Avec cet ouvrage dense, le professeur émérite de Sorbonne Université revient sur un événement déjà exploré dans La Nuit de la Saint-Barthélemy (Fayard, 1994) pour reprendre ses hypothèses et engager un dialogue critique avec plusieurs publications récentes. Trois lignes de force structurent sa démonstration.
Paris criminel propose d’abord une vision totalisante de la Saint-Barthélemy : rejetant toute explication fondée sur une seule échelle, D. Crouzet alterne analyse micro-historique des gestes violents et inscription des événements d’août 1572 dans une histoire longue. Il montre que les tueries ne sont pas le fait d’une minorité zélée, mais engagent tous les Parisiens et le pouvoir royal. Ensuite, l’ouvrage insiste sur le rôle déterminant du facteur confessionnel : la Saint-Barthélemy naît de la rencontre entre l’angoisse eschatologique du peuple et les efforts de Charles IX et Catherine de Médicis pour réunir les Français sous une même foi. Enfin, l’historien recourt à un anachronisme maîtrisé, rapprochant la Saint-Barthélemy des pogroms du XXᵉ siècle.
L’ouvrage se fonde sur un corpus de sources multiformes dominé par l’imprimé : mémoires, documents diplomatiques, correspondances, textes polémiques… Il propose une lecture en trois temps de la Saint-Barthélemy : d’abord, la monarchie décide d’éliminer les capitaines protestants ; ensuite, les Parisiens interprètent cette action comme un signal pour déclencher une violence de bien plus grande ampleur ; enfin, Charles IX et Catherine de Médicis élaborent un discours qui transforme cette purge incontrôlée en une initiative royale. Paris criminel se concentre sur les deux premières étapes, l’analyse historiographique étant réservée pour un ouvrage à paraître à l’automne [1]. Trois acteurs agissent ici en interdépendance : Dieu, le roi et le peuple. Ce trio doit être envisagé dans cet ordre : Dieu omniprésent, un roi initiateur et bénéficiaire du massacre, et une ville entière qui assassine. Paris criminel offre ainsi une lecture totalisante, mais hiérarchisée de la Saint-Barthélemy.
Une histoire possibiliste
L’essentiel de l’ouvrage explore l’action politique de la monarchie dans les années 1560 et 1570. D. Crouzet repart de ses thèses antérieures : Charles IX et Catherine de Médicis poursuivent un idéal d’union des contraires, et la paix qu’ils cherchent à instaurer est un piège tendu aux protestants. In fine, la concorde doit réunir les Français dans une même foi et les concessions visent à endormir la vigilance des huguenots pour frapper au moment opportun. Paris criminel vient doublement préciser ces résultats.
D’abord, l’auteur adopte une large focale pour inscrire l’action de la monarchie dans la culture politico-philosophique renaissante. Catherine de Médicis entretient une « culture criminelle » florentine (p. 144) qui recourt aux exécutions judiciaires pour protéger la monarchie. Dans un siècle empreint de néoplatonisme, Charles IX cherche à incarner le roi philosophe, maître des contradictions, qui accepte les troubles comme l’hiver nécessaire d’un printemps politique. Enfin, la Saint-Barthélemy s’explique par les « secrettes necessités de l’Estat » (p. 174), que Catherine invoque pour présenter sa politique comme un devoir imposé par la « raison des temps et des hommes » (p. 167). Cette nécessité justifie la concorde puis des actions plus martiales telles que la Saint-Barthélemy.
Ensuite, D. Crouzet montre que les Valois mobilisent la notion d’énigme au sens théologico-politique : seul Dieu détient le savoir ultime et le roi, son représentant, agit en dissimulant ses intentions pour surprendre l’adversaire. Plusieurs indices suggèrent que Charles IX et Catherine de Médicis ont conçu la Saint-Barthélemy comme une énigme : l’assassinat des capitaines huguenots préparé dans le plus grand secret et le refus de livrer une explication à propos de la violence populaire. Cette stratégie, qui soustrait à l’histoire les auteurs du massacre, nourrit la thèse d’un massacre volontairement sous-documenté et en cerne le corrélat : parce que la Saint-Barthélemy « échapp[e] à toute certitude » (p. 121), elle ne peut être abordée que de manière « possibiliste », y compris dans le débordement de la stratégie royale.
Un massacre à la fois improvisé et préjoué
Paris criminel explique le basculement dans le massacre par un élargissement de la notion de peuple : rejetant l’idée que quelques tueurs aient concentré l’essentiel des violences, D. Crouzet soutient que la Saint-Barthélemy est le crime de toute la ville – en agissant, en observant ou en se taisant, c’est « Paris qui assassine » (p. 10). Cette analyse conduit à repenser la Saint-Barthélemy sous deux angles. D’une part, puisque les massacres sont perpétrés par une foule anonyme, toute tentative d’identification des tueurs est limitée et non représentative. C’est une réplique directe aux travaux de Jérémie Foa qui, dans une lecture micro-historique, voit en août 1572 « une très grande tuerie par un tout petit nombre » (p. 195) (voir « L’ouverture d’un débat fécond »). Ensuite, D. Crouzet réévalue le bilan : rejetant l’idée d’un simple vicinicide, il estime qu’un plus grand nombre de tueurs implique davantage de morts et avance des chiffres supérieurs à ses premières hypothèses – entre quatre et sept mille victimes.
Pour comprendre le basculement d’une ville entière dans le massacre, D. Crouzet mène un vaste travail de contextualisation qui révèle des « modalités d’activation allant à contresens d’une histoire immédiate » (p. 24) et inscrit la Saint-Barthélemy dans une « histoire plus longue » (p. 280). S’appuyant sur les travaux de J. Assmann qui ont cerné les liens anthropologiques entre monothéisme et violence confessionnelle [2], D. Crouzet montre qu’une culture vétérotestamentaire omniprésente impose aux catholiques une fidélité absolue. Il souligne aussi le rôle des prédicateurs, qui, dès les années 1550, appellent à agir pour détourner une colère divine perçue dans de nombreux signes. Le massacre d’août 1572 fut ainsi vécu comme une œuvre de justice divine et un acte de survie.
Cette démonstration permet à D. Crouzet de réaffirmer sa place dans la recherche sur le XVIe siècle. D’abord, après avoir défendu le premier, dans La Nuit de la Saint-Barthélemy, la thèse de la non-préméditation, il l’affine dans Paris criminel : sous l’effet d’une longue sédimentation culturelle, les Parisiens interprètent l’initiative royale comme le signal attendu pour purger la cité de l’impureté calviniste. Charles IX déclenche ainsi une machine infernale – d’où l’idée d’un massacre à la fois « improvisé » et « préjoué » (p. 317). Ensuite, D. Crouzet affirme que les imaginaires confessionnels forment une strate essentielle, reléguant au second plan d’autres facteurs comme la cupidité ou la vengeance sociale. Fidèle à une démarche structuraliste, il veille, comme dans Les enfants bourreaux au temps des guerres de Religion [3] (2020) – où un fait historique d’apparence modeste permettait de reconstituer un imaginaire religieux –, à baliser la recherche sur le XVIᵉ siècle pour l’éloigner de lectures téléologiques ou réductrices.
« Combler des vides dans des temps engloutis »
Creusant l’écart avec Jérémie Foa qui propose une comparaison entre la Saint-Barthélemy et le génocide des Tutsis au Rwanda, D. Crouzet la met en relation avec d’autres événements du XXᵉ siècle : les pogroms. Dans la seconde moitié de Paris criminel, cette superposition des temps renforce son argumentation à deux égards.
D’abord, elle consolide les résultats de l’enquête : des points communs entre les massacres des XVIe et XXe siècles attestent que le contexte urbain implique toujours une pluralité d’acteurs. La Saint-Barthélemy apparaît ainsi comme un crime d’État autant qu’un massacre de foule. La convergence entre la judéophobie du XXe siècle et la « terreur antiprotestante » des années 1560-1570 (p. 221) révèle une violence d’abord religieuse, aussitôt investie politiquement, des élites au plus grand nombre.
Intégré à la perspective structuraliste, l’anachronisme maîtrisé permet à D. Crouzet de « revenir à la violence collective » (p. 212) et d’en comprendre l’expressivité . Une approche micro-historique des gestes meurtriers en révèle la syntaxe : rage des coups, parties du corps visées, armes utilisées et surtout volonté tenace d’effacer les corps, signes d’une pulsion quasi-génocidaire et théophanique.
Pour mieux « comprendre la logique de la violence » (p. 206), D. Crouzet mobilise les travaux de Françoise Héritier sur les fondements anthropologiques de la violence pour déceler, dans les mémoires du XVIe siècle et les travaux sur les pogroms du XXe, des invariants : bûchers improvisés, corps découpés, immersion des cadavres montrent que les bourreaux de 1572 ont cherché à faire disparaître leurs victimes comme, plus tard, l’Allemagne nazie organisera l’extermination industrialisée des juifs. L’eau, où l’on jette fréquemment les cadavres, évoque l’enfer ou une purification. Le massacre d’enfants et de femmes enceintes témoigne d’une culture commune de la violence, dictée par la peur de la contamination.
Le structuralisme de D. Crouzet se fait paradigmatique : en connectant des gestes violents récurrents aux discours politiques, il met au jour un sens intemporel du massacre. Deux invariants ont d’importantes conséquences méthodologiques. D’abord, une « langue des assassins » (p. 261) : la forfanterie des tueurs piège l’historien qui tente de quantifier les victimes. Ensuite, l’euphorie collective : la gaieté post-massacre, observée après la Saint-Barthélemy comme après les pogroms, révèle une communauté entière s’identifiant aux tueurs — et donc collectivement responsable.
L’ouverture d’un débat fécond
L’intérêt constant des historiens pour la Saint-Barthélemy pourrait conduire à s’interroger quant à la nécessité de nouveaux ouvrages sur un événement si célèbre. Paris criminel dissipe ces doutes en démontrant que le 24 août 1572 n’est pas seulement un tournant des guerres de religion, mais leur quintessence : cette saison sanglante révèle l’intrication complexe des enjeux et des échelles d’un conflit à la fois confessionnel, militaire, civil, local et international.
Par sa lecture totalisante, mais hiérarchisée de la Saint-Barthélemy, D. Crouzet ouvre un dialogue critique avec un autre spécialiste des guerres de Religion : Jérémie Foa. Les deux chercheurs se distinguent autant par leur méthode que par leurs conclusions : tandis que Tous ceux qui tombent (La Découverte, 2022) proposait « une micro-histoire de la Saint-Barthélemy » à travers une lecture sociologique « au ras du sol », Paris criminel replace l’action du peuple dans une perspective plus large, attentive à l’imaginaire confessionnel et au discours monarchique. D. Crouzet propose ainsi une histoire plus englobante et plus connectée, explorant les interactions verticales (entre Dieu, le roi et le peuple) et horizontales (entre la culture eschatologique et la violence comme langage). À l’inverse de J. Foa qui, à travers Survivre (Seuil, 2024), lit dans une « guerre des signes » l’émergence d’une modernité politique détachée des violences confessionnelles, D. Crouzet affirme que Charles IX et Catherine de Médicis participent au massacre et gouvernent selon des principes renaissants. Paris criminel remet ainsi en question l’idée controversée d’une « autonomisation du politique » à la sortie des guerres de Religion [4].
Malgré leurs différences, les démarches de D. Crouzet et J. Foa convergent sur plusieurs points essentiels. Tous deux insistent sur le rôle du langage – le premier s’intéresse à son usage par la monarchie avant sa perte de contrôle, le second à son évolution en contexte conflictuel –, la bataille pour l’espace public – via les processions et les massacres pour l’un, les signes identitaires pour l’autre – et la dynamique des factions – analysées sous l’angle anthropologico-confessionnel ou socio-politique. Leur principal point d’accord réside dans une conviction stimulante : les guerres de Religion sont un moment-clé de l’histoire de France, un phénomène complexe dont la profondeur doit encore être sondée. Ces convergences invitent à de nouvelles études, combinant les apports des deux chercheurs dans une approche multiscalaire envisageant les dimensions politique, sociale, confessionnelle et anthropologique du conflit.
À bien des égards, Paris criminel est une lecture indispensable pour comprendre la violence religieuse d’août 1572 et, plus largement, du XVIᵉ siècle. Cet ouvrage embrasse le massacre dans toute sa complexité, restituant l’épaisseur du phénomène grâce à un constant changement de perspective. En reconstituant deux stratégies d’occultation — le silence volontaire sur les causes et l’effacement des victimes —, il compose une histoire de la Saint-Barthélemy portée par une exigence de justice : Paris criminel rend leur existence aux morts. Maître de l’anachronisme, D. Crouzet invite aussi à penser les massacres du passé en écho au présent : les invariants entre la Saint-Barthélemy et les pogroms montrent combien les crispations antagonistes actuelles rendent possible un nouveau basculement dans la violence. Comprendre pourquoi toute une ville choisit de tuer en 1572, c’est peut-être se prémunir contre les « recommencements effrayants, terriblement proches de nous » (p. 322) qui scandent l’histoire de la violence.
Denis Crouzet, Paris criminel. 1572, Paris, Les Belles Lettres, 2024, 364 p., 25 €.