Comment sortir de l’architecture abstraite, où les constructions sont faites sans leurs publics ? La méthode de Peter Ferretto repose sur l’observation, l’engagement et l’osmose entre enseignement, pratique, recherche et impact social.
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Comment sortir de l’architecture abstraite, où les constructions sont faites sans leurs publics ? La méthode de Peter Ferretto repose sur l’observation, l’engagement et l’osmose entre enseignement, pratique, recherche et impact social.
Peter W. Ferretto est architecte, maître de conférences et directeur de l’Ecole d’architecture de l’Université chinoise de Hong-Kong et affilié au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, ou CASBS de Stanford. Il a fondé le Condition_Lab en 2018, avec l’objectif de contribuer par le design responsable à l’amélioration des conditions de vie, notamment à Gabo. Dans ce village Dong du Hunan en Chine, il passe plusieurs semaines en immersion avec ses étudiant.es avant de développer des prototypes avec les artisans locaux, mélangeant techniques et matériaux anciens et récents pour répondre aux besoins que les villageois expriment.
Il a pratiqué l’architecture pendant quinze ans avec Herzog & De Meuron puis dans le cadre de son propre cabinet PWFERRETTO avant de devenir universitaire. Il a écrit plusieurs livres dont : Ferretto, P. W.(2018). « Chasing Ambiguous Coexistence », in J. Nason & J. Nesbit, Chasing the City, New York : Routledge, LUO, J., & Ferretto, P. W.(2018). Lost Urban Conditions of Hong Kong : The Infrastructural Spaces of the Mei Foo Housing Estate. Critical Practice in an Age of Complexity – An Interdisciplinary Critique of The Built Environment, Tucson, Arizona : AMPS., et Ferretto, P. W.(2017). Background City : Inhabited Urban Conditions of Hong Kong. UIA 2017 Seoul World Architects Congress, Seoul.
La Vie des idées : Un architecte qui adopte une approche interdisciplinaire à part entière, comme l’indique votre fellowship au CASBS, est un phénomène hors du commun. Le terme « interdisciplinaire » est-il approprié pour décrire votre approche et, le cas échéant, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Peter Ferretto : Je pense que c’est assez rare en effet, et il y a plusieurs raisons pour lesquelles je suis venu sur le campus. La première est que l’école d’architecture de mon université, l’université chinoise de Hong Kong, fait partie de la faculté des sciences sociales. C’est une exception en Asie. Cela se produit dans le monde entier, mais je pense que nous sommes la seule école d’architecture d’Asie à faire partie de la faculté des sciences sociales. Cela apporte une discipline totalement différente : nous nous concentrons sur l’engagement social. Lorsque je suis arrivé sur le campus, ce qui m’a vraiment attiré, c’est le C de CASBS. Pour moi, le « C » signifie Comportement. Ce qu’il signifie, c’est la façon dont les gens s’engagent dans un environnement construit. C’était la clé.
Est-ce interdisciplinaire ? C’est une excellente question, car elle m’amène à réfléchir à la signification de l’interdisciplinarité. C’est l’inter qui m’intéresse surtout dans l’interdisciplinarité. Je pense que la discipline, nous la connaissons sur le campus. Nous avons des anthropologues, des économistes et toutes sortes de disciplines différentes, mais l’inter signifie entre, mieux encore, entre les gens. Ce que je fais, c’est essayer d’éloigner l’architecture de la notion conventionnelle. Regardez les monographies d’architecture : il n’y a pas de photos de gens, le fait qu’un espace est habité est considéré comme une pollution de cet espace.
Ce que nous essayons de faire dans notre laboratoire, et dans le livre que nous sommes en train de rédiger, c’est de partir de l’idée que les gens sont connectés avec l’architecture. L’interdisciplinarité réside dans le fait que je parle à d’autres personnes, et que j’apprends comment, par exemple, un sociologue traite les gens. Il étudie l’ethnicité, il cherche à savoir comment on peut détecter le comportement des gens par le biais d’enquêtes. Moi, je regarde comment ils interagissent avec l’espace. C’est donc fondamentalement basé sur l’interdisciplinarité.
Ma proposition de livre portait sur l’architecture avec les gens. Mais au fur et à mesure que l’on écrit les chapitres, de nouvelles choses apparaissent. Et l’une d’entre elles a été la collaboration avec des sociologues. Mon laboratoire conçoit le projet à Kibera, à Nairobi, au Kenya. Je présente le projet aux boursiers et, tout à coup, je reçois des commentaires de sociologues. Il y a un sociologue qui s’intéresse au handicap et à l’accessibilité, et qui se demande quel est l’effet psychologique que produit l’impossibilité d’accéder à un bâtiment : le bâtiment que nous avons conçu intègre donc son point de vue sur ce que pourrait être un bâtiment totalement accessible. Il y a une sorte d’osmose sur le campus qui, à mon avis, porte l’interdisciplinarité à un autre niveau.
L’un des aspects liés à cette interdisciplinarité est la manière dont nous observons. L’une des grandes choses que j’ai apprises ici, c’est la façon dont les anthropologues observent. Un architecte, par exemple, met toujours l’architecture au premier plan. Les anthropologues, eux, mettent les gens au premier plan et l’architecture à l’arrière-plan. Prenez cette image d’un pont. Qu’est-ce qui est intéressant dans ce pont ? C’est un pont de la minorité Dong en Chine, où j’ai travaillé. Ce qui est incroyablement intéressant, c’est que les gens sont au premier plan, ils habitent cet espace, et l’architecture devient un arrière-plan. C’est un message fondamental. Je pense à la manière dont nous pouvons nous engager socialement avec l’architecture parce qu’ils habitent l’espace, ils deviennent l’espace. Et l’architecture de ce pont permet cette rencontre, cette habitation. Même l’habitation de personnes sur un pont se fait par le biais de l’architecture ; mais l’architecture n’est pas au premier plan.
La Vie des idées : Le laboratoire et vos projets récents brouillent radicalement les frontières entre l’enseignement, la recherche et la pratique. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et comment, tout en nous donnant un aperçu de vos projets préférés ? Qu’est-ce qui explique votre prédilection et pourriez-vous définir l’impact que vous recherchez ?
Peter Ferretto : Pour répondre à cette question, je dois revenir un peu en arrière. Je suis entré dans le monde universitaire après 15 ans de pratique. Je travaillais dans la pratique, je me consacrais à des projets dans le monde entier, je voyais comment l’architecture était construite. Et puis, tout d’un coup, j’ai réalisé que je ne voulais pas travailler pour un bureau commercial. Je voulais entrer dans le monde universitaire, tout en continuant à pratiquer. Il y a une sorte de règle d’or que les gens vous enseignent, selon laquelle vous devez séparer ces trois aspects. L’un est l’enseignement, l’autre la recherche et le dernier la pratique. Pour moi, cela n’a aucun sens.
J’essaie, moi, de relier ces trois aspects. Si vous imaginez une barre, et que vous la divisez en trois parties, ce que les gens font généralement, c’est qu’ils les relient en quelque sorte par les extrêmités. L’enseignement est légèrement lié à la recherche, et la recherche est légèrement liée à la pratique. Ce que j’essaie de faire, et c’est quelque chose qui est vraiment apparu ici sur le campus, c’est de les envelopper pour en faire comme un rouleau de cannelle. J’enveloppe ces trois éléments de manière à ce que l’enseignement soit en contact permanent avec la recherche, qui est en contact permanent avec la pratique. Il y a donc une réciprocité entre les deux. Ce qui se passe dans la pratique, c’est que, par exemple, tout mon enseignement se fait en dehors de la salle de classe et donc ma recherche aussi se fait en dehors de la salle de classe. Je vais sur le terrain, puis nous essayons d’écouter et l’impact social se produit parce que nous nous engageons avec les gens.
Nous ne nous rendons pas sur place pour donner des solutions. Nous adoptons une approche lente : nous écoutons. Selon moi, la première chose à faire lorsque l’on travaille sur le terrain est de gagner la confiance de la communauté. Il faut donc organiser un atelier et y retourner, montrer que l’on s’engage dans le projet. C’est alors que l’impact se produit, parce que vous êtes capable d’écouter.
Je vais vous donner un exemple : lorsque nous nous rendons sur place avec des étudiants, c’est complètement différent de ce qui se passe dans un cabinet privé, parce qu’il y a une relation entre les étudiants de premier cycle et les villageois locaux. Au bout d’un certain temps, nous vivons dans leurs maisons, une sorte d’empathie commence à se manifester, et nous écoutons leurs problèmes. On comprend que tout le monde a besoin d’une meilleure maison, a besoin d’une machine à laver, et on se dit alors : « Ce n’est pas vraiment notre rôle, nous ne pouvons pas résoudre les problèmes individuels. Quels sont les problèmes à plus grande échelle ? » Et à l’unanimité, ils sont tous d’accord : « Ce sont les enfants. Une meilleure éducation pour nos enfants ».
Vous comprenez donc que si vous pouvez fournir une bibliothèque à ces personnes, et c’est peut-être le projet dont je suis le plus fier : la bibliothèque que nous avons créée à Pingtan. Cette bibliothèque est intéressante parce que l’éducation rurale en Chine est très rigide. Elle suit un programme d’études strict, et lorsque nous travaillons dans des villages ruraux, nous ne pouvons pas du tout travailler sur des programmes éducatifs. C’est interdit. Ce que nous pouvons faire, c’est travailler dans des espaces tiers. Nous avons donc eu l’idée d’une bibliothèque, mais c’est une bibliothèque différente, car on y apprend en jouant. Imaginez que vous êtes dans une salle de classe, que vous apprenez les mathématiques, l’arithmétique et la langue chinoise. Après l’école, vous pouvez aller dans un endroit où vous pouvez lire un livre, mais aussi courir, jouer à cache-cache et faire un dessin. Comme il n’y a pas d’endroit où l’on peut s’asseoir, on est encouragé à jouer. Et tout d’un coup, l’osmose commence à se produire. On joue et on apprend. Je pense que c’est l’un des effets les plus importants de cette écoute de la communauté.
Le deuxième aspect important du projet de la bibliothèque Pingtan est l’érosion du patrimoine. Les villages – en particulier les villages de la minorité Dong en Chine et toutes les minorités en Chine – ont une belle architecture, mais les villages sont en train de se vider. Les gens quittent le village, ceux qui peuvent travailler, les personnes âgées de 18 à 60 ans, s’en vont en laissant leurs enfants derrière eux. Les enfants grandissent avec leurs grands-parents et sont extrêmement fiers de leur patrimoine, qui se manifeste dans ces beaux bâtiments.
Dans le cas de la minorité Dong, il s’agit de bâtiments en bois. Mais ils voient que ces bâtiments sont vieux et presque obsolètes. Ce que nous essayons de faire, en lisant et en travaillant avec des gens, par exemple à l’Unesco, c’est de voir comment maintenir ce patrimoine en vie. Nous sommes arrivés à cette notion de « patrimoine vivant ». Le « patrimoine vivant » signifie que vous ne le figez pas, que vous n’en faites pas un musée : vous le gardez contemporain et vous essayez d’aller exactement à l’ADN de la question. Si vous parlez aux charpentiers, vous comprenez comment les bâtiments sont construits et leurs charpentes, vous obtenez cette connaissance. Et ce n’est qu’en travaillant avec un charpentier que l’on peut acquérir ces connaissances. Une fois que l’on a acquis ces connaissances, on demande au charpentier : « Comment pouvons-nous traduire cela dans une version contemporaine ? Et voilà que nous avons un projet dont ils sont extrêmement fiers, parce qu’il s’agit de leur patrimoine, mais qui est traduit de manière contemporaine. Les étudiants le conçoivent avec les charpentiers. Nous le présentons au chef local, aux villageois, à l’association des femmes, à l’association pour la protection de l’environnement.
Je pense que l’impact se situe à deux niveaux. Premièrement, nous sommes en mesure de faire de la recherche dans le domaine et les étudiants peuvent s’engager dans ces trois parties que sont l’enseignement, la recherche et la pratique. Deuxièmement, nous sommes en mesure de faire la différence et de travailler avec la communauté. Nous travaillons avec des charpentiers locaux. Vous savez, je suis à moitié italien, et nous utilisons ce mot qui s’appelle un minestrone – où vous mélangez un peu tout. Le minestrone est extrêmement savoureux parce qu’il contient tous les ingrédients de la communauté et de l’éducation.
La Vie des idées : Peut-on interpréter vos projets comme un mélange de design, de préservation du patrimoine et de solutions pratiques à des besoins modernes ?
Peter Ferretto : Il est important de savoir comment nous abordons la question du patrimoine. Je pense qu’il y a beaucoup de confusion entre ces deux mots, patrimoine et préservation. Nous pensons que pour que le patrimoine soit vivant, il faut le préserver.
Je vous donne un exemple : dans ces villages – il s’agit de villages ruraux situés dans les régions montagneuses de la Chine, le Hunan – la minorité Dong représente une minorité d’environ 4 à 5 millions de personnes qui vivent dans cette région. Les villages sont toujours reliés à une rivière et sont pratiquement autonomes depuis plus de 400 ans. Au cours des 30 à 20 dernières années, la situation a changé. Il ne s’agit pas d’un changement graduel, mais d’un changement qui a quelque chose de violent. Je dis « violent » parce que chaque bâtiment, qu’il s’agisse d’un bâtiment communautaire ou d’une maison, est traditionnellement construit en bois. Vous plantez le bois à la naissance de votre premier enfant : vous allez dans la forêt, vous le plantez. Puis, lorsqu’il atteint l’âge de 18 ans, l’arbre est abattu et une maison est construite pour lui. Il existe donc tout un rituel au sein du village et de sa culture. Aujourd’hui, tout à coup, est apparu un nouveau matériau qui permet de contourner ce rituel : le béton. Ce qui se passe en Chine, c’est que dès qu’une personne construit une maison en béton, elle s’aperçoit qu’elle a aussi l’eau courante, des espaces différents, plus grands. L’environnement change. Notre point de vue sur le patrimoine est qu’il faut travailler avec ces matériaux. Si le bois s’est développé pendant 400 ans, nous devons lentement permettre au béton d’entrer en scène et de fonctionner comme un hybride.
Il ne s’agit pas de rejeter le béton, mais d’associer les deux. L’une des choses que nous avons remarquées, c’est que beaucoup de gens construisent de nouvelles maisons en béton et se sentent ensuite très mal à l’aise, parce qu’ils n’ont pas de sentiment d’appartenance, mais surtout parce que le bâtiment ne peut pas respirer. Le bâtiment est très hermétique. Ce que nous essayons de faire, c’est de revenir à l’ADN, de regarder le cadre et de voir quels éléments, par exemple, le sol, le sol peut toujours être en bois et la structure en béton. À ce niveau, nous essayons de travailler avec le patrimoine plutôt que de le préserver.
Nous travaillons beaucoup avec des artisans, des charpentiers, et nous essayons de comprendre leur métier. Ce qui est beau, c’est que l’architecture Dong est très humble, tout en étant très compliquée à assembler. C’est le contraire, par exemple, d’un bâtiment japonais où tous les joints sont visibles : dans cette architecture chinoise Dong, tous les joints sont cachés. Il faut donc travailler avec un charpentier pour comprendre le fonctionnement des joints et la façon dont les bâtiments sont construits. Par exemple, si vous voyez le bâtiment, vous pensez qu’il a été construit d’une certaine manière. Non, il est construit selon des lois philosophiques très importantes, presque cosmologiques. Ils suivent les lois du feng shui. Ils suivent la pensée cosmologique en ce sens que l’on ne peut construire qu’à certaines périodes. Le patrimoine n’est pas seulement physique, il est à la fois matériel et immatériel. Et c’est en vivant dans le village que l’on peut se connecter à ce patrimoine.
La Vie des idées : L’une des spécificités de votre travail est de créer les conditions dans lesquelles les étudiants, les chercheurs, les bénéficiaires et les artisans locaux peuvent concevoir des projets ensemble. Cette méthodologie particulière trouve-t-elle son origine dans les conditions spécifiques du Village Global Hunan Dong, où ces projets ont eu lieu, et reflète-t-elle un de vos principes pédagogiques radicaux, selon lequel les étudiants sont capables d’apprendre en menant des recherches et en pratiquant directement ?
Peter Ferretto : D’une certaine manière, les conditions sont au cœur de notre travail et figurent également dans le nom de notre laboratoire, “Condition Lab”. Le verbe “conditionner” signifie regarder quelque chose et le changer. Notre approche de la conception ne consiste pas à partir d’une tabula rasa et à créer quelque chose de nouveau, mais à calibrer en permanence. Il faut regarder, observer, comprendre avant de changer quoi que ce soit. C’est pourquoi les conditions sont vraiment importantes.
Le deuxième point concerne la méthodologie. J’y ai réfléchi pendant longtemps et alors que j’étais ici, que j’écrivais le livre, qui fait la théorie du travail, je suis tombé sur les travaux de l’anthropologue britannique Tim Ingold. Son idée est qu’enseigner l’anthropologie, c’est la pratiquer. Il ajoute ensuite, dans la même citation, que pratiquer l’anthropologie, c’est l’enseigner. Il y a un vice versa entre l’enseignement et la pratique et, à mon avis, dans le travail que nous faisons, c’est à peu près la même chose.
À l’anthropologie on peut substituer le mot architecture. Pour enseigner l’architecture, il faut la pratiquer, et pour pratiquer l’architecture, il faut l’enseigner. C’est fondamental. J’enseigne à CUHK depuis dix ans et j’ai compris qu’il fallait changer radicalement l’enseignement de l’architecture. J’ai entrepris de modifier le programme, en sorte que chaque cours que je donne se déroule en dehors de la salle de classe. Vous pouvez imaginer que ce n’est pas facile parce que cela implique de prendre une assurance, cela enveloppe un risque, des étudiants qui sortent, des étudiants qui construisent des choses... Mais si les étudiants ne se connectent pas et ne ressentent pas le matériau, n’entrent pas en sympathie avec la personne pour laquelle ils construisent, il y a une déconnexion.
C’est pourquoi je pense qu’une grande partie de l’architecture actuelle est traitée de manière abstraite. On construit des espaces dans l’abstrait, mais on ne parle jamais aux gens qui vont y vivre. Nous faisons le contraire : nous parlons aux gens et nous les écoutons. C’est extrêmement important pour nous.
Dès mon arrivée à Hong Kong, j’ai effectué un voyage patrimonial dans des villages de minorités en Chine. J’ai discuté avec un professeur, le professeur Lin Kai, qui enregistrait et surveillait tous ces villages en Chine. Elle les a enregistrés, a réalisé de magnifiques dessins et livres, mais ces villages mouraient à un rythme sans précédent. Alors oui, nous pouvons les enregistrer, nous avons les données, mais si nous ne faisons rien, ils vont disparaître. Selon une statistique célèbre, plus de 300 villages meurent chaque semaine en Chine. C’est un problème brûlant. Ce que nous avons fait, c’est nous engager directement et emmener les étudiants vivre sur le terrain. Le cours que j’organise chaque été dure un mois entier. Nous vivons avec 40 à 50 étudiants et c’est ainsi que nous comprenons. Aucun étudiant ne peut réaliser un projet sans s’enquérir des besoins, sans parler avec les gens.
Le type de projets que nous réalisons est également intéressant. Nous les regroupons sous le terme de « prototype ». Un prototype est un modèle que l’on fabrique et que l’on teste avant de le mettre sur le marché. Mais pour nous, c’est aussi un peu différent. Il s’agit d’un bâtiment, de quelque chose qui est construit et qui doit avoir une dimension « un pour un ». Cela signifie que si vous fabriquez une chaise ou une table, vous la fabriquez, puis vous l’utilisez avec la communauté pour voir si elle fonctionne ou non.
Nous avons commencé par de très petits espaces publics, des bâtiments temporaires construits par des étudiants, et nous avons continué. Il s’agit de bâtiments individuels construits par des étudiants avec des charpentiers locaux qui coûtent, c’est incroyable, environ 50 000 HK (environ 6 000 $ et 5 800 €). Les capacités qu’un étudiant peut acquérir en parlant avec un charpentier, en écoutant la communauté, en s’engageant auprès d’elle et en construisant ensuite un prototype individuel, cela a radicalement changé notre façon de faire de la recherche. Je pense que c’est la raison pour laquelle le campus m’a laissé venir ici, parce qu’il s’agit d’un type de recherche différent. Il ne s’agit pas simplement d’un projet qui naît d’une idée, qui est ensuite mis en œuvre avant de se retirer. Le projet est construit avec la communauté, puis vous y retournez, vous comprenez comment la communauté s’y engage et vous en tirez des leçons, de sorte que le projet suivant intègre toutes les leçons que vous avez tirées du premier.
La Vie des idées : Vous promouvez une approche “centrée sur les gens”. Qui sont ces gens ?
Peter Ferretto : C’est un ensemble de personnes très diverses. D’abord et avant tout, il y a mon rôle d’enseignant. Je crois en l’enseignement et je pense qu’il y a un rôle très important à jouer, surtout en tant qu’architecte, pour enseigner à la jeune génération. Je vis à Hong Kong et notre école s’est impliquée dans l’engagement social. Beaucoup de nos étudiants veulent avoir ce genre d’expérience, aider la communauté. Les « gens » sont donc d’abord les étudiants. Je donne des cours à des étudiants de 19 ans, à des étudiants en master de 25 ans et à des étudiants en doctorat de 35 ans. J’enseigne à toute une gamme de personnes.
La deuxième catégorie de personnes est également composée d’étudiants, mais des étudiants qui utilisent en principe les bibliothèques : en l’occurrence, ce sont des enfants qui ont très peu d’équipements, et n’ont généralement pas de livres. Les grands-parents qui élèvent leurs enfants ne sont pas conscients de la dépendance ou de l’addiction au téléphone. Tous les enfants ont un téléphone, mais les grands-parents ne pensent pas que c’est un mal. Les enfants sont toute la journée au téléphone, ou ils jouent à des jeux vidéo dans de petites salles vidéo. Ici, les « gens » sont les enfants pour lesquels nous construisons des bibliothèques.
Comment vous engagez-vous avec les élèves locaux ? Vous présentez le projet et vous demandez aux enfants de l’école ce qu’ils souhaitent, et ils répondent qu’ils veulent tous un bâtiment qui ressemble à leur maison traditionnelle Dong. Le problème d’une maison Dong traditionnelle, c’est qu’elle sera très sombre et n’a pas d’escalier. Mais ils ont dit : « c’est ce que nous voulons ». Nous avons donc travaillé là-dessus. Puis l’une des filles dit : « En fait, nous avons un rêve. Nous voulons un bâtiment sans porte ». Tout d’un coup, les gens, les enfants, expriment la façon dont ils veulent que les dessins se traduisent. En tant qu’architecte, vous pouvez imaginer qu’il est très difficile de concevoir un bâtiment sans porte. Et puis, nous concevons ce bâtiment qui a un escalier qui descend un peu comme une langue qui descend. Et il n’y a pas de porte. Mais pensez à ce que cela signifie pour le grand public : ce bâtiment appartient à l’ensemble de la communauté. C’est un bâtiment que l’on ne peut pas fermer à clé la nuit. Tout d’un coup, les « gens » deviennent la communauté. Le bâtiment en tire en quelque sorte les leçons.
L’architecture peut donner du pouvoir aux communautés. Et je pense que si les architectes reviennent à l’empowerment, et qu’ils acquièrent la capacité d’être humbles, d’écouter, alors l’architecture peut changer.
par , le 21 mars
Émilie Frenkiel, « Pour une architecture participative. Entretien avec Peter Ferretto », La Vie des idées , 21 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pour-une-architecture-participative-6489
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