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Essai Politique

Dossier : La Russie contemporaine et l’Occident

Poutinisme, patriotisme et apathie politique


par Karine Clément , le 19 octobre 2015
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Comment expliquer la popularité de V. Poutine en Russie ? Au delà des accusations de manipulation et de propagande, K. Clément retrace l’histoire et les caractéristiques du poutinisme, un système d’idées et de pratiques nourries de patriotisme et d’apathie politique.

La cote de popularité du président Vladimir Poutine auprès de ses compatriotes russes bat tous les records, atteignant 89 % selon un sondage réalisé en juin 2015 par le Centre Levada. Sondages truqués, commentent les uns, propagande manipulatrice, s’exclament les autres, Russes incorrigiblement autoritaires, se désolent les troisièmes. Et si Poutine était tout simplement soutenu par la grande majorité de la population ? Il y aurait plusieurs raisons à cela. D’abord, le recouvrement du sentiment de fierté nationale qui a suivi le rattachement de la Crimée à la Russie, la posture ferme affichée par le Kremlin vis-à-vis des rappels à l’ordre émanant des puissances occidentales, le calme relatif que connaît le pays comparé à la déstabilisation de l’Ukraine, les désordres en Arménie ou ailleurs. Il y a ensuite l’idée d’absence d’alternative politique, selon la logique « Poutine n’est certes pas l’idéal, mais les autres sont encore pires ».

Ce sont des éléments centraux de ce que j’appelle le « poutinisme », soit un système politique fortement centralisé et centré sur la personne de Vladimir Poutine. Cette focalisation n’est pas uniquement le produit d’une propagande savamment orchestrée pour mettre à l’actif de Poutine les succès politiques, tout en imputant la responsabilité des échecs aux subordonnés indisciplinés. Elle découle également des représentations que se font les Russes, y compris d’opposition, du rôle hypertrophié de Vladimir Poutine dans la conduite des affaires du pays. Le « poutinisme » fait également référence à un système d’idées et de pratiques auxquelles est associé le gouvernement actuel, un mélange de conservatisme, de traditionalisme, de patriotisme et de populisme.

Les recherches que j’ai effectuées avec des collègues en 2014 sur la genèse et la signification de l’apolitisme dans certaines catégories socio-professionnelles [1] mettent à jour les logiques de ce soutien, y compris parmi ceux qui ont participé en 2011-2012 aux mobilisations massives « Pour des élections honnêtes ». Certains de ceux qui avaient pris part aux manifestations de protestation contre les fraudes électorales et déclaraient même « détester » personnellement Poutine, déclaraient en 2014 approuver sa politique vis-à-vis de la Crimée et ressentir « une plus grande attention de la part du pouvoir pour les gens ordinaires ». D’autres enquêtes [2] indiquent également la lassitude et les désillusions de certains participants à la vague protestataire des années 2011-2012. Les interviews regorgent de témoignages de ce type : « J’ai participé à la plupart des manifestations au début, mais ça n’a rien donné ; il n’y a aucun résultat » ; « J’en ai eu marre des propos abstraits, de la protestation au nom de la protestation, et j’ai voulu faire quelque chose de concret ». Certains parmi les protestataires d’hier prennent publiquement position pour Vladimir Poutine, qui, finalement « n’est pas si mal ». Un anarchiste, programmiste et administrateur système qualifié et bien rémunéré, portrait type de ceux qui ont manifesté contre Poutine en 2011-2012, déclarait même en 2014 : « En fait, si je me place du point de vue de celui qui a le pouvoir, à la place de Poutine, je ferais la même chose ». Résignation ? Peur ?

Malgré une réelle accentuation de la répression, la peur fait rarement partie des motifs invoqués pour justifier l’absence de militantisme. Plus que la crainte directe de répressions politiques, intervient parfois la peur de risquer sa carrière professionnelle ou son emploi. Mais le nœud du problème est bien plus dans le sentiment d’inutilité de ces protestations « qui ne mènent à rien ». Le mouvement de 2011-2012 dit d’« opposition à Poutine » a pourtant obtenu certains résultats, notamment un allègement de la procédure d’enregistrement des partis politiques admis à participer aux élections ainsi que la restauration partielle des élections des gouverneurs de région, supprimées en 2004. Certaines élections locales, largement discutées dans les médias, ont également donné l’impression d’une libéralisation partielle. Notamment lors des municipales de septembre 2013.

Cette relative libéralisation s’est accompagnée de mesures visant, au contraire, à renforcer le contrôle de l’État sur les organisations de la société civile : loi obligeant les ONG recevant des financements étrangers et pratiquant une « activité politique » à se déclarer « agents de l’étranger », loi pénalisant la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs », introduction de sanctions pénales pour les manifestations publiques faisant « offense au sentiment religieux », renforcement de la répression, législative et factuelle, des manifestations publiques de protestation, élargissement de la définition des infractions tombant sous l’accusation de « trahison d’État », loi sur les ONG étrangères ou internationales « indésirables », contre-sanctions décidées par le gouvernement russe en riposte aux sanctions européennes contre le rôle de la Russie dans la guerre à l’Est de l’Ukraine. Toutes ces mesures ressortissent d’un même esprit conservateur et nationaliste : défendre les « valeurs traditionnelles » de la Russie, empêcher une déstabilisation du pays par les puissances étrangères hostiles, afficher la souveraineté de l’État russe, au moins symboliquement.

Vladimir Poutine.

Répressions arbitraires

Les médias occidentaux ainsi que les organisations internationales de défense des droits de l’homme évoquent une accentuation des répressions. Beaucoup de militants considérés comme « opposants » au régime poutinien ou menaçant « l’ordre public » sont effectivement incarcérés. Parmi les scandales les plus connus, l’affaire dite de « Bolotnaïa », du nom de cette place au centre de Moscou où ont eu lieu des heurts entre manifestants et forces de l’ordre lors de la manifestation du 6 mai 2012 contre la réélection de Poutine à la Présidence. En tout, 30 personnes ont été inculpées. Plus d’une dizaine sont encore incarcérées, dont Sergueï Udaltsov, le leader du Front de gauche et Alexey Gaskarov, un militant antifasciste qui avait déjà passé deux mois et demi dans un centre de détention provisoire en 2010 après avoir été arrêté pour son engagement dans la campagne pour la sauvegarde de la forêt de Khimki (il a été ultérieurement acquitté de toutes les charges qui pesaient sur lui).

Les autres chefs médiatisés du mouvement dit « d’opposition » de 2011-2012 sont en liberté « surveillée », notamment Alexeï Navalny, d’abord placé en résidence surveillée après son succès aux élections à la mairie de Moscou, puis condamné en décembre 2014 à trois ans et demi de prison avec sursis pour une affaire l’opposant à l’entreprise française Yves Rocher. Le célèbre joueur d’échec Garry Kasparov et le député de la Douma d’État Ilya Ponomarev sont réfugiés à l’étranger. Le sort d’une autre figure très médiatisée de l’opposition anti-Poutine, Boris Nemtsov, assassiné à proximité du Kremlin en février 2015, est tristement connu. Il reste donc peu de personnalités médiatiques encore actives en Russie, même sur le terrain de l’opposition publique à Vladimir Poutine.

Cela fait-il pour autant du « régime poutinien » un système répressif ? Les répressions ne sont pas massives, beaucoup d’initiatives indépendantes et critiques des autorités en place continuent d’être menées au grand jour. L’un des problèmes inquiétants est sans doute l’absence de critères clairs permettant d’apprécier le risque encouru : où est la frontière à ne pas dépasser pour éviter les persécutions ? Cette frontière, qui paraissait claire à beaucoup il n’y a encore pas si longtemps, semble avoir disparu avec l’accentuation de l’impression de chaos dans la politique conduite par les dirigeants politiques russes.

On peut distinguer trois types de répressions. Les répressions à l’encontre de l’opposition politique, relativement symboliques et largement médiatisées, qui s’abattent sur les leaders ou figures connues de l’establishment. Des répressions plus dures, conduisant à de réelles peines de prison, qui touchent surtout les nouveaux venus à la politique. L’objectif est sans doute ici de dissuader les gens ordinaires de se mêler de politique. Un troisième type de répressions touche les militants de causes sociales et non directement politiques, mais dérangeant les intérêts de certains groupes financiers ou économiques. Les répressions à leur encontre visent à les empêcher de nuire, et d’éviter que puisse leur être fait de la publicité. C’est ainsi des répressions qui touchent des militants syndicaux ou des salariés simplement décidés à défendre leurs droits. Comme lors de la crise économique de 2008-2009, les dirigeants syndicaux potentiellement causeurs de troubles, sont dans la ligne de mire. Ainsi, en décembre 2014, Leonid Tikhonov, le président du syndicat des dockers du port « Vostotchni » à Nakhodka (Extrême Est russe) a été condamné à 3 ans et demi de prison pour une histoire de détournement de fonds alors que le syndicat menait une sérieuse bataille contre la dégradation des conditions de travail des dockers. Le 1er avril 2015 trois dirigeants du syndicat des pilotes de ligne d’Aeroflot-Russian Airlines ont été déclarés coupables de mystérieuses malversations financières et condamnés à des peines de 5 à 6 ans et demi de prison.

Il est difficile de mesurer l’impact des répressions sur l’opinion publique. A en juger par les sondages [3], les répressions ne constituent guère un sujet d’inquiétude pour les Russes en général (3 % des sondés en février 2015 considèrent celles-ci comme faisant partie des « principales menaces »). La baisse du niveau de vie, l’appauvrissement et la crise économique sont perçus comme beaucoup plus inquiétants. Dans une société revenue des illusions démocratiques et des grands slogans abstraits sur les droits de l’homme des années 90, une telle hiérarchie n’est pas très surprenante. D’autant que les répressions ne sont guère connues du grand public et que, dans certains cas, elles sont soutenues par une grande partie de l’opinion publique, comme cela a été le cas pour l’incarcération de l’oligarque Mikhail Khodorovski, au moins au début, ainsi que, à un moindre degré, celle des chanteuses du groupe Pussy Riot, dont beaucoup ont dénoncé le comportement injurieux vis-à-vis des croyants orthodoxes et de leurs lieux de culte. Enfin, pour beaucoup, si les répressions permettent d’éviter la déstabilisation de la situation, la guerre civile et le bain de sang, elles peuvent être tolérées.

Les racines du soutien à Poutine

Le soutien que la majorité des Russes accordent à Poutine est largement lié à une peur panique du chaos et de la déstabilisation, symbolisés par les années 90, celles du premier président de la Russie post-soviétique, Boris Eltsine. Celles-ci sont perçues par la majorité de la population comme des années noires où la priorité était de survivre, alors que le pays se désintégrait, les usines fermaient, les salaires n’étaient pas payés, l’inflation allait en galopant. Or dans ces mêmes années 90, les médias, les hommes politiques et les intellectuels prêchaient la victoire de la démocratie et des droits de l’homme. Comment ne pas voir là l’une des sources importantes de la délégitimation de ces valeurs, de la remise en cause d’une démocratie injuste et méprisante envers le « peuple » ?

Dans les années 90, les parents et les grands-parents trimaient pour nourrir leurs enfants, tout en voyant, à la télévision ou autour d’eux, des individus sans scrupules faire fortune grâce à de petites ou grandes escroqueries. Et, alors que la majorité des gens paupérisés se contentaient d’essayer de faire leur travail et de vivre, ils étaient souvent brocardés dans les médias comme étant les « perdants » des réformes, les « inadaptés », voire les « nostalgiques d’un communisme révolu ». Ce mépris pour les « masses », le « peuple » ou les « petites gens », je l’ai moi-même ressenti lors de mes premières recherches en Russie, en 1994-1999. Des « petites gens » laborieux, consciencieux, citoyens soviétiques ni trop critiques ni trop zélés, qui ont perdu en un instant patrie, repères idéologiques, valeurs sûres, revenus et épargne. Comment ces gens ne se retrouveraient-ils pas dans le discours populiste initié par Poutine qui leur confère importance et respect et qui prend acte de leur demande d’un Etat plus social, au lieu de dénigrer leur prétendu paternalisme d’assistés ? Pourquoi n’adhèreraient-ils pas au discours patriotique qui leur fournit enfin une raison d’être fiers de leur pays, défendu par leurs aïeux, mais qu’ils ont laissé se disloquer ?

On ne prend pas toujours suffisamment en compte la dimension traumatique de la dissolution brutale de l’Union soviétique, lorsque des familles se sont retrouvées soudainement éparpillées dans des pays différents, alors que l’un des ressorts les plus populaires de l’idéologie officielle était la puissance militaire, technologique, spatiale, culturelle et sportive de cet immense et imposant pays des Soviets, qui s’est retrouvé humilié par les « diktats » des organisations internationales ou l’« aide » occidentale. On ne prend pas non plus toujours la mesure de ce que peut signifier au regard des Russes ordinaires l’expérimentation au quotidienne d’une « démocratie » rimant avec pauvreté et oligarchie, ou de droits de l’homme avec le non-paiement des salaires et des retraites. Et qu’en est-il même de cette liberté de parole considérée dans les cercles intellectuels russes et occidentaux comme ayant connu son âge d’or dans les années 90, alors que les voix des ouvriers et autres catégories paupérisées n’étaient presque jamais présentes dans les débats publics ou sinon sous forme de dénigrement ou de mépris ?

Ces interrogations, je ne les ai pas retrouvées telles quelles dans les entretiens que j’ai pu effectuer au cours des années 2000, mais elles peuvent se lire en filigrane dans la plupart de mes enquêtes auprès des groupes n’appartenant pas aux élites politiques, économiques, intellectuelles ou culturelles. Aussi le soutien massif apporté à Poutine ne me paraît ni incongru, ni irrationnel, ni signe d’une tendance « russe » à l’autoritarisme. Il me paraît au contraire découler logiquement du désarroi social et de l’ostracisme politique dont ont été victimes la majorité des Russes dans les années 90. Que cela soit ou non lié à sa seule personne importe peu. Vladimir Poutine est associé au retour de la croissance économique, du paiement des salaires et des retraites. Grâce à lui, la Crimée est rattachée à la Fédération de Russie, la fierté de plusieurs générations blessée par la dislocation de l’Union soviétique est restaurée. Grâce à lui, les « citoyens de base » ou le « peuple qui travaille » et « aime la Russie » (dixit Poutine lors de son intervention au meeting du 23 févier 2012 à Poklony Gory, à Moscou, contre le mouvement « Pour des élections honnêtes ») retrouvent un semblant d’existence sociale et politique. Ce discours retire l’herbe sous les pieds des nationalistes, qui ont du mal à surenchérir. La gauche de la gauche (le Parti communiste de la Fédération de Russie n’a plus guère de communiste que le nom), déjà très marginalisée au sein d’une « opposition » largement libérale et anticommuniste, se voit également concurrencée par le Kremlin sur le terrain des valeurs égalitaires et sociales.

Au total, la popularité de Poutine repose sur ce désenchantement de la démocratie allié à un profond désarroi social. De telles conditions, comme l’indique Pierre Rosanvallon, donnent naissance à une demande de populisme qui est l’assise du « poutinisme ». Le populisme de Poutine répond bien davantage aux aspirations des « petites gens » à plus de reconnaissance que ne le fait le populisme « anti-poutinien » de l’opposition, qui ne célèbre le « peuple » que pour mieux unifier les masses contre l’ennemi que représente Poutine. La version poutinienne du populisme joue sur le rejet de l’élite et des oligarques. C’est également une version d’une démocratie plébiscitaire dans laquelle le peuple se fait peuple par l’intermédiaire de son dirigeant. Ce n’est pas la démocratie procédurale de la campagne « Pour des élections honnêtes ». C’est un populisme qui répond à une crise de la démocratie où le peuple, en particulier le « peuple social » n’a pas sa place. En même temps qu’il fait advenir le peuple en s’en faisant le porte-parole, il le prive de sa souveraineté.

Vladimir Poutine.

Une « opposition » coupée de la population

Cette « opposition », dont les experts suivent avec avidité les succès et revers de fortune, mobilise surtout à Moscou et dans quelques grandes villes de Russie, parmi la classe moyenne supérieure à haut niveau d’études, les intellectuels, les travailleurs indépendants ou « free-lance ». Même si l’image des leaders de l’opposition est en partie formatée par la propagande médiatique pro-Kremlin, ceux-ci sont très éloignés des préoccupations du « bas-peuple travailleur et patriotique » dont le pouvoir en place prétend défendre les intérêts. De manière générale, l’« opposition », décrite dans les médias occidentaux comme « démocratique » et « libérale », est surtout focalisée sur la personne de Poutine. Les problèmes qui préoccupent la majeure partie des Russes, ainsi que l’indiquent les sondages, la pauvreté, le logement, l’éducation, la santé, n’apparaissent pas comme prioritaires dans les discours de l’« opposition » centrés sur la nécessité de démonter le « régime poutinien » corrompu, « malhonnête » et « voleur ».

Un épisode relaté par l’une de mes interlocutrices illustre à merveille la façon dont peut être perçue cette « opposition ». Lioudmila est enseignante, elle a participé à quelques manifestations de protestation contre les fraudes électorales en 2011 à Saint-Pétersbourg. Elle parle longuement d’un épisode de sa vie qu’elle relate pour expliquer son rapport à la politique. En 2013, elle s’est unie à d’autres habitants des immeubles voisins, qui promenaient régulièrement leur chien dans le square du quartier, pour lutter contre les agissements des « tueurs de chien » qui empoisonnaient les chiens du voisinage. Ils ont formé un comité et se sont rendus en délégation au Conseil municipal, qui a pris quelques mesures à la suite de cette rencontre. Mais Lioudmila se rappelle surtout un autre épisode. L’un des « promeneurs de chien » était un jeune homme « sympathique » et « fasciné par la politique ». Il lui a conseillé de se rendre plutôt au local de Iabloko, l’un des partis démocrates les plus anciens, dit aujourd’hui d’« opposition ». Elle raconte : « J’arrive au local ; des jeunes gens bien sous tous rapports sont assis. Ils me demandent ce que je veux, je leur explique, et tout ce qu’ils trouvent à me dire, c’est ‘Oui, oui, on voit le problème. Dites-nous, comment allons-nous combattre le pouvoir ?’. Je m’exclame : ‘Contre quel pouvoir allons-nous nous battre ? Je viens vous parler d’un problème de chiens !’ Et la fille me rétorque : ‘Je vous comprends, mais c’est un problème politique, c’est de la politique. Nous devons montrer au pouvoir que les gens se révoltent !’ Mais je lui ai dit : ‘Mademoiselle, merci, mais je ne suis pas votre public’. Et je suis partie. Vous comprenez. C’est de la politique, ça ? Non... »

Cet épisode est symptomatique de la coupure existant entre l’« opposition » obnubilée par le « pouvoir » et la lutte contre le « pouvoir » d’une part, et les gens préoccupés par des problèmes plus quotidiens et personnels, d’autre part. Peut-être Alexeï Navalny est-il une exception, lui qui jouit d’une réelle popularité à Moscou. Son programme de campagne y est sans doute pour quelque chose, il mettait l’accent sur les problèmes préoccupant la majorité des Moscovites, en particulier la corruption (des fonctionnaires surtout), les transports, le logement, mais aussi la forte proportion d’immigrés qu’il s’agit, pour un Navalny libéral et nationaliste, d’encadrer et de contrôler plus sévèrement que ne le fait l’actuel régime. A l’exception de Navalny et de quelques autres peut-être, l’« opposition » renforce donc autant qu’elle ne l’atténue la dépolitisation de la société. Même les grandes manifestations du mouvement « Pour des élections honnêtes », bien qu’ayant en partie pour cible le « pouvoir en place », ne constituaient pas une réelle démonstration politique, mais bien plutôt une auto-représentation sur le mode : « nous sommes ici, dans la rue, nous sommes nombreux, nous existons ». Les entretiens effectués par le Laboratoire de sociologie publique montrent combien les protestataires rejetaient toute identification idéologique ou partisane, toute prise de position autre que « tous unis contre Poutine ». Parmi les rares personnes ayant tenté de présenter leur préférence politique, notons des expressions fantaisistes du type : « national-démocrate », « tyrannie libérale » ou « gauche libérale ». Les dernières manifestations en date, notamment la marche du 1er mars 2015 qui a suivi l’assassinat de Boris Nemtsov, n’ont même pas porté de réels slogans, la plupart des manifestants apportant simplement leur recueillement et leur participation comme unique message .

Un apolitisme paradoxal

De nombreuses enquêtes l’ont montré , certains, parmi les « nouveaux mobilisés » des années 2011-2012, se sont reportés sur les luttes locales, selon la logique qu’illustre cette citation : « J’en ai eu assez de manifester pour manifester, ça ne servait à rien. Alors j’ai réfléchi à ce que je pourrais faire de plus concret, à ce qui pourrait donner de réels résultats. Et je me suis dit qu’il fallait s’investir dans mon quartier, faire en sorte que les gens se bougent ici ». Des groupes locaux se sont ainsi formés à la suite du mouvement « Pour les élections honnêtes » selon une logique inverse à celle que j’avais décrite dans un précédent article, allant non pas du plus concret et restreint ou personnel au plus général, mais, à l’inverse, du général au particulier . Une autre forme de politisation passe donc aujourd’hui par des mobilisations sociales « d’en bas », ancrées dans le local et les réalités du proche ou de la vie quotidienne. Les gens reprennent alors espoir dans l’action collective et se réapproprient le sentiment de pouvoir agir sur leur environnement, ils se découvrent acteurs et sujets de leur vie, en tout cas partiellement.

Les mobilisations locales, qui s’étaient surtout développées à partir de 2005, sous le deuxième mandat de Vladimir Poutine et à la faveur d’une embellie économique accompagnée de réformes sociales libérales, continuent de fleurir. Dès le crépuscule du mouvement « Pour des élections honnêtes », une large mobilisation locale a rappelé le dynamisme de ce type de militantisme : à Saint-Pétersbourg, en janvier 2013, ont eu lieu plusieurs manifestations rassemblant des milliers de participants contre la fermeture d’un hôpital pour les enfants souffrant de maladies cancéreuses. A Moscou, les batailles se sont surtout menées sur le terrain de la défense des écoles menacées de fermeture ou de « fusion » avec d’autres, pour l’accès de tous aux jardins d’enfants, contre les constructions « densifiées » (à l’intérieur des cours d’immeubles, sur des terrains de jeu ou des espaces verts). Dans la la région de Voronej, depuis 2012, les habitants de toutes les aires menacées se mobilisent contre les dangers du projet d’exploitation de gisements de cuivre-nickel dans la région. Le mouvement, qui dure depuis plus de trois ans, a largement mobilisé dans toute la région et au-delà, attirant des catégories très diverses de la population, des Cosaques, d’ordinaire plutôt conservateurs et loyalistes envers le pouvoir en place, paysans et petits commerçants. Une autre forme de mobilisation, le volontariat, se développe également ces dernières années, pour aider les gens dans la détresse mais surtout pour pallier les déficiences de l’Etat. L’un des élans de solidarité les plus massifs a eu lieu lors des inondations qui ont dévasté Krymsk, une ville du Sud de la Russie. Pro- et anti-Poutine participent aussi bien à cette nouvelle vague du volontariat.

Un peu partout dans le pays naissent aussi des « groupes d’initiative », forme d’auto-organisation la plus populaire en Russie, qui mènent surtout des batailles sur le terrain du logement, de l’écologie, de l’aménagement des villes, des infrastructures scolaires ou médicales. Il y a aussi, depuis 2007, un renouveau des conflits du travail, malgré une réforme législative de début des années 2000 qui rend les grèves presque impossibles à organiser légalement. Causant diminution des revenus, arriérés de salaires, licenciements, la récession économique qui a démarré début 2015 entraîne la multiplication de ces conflits, moins sous la forme de la grève que sous celle de rassemblements, manifestations, pétitions, blocages de route, grèves du zèle ou grèves de la faim. Des actions de protestations se déroulent un peu partout dans le pays et touchent quasiment toutes les branches, l’industrie, les transports, mais aussi les salariés de l’enseignement et de la médecine.

Vladimir Poutine.

Conclusion

Le « poutinisme » est donc une forme particulière de populisme gouvernemental qui répond aux attentes de la majorité de la population se reconnaissant comme « peuple » au travers de la figure de son dirigeant. Il est paradoxalement conforté par l’opposition politique qui concentre ses attaques contre la personne du dirigeant tout en négligeant les aspirations et demandes sociales d’un peuple fatigué du mépris des élites. Le soutien au « poutinisme », tout comme à l’opposition, est une posture politique contredisant l’apolitisme général de la population russe, même s’il s’agit d’une politisation paradoxale et limitée. Les mobilisations sociales « d’en bas », même lorsqu’elles affichent leur apolitisme, sont tout autant politiques lorsqu’elles portent des revendications de justice sociale et de reconnaissance de la capacité d’action d’un sujet qui est pourtant loin de s’auto-identifier. Ce qui freine leur politisation est sans doute la perception étroite d’une politique réduite à Poutine ou à l’opposition anti-Poutine, et qui laisse peu de place à une perception politique des problèmes du quotidien qui suscitent ces mobilisations. Il me semble cependant qu’une (re)politisation, un recouvrement des repères cognitifs, émotionnels et pratiques sur le monde passe par les chemins hésitants de ces mobilisations « d’en bas ».

par Karine Clément, le 19 octobre 2015

Pour citer cet article :

Karine Clément, « Poutinisme, patriotisme et apathie politique », La Vie des idées , 19 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Poutinisme-patriotisme-et-apathie-politique

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Projet de recherche « La formation des attitudes socio-politiques en Russie contemporaine » (2014), financement de la Faculté des Sciences et des Arts libéraux, Université d’Etat de Saint-Pétersbourg. Cas étudiés : enseignants, travailleurs de la culture, travailleurs des technologies de l’information, médecins, professionnels du marketing, adolescents.

[2S. Erpyleva, A. Magun (ed.), 2014. Politika apolitičnyh. Graždanskie dviženiâ v Rossii 2011-2013 godov, M : Novoe literaturnoe obozrenie [La politique des « apolitiques » : les mouvements citoyens de 2011-2013 en Russie] ; A. Kal’k, 2015. Trudovoj opyt i otnošenie k politike : slučaj rabotnikov sfery informacionnyh tehnologij. Université Européenne de St-Pétersbourg, diplôme de Master [L’expérience de travail et le rapport à la politique : le cas des travailleurs des hautes technologies].

[3Sondage effectué par le Centre Levada les 20-23 février 2015, (consulté le 3.7.2015).

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