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Essai Histoire

Profs d’histoire et historiens


par Vincent Duclert , le 3 septembre 2013


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En ce jour de rentrée scolaire, Vincent Duclert s’interroge sur la place de l’histoire à l’école et sur l’avenir des savoirs. Il montre les liens intimes qui relient l’enseignement et la recherche en histoire, réunis dans un véritable service public.

Vincent Duclert s’exprime ici comme chercheur du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (EHESS) et non comme membre de l’Inspection générale de l’Education nationale qu’il a rejointe en avril 2013.

Ces quelques réflexions sur l’enseignement de l’histoire rejoignent mon expérience d’ancien professeur du secondaire, qui ne m’a jamais quitté, même quand j’ai rejoint l’enseignement supérieur et la recherche à l’École des hautes études en sciences sociales. D’une certaine manière, cette première expérience – que je qualifierai de pédagogique – s’est poursuivie et s’est même redéployée dans la proximité des savoirs scientifiques. Il s’agit du même questionnement de l’histoire sur elle-même, sur ses usages et sur ses pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de recherche possible en sciences sociales et humaines. Cela peut surprendre, mais cette critique des savoirs qu’exige la recherche a des liens étroits avec les interrogations qu’un professeur se pose lors qu’il réfléchit à son cours, à sa relation intellectuelle avec ses élèves, à la transmission de la connaissance.

Oui, il y a un lien étroit entre l’enseignement à l’école ou au lycée et la recherche. Penser l’un par rapport par rapport à l’autre est une source d’approfondissement. Le rapprochement de l’enseignement secondaire et de la recherche historienne ne contribue pas seulement à redonner du sens à ces activités intellectuelles. Il peut aussi répondre aux interrogations actuelles, tant sur l’avenir des savoirs scientifiques que sur la place de l’histoire à l’école, à l’heure où l’importante politique de refondation et de rénovation de l’école met la démarche pédagogique au cœur de ses ambitions, notamment celle de réinstaller la confiance dans le monde enseignant.

Évidemment, on pressent que l’enjeu fondant ce rapprochement réside dans ce qu’on entend par démarche pédagogique. Pour l’éclairer, la confrontation avec ce qui se joue dans la recherche n’est pas inutile. Elle permettrait en tout cas de dépasser un certain nombre de tensions qui handicapent actuellement l’enseignement de l’histoire en France.

Malaise dans la discipline

Ces tensions relatives à l’enseignement de l’histoire à l’école (au sens large, du primaire au lycée) sont très réelles. Elles émanent de nombreux acteurs de la vie publique et scolaires, professeurs, parents, pédagogues, universitaires, intellectuels, politiques. Elles se polarisent sur de nombreuses questions aussitôt polémiques, les sujets d’examen, les contenus des programmes, les volumes horaires de la discipline, le niveau des élèves, leur classement européen. La suppression de l’histoire et de la géographie en terminale scientifique, on s’en souvient, avait déclenché de vives controverses, divisant même la majorité dont le gouvernement avait été à l’origine de la mesure. On peut affirmer, sans grand risque d’être contredit, qu’aujourd’hui l’histoire a remplacé dans l’opinion la philosophie comme discipline « explosive », à l’inverse de la géographie, qui bénéficie d’a priori très positifs.

Le dossier que la revue Le Débat a consacré à l’enseignement de l’histoire [1] souligne une inquiétude qui n’est pas, du reste, limitée à l’école et que nourrissent les fortes interrogations sur la possibilité même d’une histoire de la nation et de ses usages dans un contexte de globalisation. Ce malaise de la discipline, cette difficulté d’enseigner des savoirs eux-mêmes instables ou contestés, ajoutés au déclin ressenti de la condition enseignante, peuvent expliquer le recul des vocations, situation préoccupante alors même que le gouvernement s’est engagé à recruter de nouveaux professeurs, à mieux les former (au sein des nouvelles Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, ou ESPE) et à leur confier, prioritairement, la charge de la refondation et de la rénovation.

Les tensions sur l’enseignement de l’histoire sont aussi le reflet de son importance à l’école et dans la société. Rappelons pour commencer que cette dernière est, avec la géographie et l’éducation civique, l’une des matières fondamentales à l’école, qu’elle est structurante à tout point de vue, et qu’elle occupe même une position privilégiée dans les classes de la voie professionnelle (que l’on n’oublie souvent lorsqu’on débat des questions scolaires). En tout, 40 000 professeurs l’enseignent en collège et lycée – auxquels s’ajoutent les professeurs des écoles qui lui consacrent de nombreuses heures et souvent beaucoup de passion. Et l’histoire ne se réduit pas seulement aux heures de classe qui lui sont dédiées (parfois dans le cadre des sections européennes avec un enseignement dispensé en langue étrangère). Elle fait l’objet de différents concours, dont le concours national de la Résistance, très appréciés des enseignants. Elle intervient dans beaucoup d’autres disciplines, comme le français, la philosophie, les sciences économiques et sociales, etc. L’histoire est aussi présente dans la vie scolaire des établissements ; elle peut contribuer à l’heure de vie de classe ; elle donnera plus de sens à la « charte de la laïcité à l’école » qui sera diffusée dans tous les établissements scolaires dès cette rentrée.

L’importance de l’histoire, et donc de son enseignement, se mesurent aussi à l’intensité des débats historiques en France, à l’extrême sensibilité de l’opinion et des élus pour les programmes, au niveau toujours élevés des livres publiés, à sa fonction éminente dans la construction du lien civique, à son rôle enfin dans la construction et le progrès de la République. Sans être un domaine réservé à l’égal de la défense et de la diplomatie, l’histoire occupe une place particulière dans le dispositif présidentiel, d’autant que le président de la République décide (depuis la Cinquième République) des personnalités-symboles qui seront transférées au Panthéon. Ses choix, ses discours – on pense à celui du Vel’ d’Hiv’ de Jacques Chirac en 1995 – peuvent modifier en profondeur le rapport que la nation entretient avec son passé. Ils peuvent l’amener à accepter les « pages noires » qui la hantent et qu’elle occulte. Ou bien mettre en lumière celles et ceux qui refusèrent cet écrasement.

Les tensions dans l’enseignement de l’histoire peuvent être surmontées. Il existe de puissants leviers pour cela, à commencer par la formation des enseignants, celle que les jeunes professeurs recevront désormais dans le cadre des ESPE, celle qui a émané de leur préparation aux concours avec l’approfondissement de questions scientifiques, celle enfin qu’ils peuvent recevoir tout au long de leur carrière. Les programmes représentent eux aussi des outils importants pour donner à l’enseignement de l’histoire sa triple vocation de formation scolaire, intellectuelle et civique.

Cependant, la raison qui commande ces missions enseignantes de l’histoire est aujourd’hui ébranlée. L’autorité morale qui a fait de l’historien – et par degrés le professeur d’histoire – un philosophe de la cité est maintenant revenue à la philosophie. Il n’est pas nécessaire pour autant que l’histoire répète ce qu’elle a connu et réintègre cette fonction, qui n’a pas été sans ambiguïté lorsque la pédagogie de la nation effaçait la portée critique de son enseignement. En revanche, elle peut affirmer toujours sa capacité de transmettre les savoirs les plus solides, d’apporter une compréhension du monde et d’éveiller les élèves aux valeurs démocratiques.

Il ne s’agit pas de donner un contenu moral fortement prédictif à l’histoire enseignée. Il suffit, dans bien des cas, de pouvoir raisonner avec les élèves sur des études de cas ou simplement sur des analyses d’événements, d’où leur profonde utilité dès lors qu’elles s’inscrivent dans des trames chronologiques et narratives, dès lors aussi qu’elles font émerger des acteurs sociaux ou politiques, des situations historiques, des représentations figurées. Les processus de formation aussi bien que les contenus d’enseignement ne peuvent se séparer du socle des savoirs. Dans cette recommandation aussi classique qu’ancienne réside pourtant une des clefs de la nouvelle alliance qui pourrait unir la pratique de l’enseignement et le mouvement de la recherche.

Recherche et pratique enseignante

L’enseignement dispensé dans le secondaire est souvent opposé au monde de la recherche. D’abord, il n’a pas vocation à interroger la constitution des savoirs transmis, même si les programmes actuels se sont efforcés d’apporter à l’élève la notion d’une discipline vivante, ouverte sur des phénomènes tels que la mémoire (en classe de terminale). Ensuite, il intègre une dimension forcément pédagogique, qui a suscité toujours un fort soupçon, notamment de la part des chercheurs et des universitaires qui craignent que la pratique professionnelle n’éclipse la maîtrise disciplinaire. Enfin, la baisse du nombre d’étudiants en histoire dans les départements universitaires et l’ouverture des ESPE tendent à opposer les cursus de formation à l’enseignement, d’une part, et de formation à la recherche, de l’autre.

Cette séparation n’est pas tenable, ni politiquement, ni scientifiquement. L’enjeu de la formation des enseignants est capital. C’est l’avenir d’un service public de l’école qui est posé, au-delà du cas de l’histoire-géographie. La recherche ne peut se tenir éloignée de la formation enseignante et du travail pédagogique qui est demandé aux professeurs. Mais cela ne dit pas pour autant que les chercheurs et universitaires doivent renoncer à leurs exigences bien légitimes de problématisation scientifique, de spécialisation et d’innovation. Il ne s’agit pas d’envisager ici une sorte de situation « moyenne », où l’enseignement se ferait plus problématique et la recherche plus vulgarisée. On se situe à l’exact opposé.

En effet, l’enseignement comme dispositif de transmission des savoirs, des méthodes et de la pensée critique a suffisamment de ressources pédagogiques pour intéresser le domaine scientifique. Réciproquement, la recherche, du point de vue scientifique qui est le sien, se lie à l’enseignement bien plus étroitement qu’on ne l’imagine. Il n’y a, en ce sens, de renoncement ni d’un côté ni de l’autre. Les passerelles entre les espaces d’enseignement et ceux de la recherche procèdent de l’approfondissement des pratiques respectives. À ce titre, on peut parler de liaisons vertueuses, parce qu’elles renforcent tout le dispositif des savoirs dans la cité, mais aussi parce que l’enseignement et la recherche retrouvent et prolongent leurs principes fondamentaux.

Il s’agit donc de renouer, en histoire, le lien entre enseignement et recherche. Mais selon quelle démarche pédagogique ? On peut la considérer comme un domaine partagé où progresse le métier d’enseignant et où s’ancrent des perspectives scientifiques intéressant les chercheurs. L’un des grands intérêts de la pédagogie des savoirs est de poser la question de leur transmission, qui est commune à la recherche. Elle suppose le passage par le récit, la définition de ce qu’il sera en classe, même fragmenté par le recours aux documents, même détourné par l’incursion dans le présent. On observe actuellement plusieurs tentatives de chercheurs pour écrire différemment l’histoire, surtout lorsqu’elle relève de sujets presque saturés comme celui de la Shoah ou de la Première Guerre mondiale [2]. On relève des tentatives visant, elles aussi, à des formes d’anthropologie historique, lorsque l’historien interroge la société à travers des individus si ordinaires qu’ils paraissent extérieurs à l’histoire. Ils en sont pourtant au cœur, comme l’a montré récemment Michelle Perrot dans Mélancolie ouvrière, retraçant la vie méconnue de Lucie Baud, qui se résume à quelques traces énigmatiques et pourtant dignes d’intérêt [3].

Les enseignants du secondaire sont en permanence confrontés à ces interrogations sur la transmission, des savoirs aux méthodes en passant par les mots choisis et les ressources apportés par leurs élèves. Ils font face à la nécessité d’innover dans le langage et les méthodes pour intéresser leurs élèves à la dimension du passé et les enrichir des vies qui ne sont pas les leurs et dont certaines finiront par compter dans leur propre existence. Les enseignants ne se situent pas ici, classiquement, dans l’histoire de l’histoire ou son épistémologie. Ils seraient plutôt dans des formes de philosophie pratique des savoirs qui ne peuvent qu’intéresser aussi les chercheurs et les inciter à regarder d’un œil curieux ce qui se fait et s’échange dans la classe.

Liberté pédagogique et rôle éducatif

Ainsi l’échelle scientifique des savoirs historiques ne s’affirme-t-elle pas seulement lors de la formation académique des futurs enseignants, de la licence au master. Elle l’est à tout instant, qu’on ne le veuille ou non. Elle apparaît notamment dans la capacité des chercheurs à observer les champs d’expériences qui s’élaborent à l’école, particulièrement quand l’enjeu de la transmission disciplinaire est posé. Les chercheurs s’intéressant à d’autres effets de la transmission – ce qu’on appelle les usages politiques ou sociaux de l’histoire – trouvent dans l’école l’un des points de départ les plus féconds de leurs interrogations. Les enseignants sont en permanence confrontés à l’usage présent des savoirs historiques et, en même temps, à la nécessité de rester dans ces derniers afin de structurer les questionnements de la classe et de donner sens à leur liberté pédagogique.

Cette dernière est du reste essentielle à la transmission. Elle est rappelée aux enseignants en préambule des programmes d’histoire-géographie-éducation civique. Elle s’articule sur une notion de responsabilité qui lui donne une finalité supérieure. En effet, « l’obligation de couvrir l’intégralité des trois programmes, de veiller strictement à la parité horaire entre l’histoire et la géographie et d’accorder à l’éducation civique toute la place qui lui revient » s’accompagne d’une grande « latitude » laissée à l’enseignant pour « construire un cheminement » qu’il juge adapté à sa classe et aux objectifs qu’il se fixe [4]. Ce couple liberté-responsabilité confère à l’enseignant un grand pouvoir dans l’agencement des savoirs dont il assure la transmission. La réflexion qui en découle est de même nature que les questions qu’un chercheur se pose dans l’organisation et l’écriture de ses enquêtes.

Cette réflexion des enseignants sur les savoirs enseignés et sur leur rôle éducatif confère au métier une haute valeur intellectuelle, dont l’affirmation aujourd’hui est de nature à redonner confiance aux professeurs dans leurs missions pédagogiques. Celles-ci ne sont pas séparées intellectuellement des sphères de production des savoirs ; la pédagogie enseignante renforce ces liens plutôt qu’elle ne les distend ou les brise. Même si le métier a changé depuis l’invention de l’école républicaine dans le dernier tiers du XIXe siècle, la philosophie qui préside à ses visées pédagogiques demeure. Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir aux intentions des promoteurs de cette école, Ferdinand Buisson en premier lieu [5], mais aussi d’écouter ce qu’en disent les enseignants de cette époque fondatrice. À cet égard, la grande enquête de Jacques et Mona Ozouf sur les instituteurs de la République reste incontournable [6]. Elle démontre, à travers les confessions écrites des professeurs se retournant vers l’expérience accumulée de dizaines d’années d’enseignement, comment, à la base, des réflexions tout à fait décisives sont menées sur les savoirs pour leur donner la capacité de former intellectuellement, moralement et civiquement les jeunes Français. Comment la base rejoint le sommet, les mêmes questionnements se retrouvant chez un Jules Isaac ou un Marc Bloch. Et comment, au final, par ces liens et ces relations tissées, ces instituteurs et institutrices ont imaginé la République et l’ont fait vivre.

La dignité intellectuelle de l’enseignant

À l’inverse, si l’enseignement a beaucoup à apporter à la recherche, cette dernière est capitale pour les enseignants du second degré. Nous ne parlons pas seulement de l’acquisition des savoirs scientifiques nécessaires à leur formation préalable, initiale et permanente. Évoquons également le choix d’une partie d’entre eux de poursuivre leurs études en master recherche ou en thèse, une donnée essentielle tant cette expérience valorise à tous points de vue ceux qui la vivent, avec des retours très forts sur la pédagogie en classe : un enseignant qui participe à la fabrique des savoirs renforce par son expérience de recherche sa liberté de transmettre autant que sa propre assurance et son autorité. Les établissements gagnent à bénéficier de l’influence de ces enseignants également chercheurs, comme ceux qui contribuent aux services éducatifs d’archives.

De surcroît, cette donnée des enseignants en formation scientifique permanente garantit aux départements d’histoire des universités un vivier d’excellents étudiants, particulièrement motivés. Il est important pour les enseignants d’appartenir au même corps d’intellectuels, qui garantit cette liberté pédagogique dont parlent les textes et qui rend possible la responsabilité pédagogique également affirmée. Plusieurs des chercheurs aujourd’hui renommés pour leurs travaux scientifiques, leur influence dans la vie publique ou leur place dans l’État, ont débuté leur carrière comme professeurs du secondaire, ou même pour les plus anciens, comme élèves des écoles normales d’instituteurs. D’autres encore ont puisé dans l’enseignement reçu les dynamiques futures d’une œuvre à venir.

La disparition récente du sociologue Robert Castel, décédé le 12 mars 2013, a rappelé ainsi le poids d’une scolarité au collège technique de Brest dans les années 1940 et le rôle décisif d’un professeur. Lui qui a étudié et théorisé les processus par lesquelles les individus peuvent disparaître de la société a réfléchi aussi à leur capacité de revenir dans la collectivité des hommes et d’exister pleinement comme êtres pensants et citoyens souverains. L’ouvrage paru quelques mois avant sa mort, Changement et pensées du changement [7], est tendu entre deux grands textes qui se répondent, le premier pour « penser le changement » à travers l’examen de son parcours sur un demi-siècle débuté dans les destructions matérielles, humaines et morales de la Seconde Guerre mondiale, le second qui reprend la réflexion inaugurée dans Esprit sur son lien intime avec ces destructions, lien incarné dans un homme, un professeur, et sa déportation à Buchenwald. Le sociologue s’y est rendu en 2007 pour rendre hommage à celui qui, soixante ans plus tôt, lui avait dit, à la fin de la dernière classe de l’année : « Castel, tu peux faire autre chose, ne reste pas ici où tu vas te planter. Dans la vie, il faut aimer la liberté et prendre des risques. Va au lycée et si tu as de la chance et du courage, je pense que tu n’es pas idiot et que tu seras capable de te débrouiller » [8].

Robert Castel a suivi le conseil de celui que les élèves surnommaient « Buchenwald ». Il en fait le fondement d’une hypothèse capitale sur les identités individuelles les plus décisives, sur la relation « entre ce qui advient à l’individu dans l’histoire qu’il traverse et ce qui le constitue en lui-même comme un individu singulier. Ces événements qui paraissent lui advenir du dehors ne sont pas seulement le cadre dans lequel il se meut et dont les contraintes l’affecteraient de l’extérieur. Ces déterminations forment la trame qui est cœur de ses comportements les plus personnels ». Poursuivant sur son expérience personnelle, Robert Castel y voit l’un des ressorts de l’individu se constituant en sujet social et politique :

« La grande histoire ici, c’est Buchenwald, un camp de la mort qui a incarné une forme extrême de ce qu’une société peut faire de pire à travers une entreprise de destruction de la commune humanité. Mais Buchenwald renvoie aussi à des effets de vie, à des affects qui structurent la subjectivité des individus – en l’occurrence ici la mienne. Cette petite histoire très personnelle raconte comment un rescapé de Buchenwald a été mon professeur de liberté. Mais je suppose que d’autres, quoique tout autrement, et même à la limite tous les individus qui peuplent la planète, ont aussi été formés par le poids de l’histoire et la force des contraintes sociales. »

Enseigner, transmettre

Tout est alors question de transmission. Transmission de l’expérience d’une vie vers une personne qui lui était étrangère et qui décide d’orienter son existence afin de demeurer fidèle à ce qu’il a appris. Transmission de cette découverte qui fait que l’individu se construit du proche au plus lointain et devient, par là même, dans la conscience qu’il a de cet échange, capable de penser la société et l’humanité. On mesure combien l’hypothèse castelienne des identités individuelles construites par l’imprégnation de la vie des autres nous apprend sur la transmission et sur l’importance des lieux ou des occasions où elle est encouragée, à l’école, au musée, au travail, dans la rue. Elle souligne aussi le caractère essentiel de savoirs scientifiques qui puissent approcher de la société et parler aux individus.

Ces propositions, écrit encore Robert Castel, « expriment la préoccupation essentielle dont je n’arrive pas à me défaire depuis que j’ai commencé à faire de la sociologie ». Elles déterminent aussi la possibilité d’aller vers l’avenir en connaissance de cause, sans peur ni appréhension, avec la mémoire réfléchie du passé. « L’héritage de Buchenwald pour nous aujourd’hui, c’est de nous aider à maintenir vivant l’esprit de résistance, quitte à redéfinir, c’est-à-dire à réactualiser, ce à quoi il est nécessaire de résister. Mon professeur Buchenwald m’a enseigné cela en appelant à la liberté et à ma liberté. Merci encore. Est-ce que vous seriez satisfait de la transmission si vous lisiez ces lignes ? J’ai essayé de vous réinterpréter aujourd’hui avec beaucoup de respect et de reconnaissance. » [9]

Ce que nous dit Robert Castel, c’est qu’une relation pédagogique, la plus simple et la plus inattendue, tendue de liberté et de responsabilité, a décidé de sa vie comme de l’hypothèse fondatrice de la sociologie de l’individu et du rôle de la réflexion historienne. On mesure là l’importance du lien entre l’enseignement secondaire et la recherche en sciences sociales. On est dirigés en même temps vers un terrain d’étude commun, qui est le terrain lui-même, celui du chercheur bien sûr, mais aussi celui des expériences pédagogiques les plus élémentaires et les plus décisives, « ce qui se passe en classe » et qui décide souvent de l’avenir des enfants. La connaissance du terrain est à cet égard capitale. L’observation critique des cours d’histoire est l’une des voies par laquelle se prouve le lien de l’enseignement et de la recherche, dans l’élaboration conjointe des savoirs et de leur transmission au plus grand nombre.

par Vincent Duclert, le 3 septembre 2013

Pour citer cet article :

Vincent Duclert, « Profs d’histoire et historiens », La Vie des idées , 3 septembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Profs-d-histoire-et-historiens

Nota bene :

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Notes

[1« Difficile enseignement de l’histoire », Le Débat, présentation par Pierre Nora, n°175, mai-août 2013.

[2Parmi ces tentatives, évoquons celles d’Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2012, et de Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Paris, EHESS-Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études », 2013.

[3Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière. « Je suis entrée comme apprentie, j’avais alors douze ans… », Paris Grasset, coll. « Nos héroïnes », 2012.

[4« Introduction. Programmes de l’enseignement d’Histoire-Géographie-Éducation civique », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 28 août 2008, p. 2.

[5Voir Ferdinand Buisson, Éducation et République, introduction, présentation et notes de Pierre Hayat, Paris, Éditions Kimé, 2003, ainsi que Laurence Loeffel, Ferdinand Buisson, apôtre de l’école laïque, Paris, Hachette/Éducation, 1999, et Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010.

[6Jacques et Mona Ozouf, avec Véronique Aubert et Claire Steindecker, La République des instituteurs, Paris, Gallimard et Le Seuil, coll. « Hautes études », 1992, et Jacques Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, Paris, Gallimard, coll. « Archives » puis « Folio histoire », 1973.

[7Robert Castel et Claude Martin (dir.), Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel, Paris, La Découverte, 2012.

[8« Témoignage : à Buchenwald », ibid.., p. 339 et suiv.

[9Ibid., p. 345.

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