Les banquiers et les régulateurs doivent-ils endosser la crise ? Cette simplification pourrait être aussi malavisée que la tendance des Allemands à accuser la France et la Grande Bretagne d’être responsables de leurs difficultés économiques dans l’entre-deux guerres. Les crises se prêtent parfaitement à produire des légendes, mais nous devrions trouver d’autres manières d’y faire face.
Chaque semaine, Mad Men, la série américaine en vogue qui illumine maintenant depuis plusieurs années nos écrans de télévision, commence avec la silhouette de son personnage principal en train de faire une chute sans fin le long de la façade clinquante d’un immeuble de bureaux des années 60 sur la Madison Avenue à New York. Le « mème » d’hommes en costumes qui tombent dans le vide sur fond de gratte-ciel Newyorkais est inscrit dans nos mémoires visuelles depuis les images tragiques diffusées dans le monde entier le 11 septembre 2001. Mais les créateurs de Mad Men ne sont certainement pas en train d’établir un quelconque lien anachronique entre le monde de la publicité des années 60 et le terrorisme contemporain. L’ombre tombante du protagoniste de la série illustre plutôt les conséquences de ses échecs moraux en établissant une analogie avec les nombreux banquiers qui, après avoir perdu au jeu leurs propres économies et celles des autres avant la crise de Wall Street de 1929, se suicidèrent en se jetant d’une fenêtre.
La vérité, cependant, c’est que seul un tel suicide a vraiment eu lieu, suivi par un autre saut fatal d’une femme de ménage. La croyance erronée mais largement répandue que des banquiers se sont tués en se jetant dans le vide remonte au sketch d’un comique qui, après le crash de la bourse de New York en 1929, fit la blague que les banquiers étaient en train de faire la queue pour atteindre la fenêtre. Même s’il n’y a pas eu de suicide en masse, ni de banquiers tentés par le vide, les producteurs de Mad Men nous montrent que la blague est devenue une légende contemporaine largement répandue. Et ce n’est pas, de loin, le seul exemple d’une crise financière donnant naissance à des légendes qui deviennent ancrées dans la conscience publique. En Allemagne, par exemple, les gens croient fermement qu’au plus fort de l’hyperinflation de 1923, les employés rentraient à la maison avec leur salaire du jour empilé dans des brouettes qui valaient plus que leur paye. Mais à part une photo mise en scène d’un homme bien habillé présentant une pile de billets de banque dans une brouette, il n’y a aucune preuve ni témoignage que de telles scènes ont jamais eu lieu.
Le générique de la série Mad Men (AMC)
Des Explications Commodes
Ce qui explique la longévité de ce type de légendes contemporaines, c’est leur capacité à expliquer le monde dans lequel nous vivons. Elles contribuent ainsi à créer une solidarité et une cohésion sociale, et donnent une légitimité aux institutions et pratiques sociales. Un exemple très connu est la légende qui émergea à la suite de la Révolution française (en plein milieu d’une autre crise financière), et selon laquelle Marie-Antoinette aurait conseillé aux masses affamées de manger de la brioche. Il n’existe aucune trace de son conseil sans cœur et les historiens sont convaincus qu’il n’a jamais été prononcé, mais la légende perdure parce qu’elle aide à exprimer et à réifier l’antagonisme qui existait entre les gens du peuple et l’aristocratie française. Le manque d’empathie de Marie-Antoinette pour ses sujets aida à justifier la décapitation de sa famille et donna du sens aux moyens brutaux utilisés pour renverser l’ordre monarchique en France. De nombreux travaux de recherche ont été consacrés à l’explication des origines de la Révolution française, mais pour la plupart des gens, cette explication se résume encore et toujours à l’action compréhensible de masses affamées n’en pouvant plus d’une aristocratie indifférente qui menait une vie luxueuse. De même, l’hyperinflation allemande de 1923 ou le crash de Wall Street en 1929 avaient des causes multiples et sans rapport les unes avec les autres, mais pour de nombreuses personnes, il était logique de croire que la faute en revenait simplement à des banquiers irresponsables.
Comme les crises financières sont par nature ésotériques, mais ont un impact très réel et direct sur la vie de presque tout le monde, elles ont tendance à générer des explications multiples. En essayant de comprendre ce qui se passe autour d’eux, les gens se soucient moins de découvrir la vérité, et plus de trouver une explication qui légitimera leurs propres opinions et choix personnels. De bons exemples de ce phénomène sont les explications incohérentes données à une série de crises financières qui heurtèrent l’Autriche dans les années 1920. Ce fut en Autriche que l’hyperinflation frappa la première. Ce pays fut aussi le premier à subir une période prolongée de reconstruction économique par l’austérité, puis le premier pays européen à vivre une crise financière en 1931. Durement touchés par l’hyperinflation, l’austérité et l’effondrement de 1931, les citoyens d’Autriche cherchèrent des explications pour comprendre ce qui se était en train de se passer. Souvent, l’explication qui s’imposa était erronée, mais elle aidait à légitimer des pratiques politiques, sociales et économiques aux yeux des gens qui subissaient la crise.
Le Cas Autrichien
L’hyperinflation autrichienne, qui aida à éliminer la dette de guerre du pays, détruisit une grande partie de l’épargne de la classe moyenne. Elle était le résultat d’un énorme déficit budgétaire et de l’impression de nouveaux billets de banque. Ce qui détermina le taux d’inflation furent les attentes du public, qui au début des années 20 étaient dominées par un sentiment d’incertitude par rapport à l’avenir. L’idée généralement répandue est que l’hyperinflation prit fin en août 1922 lorsque le chancelier autrichien, Ignaz Seipel, se lança dans une tournée éclair des capitales européennes, en menaçant d’unir l’Autriche démunie à l’Allemagne, bien plus puissante. Cette menace fit soi-disant peur aux Français et les poussa à l’action, et l’Autriche fut mise à l’ordre du jour à la Société des Nations (SDN), ce qui changea l’opinion publique et mit fin à la hausse des prix. En vérité, cependant, le risque d’hyperinflation persista jusqu’en décembre, en attente de l’introduction par la SDN d’un nouveau régime d’austérité et de réformes. Toujours est-il que la légende qui racontait que la tournée rusée de Seipel avait sauvé l’Autriche de l’effondrement marqua les esprits, et il fut bientôt appelé le sauveur de son pays, car aux yeux de nombre d’Autrichiens, cette explication était préférable à celle qui attribuerait ce succès à une entité internationale dominée par leurs anciens ennemis.
La période de reconstruction autrichienne qui suivit généra aussi ses propres légendes. L’euphorie initiale et un afflux massif de capital alimentèrent une bulle sur la Bourse de Vienne, qui éclata en 1924. Elle laissa dans son sillage une série de faillites et d’institutions financières bancales, et détruit la confiance à l’étranger en l’avenir économique de l’Autriche. Cela se traduisit par un manque de capital à long terme disponible à l’Autriche depuis l’étranger, et les banques et industries autrichiennes furent obligées de faire appel à de coûteux financements à court terme pour financer leurs entreprises. Un désaccord en termes de politique monétaire entre la Banque Nationale d’Autriche et la Banque d’Angleterre donna naissance à l’affirmation que les Britanniques étaient responsables du manque de capital à long terme, car ils auraient émis un embargo sur le crédit pour l’Autriche. Cette accusation fut largement publiée dans la presse viennoise et l’Angleterre fut accusée d’être responsable de bon nombre des maux économiques du pays – une explication contrefactuelle que l’on retrouve encore à ce jour dans nombre de livres d’histoire. Mais en vérité, même si la Banque d’Angleterre tenta de minimiser les prêts à l’étranger pour préparer le retour de la livre Sterling à l’or en 1924, il n’y eut jamais d’embargo sur les prêts privés aux banques autrichiennes.
De même, l’effondrement de la banque viennoise Credit-Anstalt en mai 1931, qui est probablement la crise financière la plus tristement célèbre de l’entre-deux guerres, donna naissance à une autre légende – cette fois à une échelle planétaire. Comme aucune aide étrangère n’était disponible, il fallut renflouer la banque, ce qui vida les caisses publiques. Quand, en juillet, les banques commencèrent à faire faillite en Allemagne, puis que la Grande Bretagne fit face à une ruée sur la livre Sterling en août, les autorités autrichiennes n’avaient plus de fonds pour soutenir la monnaie autrichienne et préserver sa convertibilité en or, ce qui ne leur laissa qu’un seul choix : celui d’introduire des contrôles de capitaux. La séquence chronologique des évènements, de l’effondrement du Credit-Anstalt en mai à la fin de l’étalon de change or en septembre, donna naissance à la légende que la crise autrichienne avait provoqué la Grande Dépression en Europe. Même si la vérité dans cette affaire est que la crise du Credit-Anstalt fut limitée avec succès et était bien trop petite pour provoquer une crise globale, l’effondrement de la plus grande banque d’Autriche est encore largement perçue comme ayant déclenché la catastrophe économique des années 30 [1].
Creditanstalt
Le débordement d’une croyance populaire dans l’historiographie n’est possible que parce que ces légendes étaient considérées comme étant vraies par leurs contemporains, qui les détaillèrent dans leurs journaux intimes, leurs mémoires, leurs correspondances diplomatiques et dans la presse. Une recherche historique rigoureuse peut bien montrer qu’elles sont fausses, mais ces légendes survivront parce qu’elles ne sont pas de simples erreurs historiographiques, mais en réalité appuient un récit auquel tout le monde voulait et veut encore croire. L’idée erronée que le public contemporain se fait de l’Autriche d’entre-deux guerres réitère la fixation des commentateurs de l’époque sur la France et la Grande Bretagne en tant que vainqueurs puissants. Ainsi, l’hyperinflation ne fut conquise qu’en provoquant la France à agir, la Banque d’Angleterre suffoqua l’économie autrichienne avec son embargo sur le crédit, et l’effondrement du Credit-Anstalt déclencha la Grande Dépression car ni la France ni la Grande Bretagne n’acceptèrent d’offrir de l’aide. En même temps, le récit préserve le rôle proéminent de l’Autriche sur la scène internationale, en dépit du fait que le pays ait été réduit à une toute petite république. Si nous l’épluchons jusqu’au cœur, ce récit accuse les vainqueurs d’avoir ignoré l’importance globale de l’Autriche et d’avoir provoqué non seulement la Grande Dépression mais aussi la Deuxième Guerre Mondiale.
Les Banquiers : encore et toujours au centre de l’attention publique
Bien sûr, il est encore trop tôt pour prédire quelles légendes contemporaines seront créées par notre crise actuelle, mais il pourrait être utile d’examiner les explications les plus courantes avancées aujourd’hui. Un article académique récent par Andrew W. Lo a recensé plus de vingt livres publiés sur la crise, nous donnant ainsi une idée de la façon dont les économistes et les journalistes l’expliquent [2]. Il semble y avoir fort peu d’accord sur la question, mais nous pouvons identifier trois grandes lignes d’explication. Premièrement, les investisseurs auraient trop fait confiance à l’efficacité ou à l’honnêteté des marchés financiers. Deuxièmement, les bonus annuels attribués aux professionnels sur Wall Street auraient créé des incitations à court terme à choisir des profits rapides plutôt que des investissements prudents, un problème qui aurait été exacerbé par un manque de régulation, de captation réglementaire, et par la cupidité [3]. Troisièmement, des déséquilibres mondiaux, des réglementations laxistes et des flux de capitaux internationaux massifs auraient incité les grosses banques à augmenter leur niveaux d’endettement jusqu’à atteindre un niveau auquel elles ne pouvaient plus gérer les crises financières, souvent dans la croyance qu’elles seraient renflouées en cas de crise.
Le point commun de ces trois lignes d’explication est qu’elles reprochent toutes aux banquiers d’avoir agi de manière fautive, que ce soit à cause de leur ignorance, de leur cupidité ou tout simplement parce qu’il avaient besoin de survivre. En se focalisant sur les banquiers, ces diverses explications correspondent aux explications plus populaires de la crise, telles que les articles de Matt Taibbi publiés par Rolling Stone, qui mirent en particulier la responsabilité sur le dos de Goldman-Sachs [4]. Selon Taibbi, Goldman-Sachs créa la crise du logement pour son propre profit, en escroquant à la fois les clients et les contribuables. Ce faisant, Goldman vendit à découvert à des hedge-funds les mêmes produits qu’elle vendait à ses clients, ce qui pour Taibbi représente une fraude financière. Enfin, le vaste réseau de Goldmanites au gouvernement et dans les organismes de réglementation aida les banques à échapper aux sanctions et à manipuler la réglementation. Comme l’avance Megan McArdle dans The Atlantic, de telles simplifications ne sont pas nécessairement erronées, mais elles ne sont pas suffisamment complexes pour exprimer la nature compliquée de la vérité. Les explications de Taibbi créent la matière de légendes futures parce qu’elles sont suffisamment faciles à comprendre et parce qu’elles communiquent le genre de vérités en lesquelles les gens veulent croire, même si elles restent incohérentes et suggèrent des complots peu crédibles.
Taibbi et d’autres mettent la responsabilité sur le dos des banquiers de la même façon que les Autrichiens accusèrent les Britanniques et les Français – en exportant le nœud du problème hors de leur propre domaine. Bien sûr, accuser des étrangers n’est pas la même chose qu’accuser des banquiers, mais la différence ici est instructive. Les Autrichiens accusèrent les Français et les Britanniques parce que ces derniers avaient gagné la guerre et leurs avaient pris du territoire et du pouvoir. De même, nous accusons les banquiers, qui semblent être les seuls à avoir profité de la crise et à s’en être sortis indemnes. Dans les deux cas, il y a une bonne part de jalousie dans ces positions. En Europe, il est assez fréquent de mettre tout simplement toute la responsabilité sur le dos des États-Unis et de leur forme de capitalisme effréné, mais étant donné l’effet de la crise sur la société en général, ne devrions-nous pas plutôt être en train de remettre en question le système, au lieu de chercher des boucs émissaires ?
Notre focalisation sur les banquiers et les régulateurs est tout aussi malavisée que la légende tenace des banquiers suicidaires, qui permit aux Américains de faire face aux dures conséquences de la Grande Dépression. Le fait de réduire le problème aux actions de banquiers cupides aide à préserver la cohésion sociale et permet au système capitaliste dans lequel nous vivons de persister. Cela nous dégage de notre propre responsabilité à agir et nous permet de continuer à vivre en paix dans notre structure économique actuelle. Mais peut-être devrions-nous nous poser la question de savoir comment les marchés financiers, les banques et les régulateurs sont venus au départ à posséder tant de pouvoir de destruction sur nous tous. Au lieu de ça, le fait que nous n’engageons pas ce processus de réflexion garantit que des explications incohérentes continueront de s’insinuer dans l’historiographie future de notre crise actuelle, d’une façon semblable à la blague sur un banquier qui paya de sa vie la crise de 1929 en se jetant par une fenêtre de Wall Street.
Nathan Marcus, « Pourquoi les crises financières donnent naissance à des légendes »,
La Vie des idées
, 19 décembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-les-crises-financieres
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[1] Une thèse défendue le plus notoirement par Charles P. Kindleberger, dans A Financial History of Western Europe, Francis & Taylor, 2006 ou par Barry Eichengreen, dans Golden Fetters, Oxford University Press, 1992.
[2] Andrew W. Lo, “Reading About the Financial Crisis : A 21-Book Review.”
[3] À propos de la questions délicate des salaires des cardes supérieurs, lire Claire Célérier, « Comment payer les patrons ? ».
[4] Matt Taibbi, “The People vs. Goldman Sachs,” Rolling Stone, 11 mai 2011.