Ce texte est un commentaire de l’article de Geoffrey Hodgson « Comprendre le capitalisme. Comment le mauvais usage de concepts clés nous empêche de comprendre les économies modernes », publié le 17 mars sur La Vie des idées, et traduit par Émilie l’Hôte.
Dans le texte « Comprendre le capitalisme », paru sur le site de La Vie des idées [1], Geoffrey Hodgson cherche à faire le point sur la définition du système capitaliste. De nombreux prédécesseurs se sont attelés à la tâche, rappelant que l’organisation de marchés était en soi insuffisante pour définir et donc comprendre le système capitaliste. Ces études ont souvent insisté sur la construction de marchés pour organiser l’échange de l’ensemble des moyens de production et en particulier la terre et le travail. Ce texte insiste plus particulièrement sur la construction de droits spécifiques qui ont permis l’extension de la propriété aux biens immatériels et en particulier aux titres de dettes : le point déterminant serait la possibilité juridique donnée à la construction des marchés financiers. Ainsi G. Hodgson « propose une définition du capitalisme qui inclut la propriété privée, la généralisation des marchés et des contrats de travail, et l’existence d’institutions financières bien développées ».
Ces développements sont à la fois intéressants et convaincants. Malheureusement, l’auteur a tendance à céder à l’illusion de la révolution, en présentant un facteur essentiel du développement d’un système comme le facteur prépondérant, et réduisant les autres à des corolaires. C’est ainsi que ce texte me semble sujet à deux limites : un rejet peu argumenté du matérialisme et une vision erronée du marché du travail « idéal » d’une économie de capitalisme pur.
Un idéalisme implicite et en mal d’arguments
Geoffrey Hodgson construit sa vision du système capitaliste en opposition à ce qu’il présente comme la conception usuelle, basée sur les forces économiques liées aux technologies et aux rapports de production. Par ce positionnement, il situe sa contribution dans le cadre du débat qui oppose matérialisme et idéalisme :
Il va de soi que la technologie est une condition nécessaire au progrès dans de nombreux domaines (…) mais il faut également s’interroger sur les conditions qui permirent l’évolution et la diffusion de ces nouvelles technologies.
Il est en effet primordial de s’interroger sur ces conditions, et quiconque s’est intéressé à l’histoire sait que la superstructure et l’infrastructure, puisqu’il faut nommer les concepts par leur nom, évoluent concomitamment : leurs interactions sont primordiales dans la compréhension des sociétés [2]. En soi, le message pourrait être relativement consensuel : vous avez trop mis l’accent sur l’infrastructure et avez négligé la superstructure. Or, même chez nombre de matérialistes, le capitalisme a été défini par sa superstructure, tout en considérant que les fondements de cette superstructure étaient causés par l’infrastructure. C’est là un point essentiel pour comprendre l’intérêt et les limites de la thèse de G. Hodgson : définition ne vaut pas cause. Son ouvrage se fixe comme objectif de définir le capitalisme, pour mieux le comprendre. Bien souvent, il pousse au delà en interprétant les éléments constitutifs de la définition du capitalisme – en particulier sa superstructure – comme ses causes fondamentales ; c’est cette interprétation que je conteste.
De plus, l’auteur tombe dans le travers classique de ceux qui veulent insister sur la nouveauté de leur contribution en minorant ce qui a été fait avant sur le sujet et en construisant un ennemi plus méchant qu’il n’est. Ainsi, la question de la minimisation de l’importance de la finance par ses prédécesseurs est pour le moins exagérée :
Je ne suis certes pas le seul à affirmer que c’est l’émergence d’institutions financières sophistiquées qui marque l’avènement du capitalisme, mais on peut tout de même se demander pourquoi tant d’économistes et d’historiens, Marx y compris, ont choisi de minimiser l’importance de ces évolutions essentielles.
L’exemple est particulièrement mal choisi quand Marx considère justement le capital financier comme le capital par excellence du développement capitaliste, et qu’il consacre l’intégralité du tome 2 du livre III de son œuvre majeure à ce sujet [3].
Pour revenir à la question, on pourrait objecter que Geoffrey Hodgson ne prend pas clairement parti pour l’idéalisme mais qu’il critique le manque d’intérêt des matérialistes pour la superstructure. Cela me semble faux pour nombre de matérialistes, mais encore plus faux pour l’ensemble des auteurs ayant pensé le système économique, Marx notamment. Keynes, certes un idéaliste mais pas si marginal dans la pensée économique du capitalisme, présente justement le système financier comme la clef de la compréhension des conjonctures économiques [4]. Malheureusement, l’auteur ne se contente pas d’un tel message et critique la légitimité même de l’étude de l’infrastructure :
Il faut abandonner les métaphores physiques basées sur des images d’entités et de forces, et présenter l’économie comme un système de traitement de l’information en perpétuelle évolution, impliquant la création, l’attribution et l’échange de droits juridiques appliqués à différents types d’actifs.
Or, l’importance de la construction juridique de la possibilité des marchés financiers ne va aucunement à l’encontre de l’importance de l’évolution matérielle des modes de production. Et ceux-ci s’expriment en termes de forces. Dire que le capitalisme se définit par sa capacité à organiser juridiquement la finance ne disqualifie en rien une analyse de l’infrastructure qui a nécessité cette construction juridique pour se développer. Et ce d’autant plus que rien n’indique dans le raisonnement de l’auteur que cette construction juridique serait venue d’autre chose que des besoins créés par une production dont l’évolution s’est trouvée en butte à la question de la finance. Cette évolution institutionnelle de la finance serait alors le fruit de l’évolution de la production et des rapports de force sociaux qu’elle engendre.
Ainsi, il cite la Glorieuse Révolution de 1688 comme point de départ du processus de transformation des droits sur la dette permettant le développement de la finance, et note que cette « “révolution financière”, (…) en partie initiée par l’État, [a préparé] le terrain pour la révolution industrielle à venir ». C’est un fait, mais cette construction juridique n’est pas venue de purs débats d’idées. Elle est venue des rapports de forces au sein des organes décisionnels anglais, rapports de force dans lesquels les marchands avaient acquis du pouvoir du fait de leur essor économique. Décrivant la période précédant cette Glorieuse Révolution, North et Weingast (1989) [5] parlent d’une lutte continuelle opposant le Roi à la fois au Parlement et aux tribunaux de common law, précisément sur le sujet des droits de propriété et de la manière dont la couronne « empruntait » ses ressources financières. Geoffrey Hodgson dit d’ailleurs lui-même que ce traitement juridique est venu d’une demande des hommes d’affaires :
Au XVIIe siècle, suite à l’échec des tribunaux de droit commun au sujet de la négociabilité de la dette, les hommes d’affaires du pays demandèrent au Parlement de mettre en place une législation plus robuste.
D’ailleurs, pour revenir sur les sources de ces « nouveaux accords politiques de 1688 », le poids de la dynastie néerlandaise des princes d’Orange dans cette révolution anglaise n’est pas seulement le fruit d’une histoire d’amour entre la fille de Jacques II et le Stathouder de Hollande, mais est bien lié à l’importance qu’avait pris le commerce mondial et la part prépondérante des princes d’Orange dans celui-ci. La Glorieuse Révolution n’a pas seulement inscrit juridiquement la possibilité de l’essor capitaliste, elle est aussi le résultat de ses premiers développements. Dans son livre [6], Geoffrey Hodgson note bien ces influences :
La Glorieuse Révolution anglaise de 1688 était en réalité une invasion néerlandaise, quoiqu’elle fût précédée d’une invitation par un évêque et six membres de la noblesse. (…) Cette invasion fit basculer l’allégeance de l’Angleterre envers la Couronne française vers la Couronne néerlandaise et provoqua un afflux de marchands, banquiers, artistes et scientifiques néerlandais. Les négociants néerlandais amenèrent avec eux une connaissance précise des institutions financières et permirent à Londres de devenir le premier centre financier mondial.
Ainsi, s’il est vrai que la constitution d’un droit de propriété permettant les marchés financiers a été essentielle au capitalisme, cela ne diminue en rien le caractère tout aussi essentiel de l’analyse matérialiste des fondements productifs qui ont nécessité le développement de ces marchés. Certes, des matérialistes ont poussé trop loin cette voie en présentant la superstructure comme une fonction déterministe de l’infrastructure. C’est également faux. La superstructure ne découle pas directement et univoquement de l’infrastructure. Il existe des choix sociaux et des variantes à ces superstructures [7], mais l’infrastructure impose des contraintes fortes qui font que les différentes variantes ont nombre de points communs entre elles, qui justement font que toutes ces variantes sont capitalistes. Il est donc important de comprendre ces rapports de forces infrastructurels pour analyser comment ils sont traités par diverses régulations. Si à l’inverse on néglige ces rapports de force issus des conditions matérielles de production, on risque de manquer certains enjeux prépondérants dans les débats autour des formes juridiques de régulation du capitalisme.
Une vision erronée du marché du travail de pur capitalisme
Ce manque d’intérêt pour les développements matériels du processus productif capitaliste se révèle en particulier lorsque Geoffrey Hodgson traite la question du marché du travail. Il fait un profond contresens en voulant voir dans l’abolition de l’esclavage l’exemple de la primauté des structures de l’esprit sur ce qu’il croit être les développements du capitalisme poussés par son infrastructure :
Dans la mesure où l’abolition de l’esclavage et l’adoption du contrat de travail excluent la possibilité d’un marché à terme total de la main d’œuvre, il existe forcément des défaillances de marché dans le système capitaliste. […] En refusant l’esclavage et en développant le travail salarié, le capitalisme a fondamentalement limité la portée des marchés, en empêchant la création d’un marché à terme total de la main d’œuvre. […] C’est grâce aux idées des Lumières sur la liberté individuelle et l’égalité juridique que le capitalisme a pu voir le jour. Or il est juste que nous ne soyons pas libres de réduire les autres en esclavage, de vendre des esclaves, ou de devenir nous-mêmes esclaves.
En présentant cet exemple ainsi, il pose implicitement deux hypothèses qu’il semble présenter comme des résultats de son analyse. Premièrement, le développement du capitalisme pur passerait par l’esclavage, et le salariat ne serait qu’un pis-aller compte tenu de l’absence d’esclavage. Deuxièmement, l’abolition de l’esclavage serait le fruit d’un développement des idées humanistes et non le fruit d’un développement des conditions matérielles de production puisqu’au contraire ce dernier développement préfèrerait l’esclavage. À mon sens, ces deux hypothèses sont fausses, car l’abolition de l’esclavage ne s’oppose en rien au développement économique capitaliste, il en est au contraire le fruit et non celui des idées humanistes.
Certes, des auteurs [8] ont publié dans les années 1970 une analyse cliométrique estimant que l’esclavage était encore une forme productive efficace lors de son abolition aux États-Unis. Toutefois, non seulement ces résultats ont été fortement contestés, mais surtout les auteurs eux-mêmes notaient bien que ce mode d’exploitation de la force de travail ne restait rentable que dans des contextes et pour des cultures très particulières. Ils trouvaient que l’esclavage n’aurait plus été rentable dans le Nord, non seulement dans l’industrie bien évidement, mais également dans l’agriculture. Il est important à ce propos de noter que l’esclavage avait alors déjà disparu dans ces États du Nord.
Plus généralement, un point fondamental de l’analyse économique du capitalisme est la question de l’allocation des facteurs de production. On retrouve cette problématique dans quasiment toutes les théories économiques classiques, depuis Adam Smith jusqu’à l’analyse dominante moderne en passant par la définition de la discipline elle-même par Lionel Robbins : « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usage alternatif » [9]. Or, l’utilisation optimale de la force de travail – sous-entendu la plus productive – n’est absolument pas l’esclavage. Ce qui importe est bien la force de travail du travailleur et non le travailleur lui-même, et ce n’est pas en possédant le travailleur qu’on s’assure la plus grande force de travail.
En laissant la charge au travailleur d’entretenir lui-même sa force de travail, on peut arriver à obtenir du travail plus productif, et c’est bien par le salariat (voire en rendant le travailleur encore plus « libre » via un statut d’indépendant) qu’on peut obtenir cette force de travail maximale. Ceci est d’autant plus vrai au fur et à mesure que la technologie demande du travail de plus en plus qualifié. Ainsi, l’esclavage se révèle de plus en plus obsolète au fur et à mesure du développement du capitalisme, et son abolition répond au développement matériel des conditions de production au lieu d’en être un frein, qui aurait été imposé par des philosophies humanistes.
De ce point de vue, une rapide lecture historique est assez éloquente. En Europe, l’esclavage a disparu pendant la haute période féodale, au profit du statut de serf devenu petit à petit prépondérant. Celui-ci a lui-même commencé à disparaître au bas Moyen Âge. Si les Capétiens ont affranchi tant de serfs aux XIIIe et XIVe siècles, ce n’est pas uniquement par conscience morale, mais parce qu’ils y voyaient un intérêt économique ; Marc Bloch note même que « le nombre des affranchissements fut, en dernière analyse, fonction des conditions économiques du lieu et du moment » [10].
Pour ce qui concerne l’un des affranchisseurs les plus actifs, à savoir Philippe le Bel, l’intérêt économique de l’affranchissement lui a d’ailleurs été suggéré par ses ministres, qui devaient précisément leur place au développement économique et à l’essor de la bourgeoisie qu’il avait permis. Les progrès techniques agricoles, et les besoins de superstructure pour permettre leur mise en place effective, ont participé au fait qu’on pouvait finalement tirer plus d’un travailleur libre bien imposé que d’un serf. C’est alors un système apparenté au métayage qui est apparu, puis s’est imposé avec la raréfaction de la main d’œuvre consécutive à la guerre de Cent Ans et à la peste noire, le salariat ne se généralisant que bien plus tard avec d’autres besoins spécifiques dans l’utilisation de la main-d’œuvre.
Bien sûr, le lien entre développement productif et statut des travailleurs ne fut ni déterministe ni univoque. Les retours en arrière opérés par la réaction féodale à la suite du règne du roi de fer – et le passage de son coadjuteur, issu de la bourgeoisie, à Montfaucon – en sont la preuve. Mais à l’époque de la découverte du Nouveau Monde, l’esclavage avait depuis longtemps disparu d’Europe et le servage en avait fait autant. Ce sont bien les conditions économiques de défrichement et de culture particulières des colonies qui ont relancé l’esclavage et non un retour en arrière des idées philosophiques à l’époque de la Renaissance.
De même, la fin définitive de l’esclavage n’est pas la simple conséquence de la philosophie des Lumières, contrairement à ce que Geoffrey Hodgson avance. Il est notable qu’en France par exemple, quelques années après la fièvre démocratique qui avait poussé la convention à abolir l’esclavage en 1794, celui-ci ait été rétabli pour de nombreuses décennies [11]. Si l’abolition définitive a été le fruit d’engagements éthiques personnels, tel celui de Victor Schœlcher, il a été aussi fortement lié au fait que cette forme de travail n’était plus si nécessaire au développement économique des colonies. Dans ce sens, le cas des États-Unis est également marquant, où le Nord industriel avait de fait aboli l’esclavage depuis longtemps, non pour des raisons humanistes mais bien parce qu’il n’était pas utile au développement de son industrie.
Geoffrey Hodgson, dans sa défense d’une approche institutionnaliste de l’analyse économique, insiste sur l’importance du cadre juridique dans le développement du capitalisme. Son analyse, très éclairante à ce sujet, a tendance à négliger les forces économiques pour ne valider qu’une histoire des institutions via le développement des idées. Or, même si les institutions ne découlent pas de manière déterministe des conditions matérielles de production, celles-ci jouent très fortement dans leur établissement.
Réponse à Clément Carbonnier par
Geoffrey Hodgson
Je remercie Clément Carbonnier pour ses commentaires de mon livre Conceptualizing Capitalism publiés dans Books and Ideas et lui suis très reconnaissant d’avoir qualifié mon analyse de « très éclairante ». Je suis néanmoins en désaccord avec ses arguments principaux. Son commentaire s’intitule « Pour une défense du matérialisme », mais il nous faut examiner avec attention le sens du « matérialisme » qu’il prétend défendre. Il admet par exemple que les institutions « jouent très fortement dans [l’] établissement » des « conditions matérielles de production ». Je suis également de cet avis.
C’est ailleurs dans la lecture que Carbonnier fait de mon texte que réside notre désaccord. Il m’accuse en effet de « rejet peu argumenté du matérialisme et [d’]une vision erronée du marché du travail ‘idéal’ d’une économie de capitalisme pur ». Il n’est cependant nullement question de réfuter le « matérialisme » dans mon travail, et je ne soutiens à aucun moment un marché du travail « idéal ». Je fais référence au « matérialisme » de Karl Marx page 64 de Conceptualizing Capitalism (2015) sans chercher alors à le réfuter. Contrairement à toute notion de marché du travail « idéal », je soutiens pages 141 et 242-5 qu’il existe inévitablement des marchés du travail manquants dans le capitalisme, et que le système est généralement dans un état sous-optimal. Les marchés du travail ne peuvent ainsi pas être « idéaux », du moins au sens d’optimaux.
Carbonnier suggère à ce stade que je situe ma contribution « dans le cadre du débat matérialisme contre idéalisme », la preuve étant censée être un extrait de l’article où j’affirme :
Il va de soi que la technologie est une condition nécessaire au progrès dans de nombreux domaines (…) mais il faut également s’interroger sur les conditions qui permirent l’évolution et la diffusion de ces nouvelles technologies.
Or, cette dernière phrase est une question, et non une affirmation. Ce qui est remarquable, c’est que Carbonnier lui-même concède que les « institutions […] jouent très fortement dans [l’]établissement [des] conditions matérielles de production”. Il en résulte qu’il est difficile de voir comment ma citation pourrait être une réfutation de son « matérialisme ». Nous semblons parfaitement d’accord sur le besoin de comprendre les conditions institutionnelles indispensables aux avancées technologiques. On remarque par ailleurs que les mots « idéalisme » et « matérialisme » ne figurent pas dans cette citation. Il semble que Carbonnier considère que le « matérialisme » a trait à la technologie et l’ « idéalisme » à autre chose. Si bien que dans sa « défense du matérialisme », Carbonnier semble affirmer que la technologie a en quelque sorte une primauté ontologique ou causale dans notre compréhension du capitalisme. Si mon interprétation est juste, c’est ici que réside notre désaccord. Carbonnier écrit ensuite :
S’il est vrai que la constitution d’un droit de propriété permettant les marchés financiers a été essentielle au capitalisme, cela n’enlève en rien le caractère tout aussi essentiel de l’analyse matérialiste des fondements productifs qui ont nécessité le développement de ces marches.
Encore faudrait-il préciser à quoi correspond cette « analyse matérialiste », et Carbonnier ne fait aucune mention de la technologie ici. Je n’ai pas trouvé de désaccord entre les affirmations de Carbonnier et les miennes ailleurs, malgré ses efforts pour en trouver. Il illustre tout d’abord sa critique par un exemple, celui de la glorieuse révolution de 1688. Il nous dit que les avancées juridiques qui émergent alors « ne [viennent] pas de purs débats d’idées » mais de « rapports de forces ». Comme c’est une question que je développe longuement dans Conceptualizing Capitalism, il m’est impossible de voir en quoi ses remarques représentent en aucun cas une critique de mon analyse.
De plus, il me reproche mon « manque d’intérêt pour les développements matériels du processus productif capitaliste”. J’ai pourtant invoqué auparavant la réussite extraordinaire (tant matérielle qu’immatérielle) du système capitaliste, dont l’énorme gain de productivité et de longévité humaine. Carbonnier prétend alors que je suggère que « le développement du capitalisme pur passerait par l’esclavage » et que « le salariat ne serait qu’un pis-aller compte tenu de l’absence d’esclavage ». C’est faux. J’intègre dans ma définition du capitalisme la relation d’emploi, qui n’est pas de l’esclavage. Carbonnier écrit : « l’abolition de l’esclavage serait le fruit d’un développement des idées humanistes et non le fruit d’un développement des conditions matérielles de production ». Or, dans mon livre il n’est jamais question des raisons de l’abolition de l’esclavage et sa remarque sur l’abolition de l’esclavage n’a rien à voir avec ce que j’affirme. Je n’ai jamais dit que les Lumières étaient la seule cause de l’abolition de l’esclavage. Les Lumières n’étaient pas « simplement » responsables ; elles sont une cause parmi d’autres. Pourtant, nier l’importance des Lumières dans le processus d’abolition serait une erreur.
Carbonnier soutient enfin que mon analyse « a tendance à négliger les forces économiques pour ne valider qu’une histoire des institutions via le développement des idées ». S’il entend par là m’accuser de considérer qu’on ne peut comprendre pleinement les institutions sans s’intéresser également aux idées qui les sous-tendent, je plaide coupable. Les idées font partie de la réalité sociale et sont des clés essentielles de compréhension du changement social. Mais pour examiner plus précisément cette idée, il nous faut préciser ce qu’on entend par « forces économiques ». Marx n’a malheureusement jamais clairement défini ce terme. Se réfère-t-il à la technologie ? Le cas échéant, on trouve non seulement de la matière mais du savoir et des idées dans la technologie. La technologie est une force matérielle mais aussi humaine. C’est un savoir humain ancré dans des relations sociales, dans un contexte matériel d’objets fabriqués et de circonstances. Ce sont les idées et la façon dont on comprend cette technologie qui font une partie de la « force » de la technologie.
Entreprendre de relier l’évolution technologique et l’évolution institutionnelle ne manque pas d’intérêt, mais ce n’est pas mon ambition, ce qui ne veut pas dire que je ne reconnais pas pleinement l’importance de la technologie. Dans Conceptualizing Capitalism, je reconnais que « la technologie a révolutionné la vie sociale (p. 7), que « la technologie est une condition nécessaire du progrès », notamment en termes de santé et de longévité (p. 36). J’ai par exemple écrit : « les innovations technologiques, les économies d’échelle et l’extension des marchés ont contribué à l’explosion des niveaux de productivité » (p. 171). Et j’en passe. Si on entend bien par « forces économiques » la technologie, alors je ne néglige pas ces facteurs.
On ne trouve ni d’attaque ni de défense du « matérialisme » dans mon livre Conceptualizing Capitalism. Je prends par contre position en disant qu’on ne peut comprendre un système social sans enquêter, entre autres choses (y compris les relations sociales), sur les idées dominantes qui ont contribué à son maintien. Je défends, de plus, une version du matérialisme dans d’autres travaux. Dans mon livre The Evolution of Institutional Economics (2004), je défends l’ontologie matérialiste, dans laquelle les idées sont une propriété émergente des relations matérielles, et affirme que la matière est la matière constitutive de l’univers (voir p. 63-65, 96, 103, 154). Mon « matérialisme émergentiste » est proche de celui de Mario Bunge (1980), pour ne citer que lui. Mais cela n’entraîne pas que l’on érige une dichotomie entre matériel et idéal, ou minimise l’importance des idées dans la reproduction et le changement social et technologique, car les idées sont fondées dans la matière et dans les relations matérielles.
Références :
Bunge, Mario A. (1980) The Mind-Body Problem : A Psychobiological Approach (Oxford : Pergamon).
Hodgson, Geoffrey M. (2004) The Evolution of Institutional Economics : Agency, Structure and Darwinism in American Institutionalism (London and New York : Routledge).
Hodgson, Geoffrey M. (2015) Conceptualizing Capitalism : Institutions, Evolution, Future (Chicago : University of Chicago Press).