Les psychiatries soviétiques et américaines n’ont pas la même histoire. Mais elles ont été conçues, chacune à leur façon, comme des instruments de contrôle destinées à réprimer les comportements déviants.
À propos de : Élodie Edwards-Grossi, Bad Brains. La psychiatrie et la lutte des noirs américains pour la justice raciale. XXe-XXIe siècle, PUR ; Grégory Dufaud, Une histoire de la psychiatrie soviétique, Éditions EHESS
Les psychiatries soviétiques et américaines n’ont pas la même histoire. Mais elles ont été conçues, chacune à leur façon, comme des instruments de contrôle destinées à réprimer les comportements déviants.
La psychiatrie a toujours été politique. Si on se concentre sur l’historiographie française, son avènement a été selon les auteurs considéré comme un levier du contrôle bio-politique des populations, comme une tentative civique d’humanisation des insensés contemporaine de la Révolution française, comme une émanation de l’ordre monarchique bourgeois ou comme une facette de l’ordre moral au temps de l’apogée de l’emprise catholique. La psychiatrie s’intrique aux pouvoirs politiques pour des raisons administratives, financières, institutionnelles. Certains aliénistes reconsidèrent à l’aune de leur nouveau savoir les actes révolutionnaires et les tentations démocratiques du temps. La psychiatrie du XIXe siècle est politique par le contexte dans lequel elle inscrit son action, par les objets qu’elle discute, par les fondements de son savoir, par la nature de ses traitements aussi (dont le plus important est appelé traitement moral), par ses liens avec les autorités, par le rôle qu’elle joue dans le contrôle de l’ordre public. La Grande Guerre dévoile au grand public ces enjeux politiques, notamment lorsque les autorités favorisent la récupération à des fins militaires des soldats victimes de troubles mentaux suscite suscitant de violentes réactions judiciaires et médiatiques. Deux livres récents permettent d’élargir chronologiquement et géographiquement ce regard sur la dimension politique de la psychiatrie au XXe siècle.
Grégory Dufaud, spécialiste de la Russie contemporaine, propose un essai qui explore sur la longue durée les rapports que les psychiatries russe et soviétique entretiennent avec le pouvoir. Élodie Edwards-Grossi quant à elle révèle à quel point la psychiatrie états-unienne est traversée durablement par la question noire. Ces deux espace-temps sont différents et supposent en premier lieu d’être exposés distinctement avant que ne puisse être envisagée une approche comparative portant sur les dimensions politiques de la psychiatrie au XXe siècle.
Bien avant la révolution bolchevique, la psychiatrie russe a endossé une fonction de contrôle social et politique. Décentralisée à l’échelle des régions, une psychiatrie mal dotée, peu considérée dans le champ médical et dénuée de moyens de coercition – ce sont les forces de l’ordre qui régissent les procédures d’internement – déploie ses premières institutions : l’asile de Kazan est ouvert en 1869. Dès les événements de 1905 ces institutions accueillent des prisonniers politiques au grand dam de psychiatres russes qui voient s’éloigner leur rêve de fonder une discipline médicale honorable. Leur ralliement au camp bolchevique n’a donc rien d’un hasard. La centralisation du système de santé sous la houlette du collège des médecins dès 1918 laisse augurer pour eux des changements propices au développement attendu de la discipline. La réforme s’accompagne d’une intégration des asiles au système hospitalier et d’un regain d’influence des psychiatres moscovites. Les ambitions réformatrices sont grandes, les réalisations moins évidentes si on en juge par les images filmées par Dziga Vertov dans l’hôpital de Katchenko en 1924 et par les témoignages de l’époque qui laissent transparaître un monde de punition et de torture. La mise en place du système de santé Semachko dans les années 1920, fondé sur la priorité à la prévention, a aussi une influence sur le développement d’une psychiatrie extra hospitalière dont Moscou est le laboratoire. Cet accent mis sur la prévention (du suicide, de l’alcoolisme, du surmenage particulièrement scruté au temps du Stakhanovisme) et le développement des dispensaires participe de l’extension du paradigme de l’hygiène mentale à l’œuvre dans le monde occidental depuis quelques années. Elle se développe surtout dans la capitale.
On ne sait à lire l’auteur et certains témoins cités dans le livre de quelle manière les purges staliniennes ont pu ensuite peser sur la réorganisation de la profession. Par contre on saisit bien comment les orientations doctrinales du pouvoir, favorables par exemple à la physiologie pavlovienne, influencent l’évolution du savoir psychiatrique soviétique. L’acmé de ce récit porte sur l’instrumentalisation de la psychiatrie contre les dissidents dans les années 1960 et 1970. Après le discours de Krouchtchev lors du XXe congrès du parti communiste, les mécontentements se multiplient dans le pays qui font converger les peuples déportés interdits de retour dans leur territoire d’origine, les déçus du processus de déstalinisation, les populations fragilisées par la conjoncture économique défavorable. Le pouvoir doit faire face à une opposition hétéroclite, ce qui suppose la mise en place de nouveaux moyens policiers. Les services de psychiatrie légale vont donc être mobilisés dans ce cadre à partir de 1962. Plusieurs centaines d’individus déclarés irresponsables sont ainsi envoyés « aux soins » jusqu’en 1976. L’objectif du pouvoir est alors de faire taire ses opposants sans avoir recours aux outils judiciaires classiques et notamment à des procès qui pourraient connaître de fâcheux retentissements médiatiques. Gregory Dufaud évoque l’intérêt que pouvait trouver dans ce nouveau système de psychiatrisation des opposants un KGB désormais délesté de la nécessité de fabriquer des faux contre les opposants politiques. Souvent passés par l’Institut Serbski, les opposants sont internés dans des hôpitaux psychiatriques ou des établissements spéciaux gérés par le Ministère des Affaires intérieures (il en existe 8 en 1970). L’histoire de Léonid Pliouchtch est bien connue (Tania Mathon et Jean-Jacques Marie, L’affaire Pliouchtch, Le Seuil, 1976), mais le parcours psychiatrique de Piotr Grigorenko l’est beaucoup moins. Officier de l’armée rouge d’origine ukrainienne, déclassé pour ses propos hostiles au culte de la personnalité, il est expertisé à l’institut Serbski en 1964, jugé paranoïaque, et interné à l’hôpital spécial de Leningrad jusqu’en avril 1965. Son parcours est emblématique du concours de la psychiatrie moscovite à cette nouvelle gestion de l’opposition politique dans les années 1960. À lire Dufaud, on comprend que l’efficacité de ce système est discutable puisque dans les années 1970 la révélation des pratiques d’internement abusif soviétiques est portée, non sans difficulté, auprès de l’Association mondiale de psychiatrie. La diffusion du dossier d’archives collecté par Vladimir Boukovski en 1971 achève de discréditer la psychiatrie soviétique. Le récit de l’auteur s’arrête sur ce chapitre, mais on sait que l’effondrement de l’Union soviétique à la fin des années 1980 n’a pas mis fin à ce type de procédés comme l’illustrent deux affaires récentes survenues sous l’ère de Vladimir Poutine (il s’agit de l’affaire Mikhaïl Kosenko en 2014 et de l’affaire Alexandre Gabychev en 2021).
Le livre d’Élodie Edwards-Grossi s’ouvre sur un constat : au moment où s’amorce la Grande Migration des noirs du sud rural vers le nord urbain au début du XXe siècle, la psychiatrie se trouve bouleversée. Au sud les pratiques de ségrégation sont affaiblies par l’essor du mouvement des droits civiques et ses conquêtes légales. Au nord c’est tout un système de soin nouveau qu’il faut penser pour accueillir des populations déracinées, souffrant parfois de troubles psychiques et confrontées à des difficultés socio-économiques majeures. Le corpus théorique des psychiatres américains est alors mono obsessionnel qui décrit les noirs à partir de préjugés articulant culture du ghetto et déviance mentale. Les études scientifiques sur les soldats noirs de la Seconde Guerre mondiale font ainsi la part belle à une forme d’essentialisation psychique faisant de ces combattants exemplaires des individus agressifs par nature.
Mais après-guerre, la psychiatrie destinée aux noirs change de nature. Un psychiatre allemand naturalisé américain, Fredric Wertham, inaugure en mars 1946 dans le quartier de Harlem à New York et grâce aux dons des habitants du quartier, une clinique psychiatrique spécifique pour la clientèle noire. Il lui donne le nom de Paul Lafargue, le gendre de Marx, bien connu pour avoir publié Le Droit à la paresse. La clinique est à cette époque la seule qui existe dans tout le pays. Comme l’explique Élodie Edwards-Grossi, la clinique est un véritable laboratoire urbain développant une approche originale de la psychiatrie fondée notamment sur l’aide d’assistantes sociales, de psychologues et de personnels noirs ainsi que sur la mise en place d’un tarif adapté aux moyens de la clientèle du quartier. Au moment où se déploie à New York la mode psychanalytique fondée sur une tout autre conception du paiement du traitement, la clinique Lafargue fait office de lieu révolutionnaire. Wertham politise alors la psychiatrie de manière inédite en se focalisant par exemple sur la santé mentale des enfants noirs qui pâtit selon lui de la permanence de la ségrégation scolaire. Comme le rappelle justement l’autrice, si l’expérience fut de courte durée – la clinique cessa ses activités en 1958 faute de financements – elle marque durablement la psychiatrie américaine et le mouvement des droits civiques.
Très localisée et assez exceptionnelle, cette expérimentation ne doit pas passer sous silence l’expérience majoritaire des noirs dans les hôpitaux psychiatriques. Les années 1960 sont marquées aux États-Unis comme dans beaucoup de pays par l’amorce d’un mouvement de déshospitalisation qui conduit à fermer des lits et prendre en charge les malades mentaux à l’extérieur des murs avec l’appui des neuroleptiques, notamment depuis leur invention en 1952. La psychiatrie communautaire censée prendre le relais n’a aux États-Unis comme en France jamais été à la hauteur des besoins. Les populations noires précaires et vulnérables ont donc été propulsées dans un monde sans asile, mais dont le système carcéral est surdéveloppé.
Par-delà certaines spécificités que les deux auteurs de ces livres mettent donc en évidence, ces deux situations historiques ouvrent néanmoins sur quelques points communs. Sur le plan chronologique d’abord. L’histoire des psychiatries soviétiques et américaines, surtout moscovite et new-yorkaise, montre comment certains psychiatres ont tenté l’aventure d’une médecine préventive, communautaire, sociale et attachée à répondre aux enjeux de santé mentale de leurs sociétés. Minoritaires ou dépourvues de moyens ces psychiatries novatrices n’ont jamais pu atteindre une masse critique déterminante. À l’encontre de ces idéaux émancipateurs portés par une minorité de professionnels du soin psychiatrique, le système hospitalier a pu au contraire fonctionner dans ces deux pays comme une grande machine à contrôler les populations et les comportements jugés déviants. L’affaire n’est pas nouvelle. Aux États-Unis au XIXe siècle à travers les diagnostics de drapetomanie ou d’excitation politique , la classification des maladies mentales contribuait à renforcer la ségrégation raciale. Dans la Russie tsariste, les psychiatres s’affichent très tôt comme des piliers de la régénération (ozdrovlenie) de la société. Les évolutions sociales de ces deux pays en pleine guerre froide durant les années 1960 – d’un côté la déstalinisation, de l’autre la lutte pour les droits civiques – ont donné à la psychiatrie une nouvelle place dans les dispositifs de contrôle des résistances au sein de sociétés démocratiques. Aux États-Unis le militantisme noir a été l’objet d’une pathologisation non dénuée d’arrière-pensées. Le slogan « black power » des black panthers a été passé au crible de la clinique psychiatrique et situé du côté de la paranoïa. Du côté soviétique ce sont les militants des droits de l’homme et les léninistes anti-staliniens qui furent l’objet de ce type de classification médico-politique. L’extension du domaine de la psychiatrie est ici patente. Comme le rappelle Elodie Edwards-Grossi : « il y a bien eu ‘extension de la juridiction de la médecine’ sur l’intime, la famille, puisqu’ici les psychiatres ont [conféré] une nature médicale au soi-disant problème noir. […] C’est bien par ce mécanisme de culturalisation que la psychologisation de la déviance est permise et facilitée. » (p. 144).
Au sein de ces dispositifs concomitants, la notion de schizophrénie joue un rôle majeur. Inventée dans le giron de la psychiatrie de langue allemande au début du XXe siècle l’étiquette diagnostique a souvent été employée pour désigner les inadaptés de la modernité, notamment des jeunes femmes. Elle est durant la guerre froide utilisée (mais jamais de manière exclusive aux États-Unis selon Élodie Edwards–Grossi) pour désigner un groupe d’individus, plutôt des hommes cette fois, dont le comportement et les idées sont jugés incompatibles avec les normes socio politiques de l’époque et du régime, qu’il soit démocratique ou non. La schizophrénie torpide des dissidents et la schizophrénie paranoïaque des militants des droits civiques ont certes été des diagnostics très minoritaires dans les espaces temps concernés, mais il semble bien que la schizophrénie soit devenue le morbus democraticus du XXe siècle.
Ces études sur des contrées éloignées et des époques distantes ne doivent pas détourner notre regard de la situation actuelle. Deux siècles après son avènement, la psychiatrie s’est médicalisée, a bénéficié de nouvelles techniques de soin, a été l’objet de contrôles accrus, elle est cependant parfois instrumentalisée politiquement comme l’illustrent les récents développements sur la pathologisation de la radicalisation ou encore les débats récurrents sur la responsabilité psychiatrique.
par , le 15 décembre 2021
Pour aller plus loin :
• Alexandre Klein, Hervé Guillemain, Marie-Claude Thifault, La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, Rennes, PUR, 2018.
• Fanny Lebonhomme, « ‘Le Mur lui est monté à la tête’. Construction du mur de Berlin et basculement dans la maladie (Berlin-Est, 1961-1968) », Le Mouvement Social, 2015/4 (n° 253), p. 31-47.
• Jonathan M. Metzl, Étouffer la révolte. La psychiatrie contre les Civil Rights, une histoire du contrôle social. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Antoine Bargel et Alexandre Pateau, Paris, Autrement, 2020.
Hervé Guillemain, « Psychiatries politiques au XXe siècle », La Vie des idées , 15 décembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Psychiatries-politiques-au-XXe-siecle
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