif emprunté à l’anglais, qui signifie « histoire populaire ». Selon eux, ce nouveau genre se définissait notamment par la volonté tenace de dénoncer un processus de « falsification » pour révéler enfin la « vérité ». En 1999, Moscow State University organisa une conférence dédiée au phénomène de folk history et à la Nouvelle Chronologie de Fomenko, ainsi qu’aux stratégies susceptibles de combattre leur influence grandissante. Un an plus tôt, l’Académie des Sciences avait mis en place une « commission de lutte contre la pseudo-science et la falsification de la recherche scientifique ». Pendant plusieurs années, celle-ci concentra son action sur une campagne contre l’imposteur scientifique Viktor Petrik, prétendu inventeur qui demandait un financement d’État à hauteur de 500 milliards de dollars pour une nano-technologie destinée au filtrage de l’eau. Russie Unie, le parti au pouvoir, ainsi que Boris Gryzlov, président de la Douma, apportèrent leur soutien au projet de Petrik malgré des rapports scientifiques montrant que celui-ci était basé sur une série d’erreurs et d’hypothèses improbables. Les scientifiques finirent par gagner la bataille, et Petrik, que ses défenseurs au sein du gouvernement n’hésitaient pas à comparer à Nicolas Copernic et à Giordano Bruno, fut forcé d’abandonner l’affaire.
La Commission étendit ensuite sa lutte contre la pseudo-science à une campagne de lutte contre la superstition et la religion. Des scientifiques s’élevèrent fréquemment contre la diffusion du célèbre « concours des voyants », allant jusqu’à inviter un représentant de l’Association Russe des Prestidigitateurs à dévoiler les secrets de ces expériences parapsychologiques. Certains protestèrent contre la publication d’horoscopes dans les journaux nationaux, et contre le recours à des méthodes non-conventionnelles dans les enquêtes criminelles. L’Église Orthodoxe Russe suscita également des inquiétudes, car suite à sa spectaculaire montée en puissance, elle tenta d’imposer des cours de théologie chrétienne orthodoxe à l’école publique. Ce sont à nouveau les scientifiques qui firent retentir la sonnette d’alarme, expliquant que les valeurs du darwinisme [2] étaient menacées dès lors que l’Église tentait de diffuser les idées créationnistes. « La conscience publique succombe doucement à un obscurantisme moyenâgeux, expliqua Evgenii Aleksandrov, physicien à la tête de la Commission de lutte contre la pseudo-science. Elle succombe à cause d’un refus de la science rationnelle, de la montée en puissance de la religion, et de la célébration de toutes sortes d’obscurantisme à la télévision ».
Aleksandrov fit cependant remarquer que la Commission ne traitait pas de la question des sciences humaines, où « les critères de vérité sont toujours mal définis » [3]. Et c’est dans cet espace mal défini de la recherche en sciences humaines que le gouvernement russe décida de renforcer son influence. En 2009, il créa la « Commission de lutte contre la falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie ». Alors que la Commission contre la pseudo-science publiait des rapports bisannuels, la commission contre la falsification de l’histoire opérait sous le sceau du secret. L’intelligentsia russe y vit fort justement un renforcement de la censure, notamment après que la commission accusa certains acteurs étrangers, historiens et organisations plus larges, d’essayer de ternir l’image de la Russie et de son rôle géopolitique. Si la science populaire avait abandonné la raison pour la superstition, la recherche en sciences humaines risquait donc de devenir un outil de propagande gouvernementale.
Après son annonce surprise de la dissolution de la commission en 2013, le gouvernement se concentra sur la question de l’éducation dans la lutte contre la « falsification » dans le pays. En 2013, Vladimir Poutine s’exprima en faveur d’un manuel scolaire unique destiné à remplacer la cacophonie des histoires régionales et nationales, pour présenter une version « équilibrée » du passé russe. La communauté universitaire russe n’était pas unanime sur la question du manuel d’histoire : certains historiens étaient opposés à ce type d’uniformisation, alors que d’autres s’accordaient à dire que le manuel pourrait aider à restaurer des critères de connaissance historique et à faire disparaître l’histoire pseudo-scientifique. Si un partenariat avec le gouvernement russe peut sembler incongru, de nombreux chercheurs de l’Académie des Sciences Russe et des universités de recherche du pays préfèrent le tolérer car ils y voient l’espoir de rétablir l’autorité savante des institutions universitaires.
Il y a de nombreux signes de l’affaiblissement de l’autorité savante des chercheurs et des scientifiques, notamment dans le cadre des tentatives gouvernementales pour créer un nouveau canon de l’histoire russe. L’histoire de la Seconde Guerre Mondiale n’est ainsi pas la seule à avoir fait l’objet de révisions, et le gouvernement chercha même à réinventer l’histoire de la Rus’ de Kiev (ce qui permettait au moins en partie de la dissocier du Kiev ukrainien, et de donner un fondement historique aux prétentions russes sur la Crimée). L’exposition récente intitulée « les Riourikides », sous l’égide de Poutine et de l’Église Orthodoxe Russe, était une tentative pour diffuser cette nouvelle histoire russe auprès du grand public. Les historiens de métier se moquent sans cesse de l’absurdité des erreurs qu’elle contient, mais ils ne s’en interrogent pas moins sur les raisons de leur défaite dans le domaine de la représentation publique de l’histoire [4].
Peut-être remarquent-ils également, sans en parler de manière ouverte, que la rhétorique employée par le gouvernement dans sa campagne pour une nouvelle histoire emprunte au vocabulaire de la folk history, exprimant un désir permanent de révéler quelque « vérité » qui aurait été dissimulée ou pervertie. Comme le remarque le grand historien russe Igor Danilevskii, la folk history se définit par un besoin fondamentalement obsolète de relater les événements « tels qu’ils sont réellement arrivés » (en référence au « wie es eigentlich gewesen » de Leopold Ranke). Ainsi le gouvernement, dans une tentative pour démasquer les falsificateurs qui empêchaient de dévoiler la réalité des faits, s’est aligné sur un courant en marge, proclamant l’existence d’une vérité historique unique, alors que les historiens préfèrent parler de « véracité » et de « preuves ». Par le biais des « Riourikides » et d’autres chimères historiques du même type, le gouvernement impose la certitude dans l’interprétation de périodes historiques pour lesquelles, comme le répètent les historiens, « on ne peut que faire une série d’hypothèses allant du plus certain au peu plausible, en passant par le probable » [5].
En juin 2015, les historiens engagés à la fois contre la manipulation politique de l’histoire par l’état et contre sa transformation en mythe par les historiens folk, se réunirent pour fonder la Société Historique Libre, d’où émergea évidemment une troisième Commission contre la falsification de l’histoire, devenue indépendante depuis. Selon les grands intellectuels russes, la Société est chargée de promouvoir la « multiplicité des histoires », mission fort louable au demeurant. Cependant, ses premières actions sont pour le moins préoccupantes, puisque la Société prévoit de commencer son travail par une étude du « degré de contamination de la société russe par la falsification historique, son niveau de contact [avec ces idées], et sa capacité de résistance à la politisation de l’histoire ». On notera notamment la rhétorique paternaliste basée sur des métaphores de contamination et de maladie. La Société a également annoncé qu’elle préparait un rapport intitulé « Quel type d’histoire pour la Russie à venir ? » Ce titre semble avoir provoqué un certain malaise, puisqu’il a immédiatement été précisé que malgré cet intitulé, la Société ne comptait pas « manipuler l’histoire ». L’un des membres a d’ailleurs ajouté en guise de clarification que « c’est un titre provocateur, choisi pour faire parler de lui » (ibid..).
La campagne du gouvernement contre la falsification de l’histoire est donc en quelque sorte une caricature de la noble bataille visant à défendre la raison contre la pseudo-science et la politisation de l’histoire. Les intellectuels russes sont sans doute moins en accord avec les tentatives du gouvernement pour dévoiler la « vérité » qu’avec les efforts des scientifiques et des chercheurs opposés à la falsification. Mais malgré des idéologies opposées, ces deux campagnes finissent par se rejoindre sur un certain nombre de points. En effet, les défenseurs de la raison et les défenseurs de l’État cherchent en effet tous à imposer une autorité institutionnelle habilitée à définir ce qu’est la réalité.
L’enjeu principal de cette crise de la raison en Russie est donc bien le pouvoir de définir ce qu’on appelle la « vérité ». Dans sa tentative pour rétablir les valeurs de la raison des Lumières, la connaissance risque de devenir l’outil du pouvoir d’État. En luttant pour sauver la raison, on se bat somme toute pour accéder à l’autorité, aux fonctions proches du gouvernement qui sont actuellement occupées par des représentants de l’Église, des organisations patriotiques, ou, ponctuellement, par des individus comme le tristement célèbre Petrik, évoqué plus haut.
Mais c’est aussi une bataille à qui contrôlera l’esprit du public, gagnera son respect et attirera son attention ; bataille qui risque d’avoir de graves conséquences. Si l’on comprend pourquoi les chercheurs tiennent à restaurer leur autorité perdue, leurs stratégies n’en sont pas moins douteuses sur le long terme. Les chercheurs russes, qui connaissent bien les travaux de Foucault, ont tout à fait conscience qu’un régime disciplinaire peut être aussi bien autocratique que libéral dans la forme qu’il adopte. Or, si certains types de connaissances ne parviennent pas à prendre le dessus dans le libre marché, chercheurs et scientifiques semblent persuadés qu’il faut rétablir les valeurs de la raison par tous les moyens possibles, même si cela doit passer par la régulation et le contrôle des médias et de l’éducation. Et est-il vraiment moins préoccupant que ce soient les scientifiques qui, pour éviter de tomber dans l’obscurantisme, s’arrogent le rôle de censeurs ? Voilà une impasse dont il est difficile de sortir. Tant que l’État préférera tromper la société et que celle-ci ne retrouvera pas confiance, la vérité continuera de n’être qu’une illusion.
Ekaterina Pravilova, « Qu’appelle-t-on « vérité » ?. La Russie devant la réécriture de l’histoire »,
La Vie des idées
, 6 novembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Qu-appelle-t-on-verite
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[1] Aleksand Sergeev, Borba s lzhenaukoi : chasto zadavaemye voprosy (page Internet de la commission de lutte contre la pseudo-science et la falsification de la recherche scientifique). Le terme « scientifique » en Russe, comme en Allemand, fait à la fois référence aux sciences exactes et aux sciences humaines et sociales : il indique plus une manière de penser qu’un domaine d’activité spécifique.
[4] Lorsqu’il est fait référence au « public » dans ce contexte, il s’agit souvent du public des non-spécialistes, autrement dit les téléspectateurs crédules qui succombent facilement à la propagande d’État.
[5] Simon Franklin, Jonathan Shepard, The Emergence of Rus, 750-1200, Routledge, 1996, p. XXI.