Depuis la naissance du capitalisme au cours du XIXe siècle, on ne compte plus les ouvrages qui, du Capital de Karl Marx au Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, l’ont pris pour objet d’études, de réflexions et de débats. Paru en janvier 2022, le livre de Denis Colombi s’inscrit donc dans une longue lignée de travaux et n’hésite pas s’emparer d’une thématique sur laquelle beaucoup, sinon tout, semble avoir été dit. L’auteur n’y présente pas une recherche originale avec des données empiriques nouvelles, comme le font nombre de sociologues. Pour traiter son sujet, il choisit le format de l’essai. Dès le titre, il pose une question quelque peu provocatrice qui vise surtout à interpeller et concerner son lecteur : « pourquoi sommes-nous capitalistes ? », question qu’il s’empresse ensuite de nuancer par un « (malgré nous) ». Pour répondre à sa problématique, il définit le capitalisme comme une forme d’organisation particulière de la sphère économique (p. 15). Cependant, il souligne que celui-ci ne devrait pas être limité aux marchés, aux entreprises, à la propriété privée des moyens de production, car il réside aussi dans un comportement particulier qui consiste à poursuivre le profit pour lui-même qui ne se limite pas aux riches, aux patrons ou aux financiers. Par ailleurs, il s’appuie sur sa connaissance fine de la littérature sociologique qui, depuis des décennies, s’est attachée à décrire notre société occidentale sous toutes les coutures.
Jouer au Monopoly, le capitalisme au quotidien
Le problème abordé n’est pas mince, il s’agit ni plus ni moins que d’entrer « dans la fabrique de l’homo œconomicus ». Quinze ans après l’essai de Christian Laval intitulé L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme (NRF Essais, Gallimard, 2007), l’originalité du livre de Denis Colombi est de s’appuyer non pas comme son prédécesseur sur une relecture des grands penseurs du libéralisme, de Mandeville à Adam Smith en passant par Jeremy Bentham, mais sur les travaux des sociologues contemporains sur l’école, le travail ou les inégalités. Il s’appuie aussi sur les nombreux acquis de la sociologie économique, qui s’est largement renouvelée depuis les années 1980, à travers des réflexions sur le marché, les prix, l’État ou les entreprises. L’essai, dans le fond comme sur la forme, s’adresse cependant au plus grand public. Émile Durkheim, Max Weber, Karl Polanyi ou Pierre Bourdieu y côtoient ainsi, toujours avec à-propos, les séries Star treck et Black Mirror, le film Le loup de Wall Street, ou encore le jeu de société Monopoly (p. 17) qui sert de fil rouge à l’ouvrage.
Compte-tenu du sujet abordé, l’utilisation de références nombreuses à la culture populaire occidentale n’a rien d’incongru, au contraire. Pourquoi sommes-nous capitalistes ? Parce que nous baignons dedans au quotidien, à la fois à travers nos activités professionnelles, mais aussi de loisirs. Dire que le capitalisme est un régime économique spécifique serait effectivement réducteur. Après plus de deux cents ans d’existence, il est aussi devenu une culture au sens large, dans toutes ses composantes, un mode de vie, une idéologie (p. 86). Il traverse toutes les sphères de la société, le monde du travail, de la politique, mais aussi ceux de l’enfance, de l’éducation ou de la famille. Le capitalisme est devenu un fait social total selon l’expression de Marcel Mauss, et Denis Colombi s’attache à le démontrer pas à pas, et surtout « par le bas ». Alors que de nombreux travaux de sciences sociales s’emploient à décrire et analyser le système capitaliste et ses effets à l’échelle macro, l’auteur choisit de prendre le sujet par l’autre bout et de partir de nos comportements individuels pour expliquer en quoi ils sont imprégnés par le capitalisme, et ce « malgré nous ».
La socialisation économique, façonnement de l’homo œconomicus
L’essai est divisé en cinq chapitres. Le premier décrit ce en quoi consiste le comportement capitaliste, rationaliser, maximiser, rechercher le profit. Il montre l’artificialité de ce comportement alors qu’on le présente couramment comme étant naturel à l’homme. L’homo œconomicus est une fable, un être irréaliste, voire immoral et répugnant, mais qui aujourd’hui s’autoriserait à nier qu’une part de son comportement est présente en chacun de nous ?
Le deuxième chapitre est consacré au travail, et plus précisément à la façon dont nous le considérons. Denis Colombi demande « pourquoi nous levons-nous le matin ? » et montre comment la force de l’idéologie nous enrôle et nous incite, à toutes les strates de la division du travail, à le placer en tant que valeur morale essentielle et en tant que principe de justice à même de justifier les inégalités économiques.
Le troisième chapitre entre plus profondément encore dans le cœur du fonctionnement du capitalisme. Ce sont les processus de socialisation qui expliquent le « malgré nous ». En effet, les comportements capitalistes ne sont pas naturels, ils s’apprennent, ce qui fait dire à l’auteur que « si nous agissons en accord avec le capitalisme c’est parce que nous y avons été formés » (p.150). Cette socialisation économique produit des dispositions au calcul et invite à prendre très tôt conscience de l’argent et des inégalités économiques, et à regarder le monde comme entièrement calculable.
Le quatrième chapitre est consacré à la façon dont nous sommes plongés dans le capitalisme, à travers la fréquentation de son institution centrale, le marché, qui discipline nos comportements. Car « on n’échappe pas au marché » (p. 221) dont l’État établit les règles du jeu. De fait, il s’agit d’un des grands résultats de la sociologie économique que d’avoir aboli la séparation entre le public et le privé, entre l’État et le marché, notamment dans la période des années 1980 où le néolibéralisme est devenu l’idéologie des classes supérieures et de la technocratie. Le marché apparaît donc pour ce qu’il est : une organisation économique historiquement située et propice au développement du capitalisme. Ce que produit la doctrine néolibérale, c’est l’extension des marchés. Mais les travaux d’histoire montrent aussi qu’il n’existe pas un mais des capitalismes, le plus récent étant caractérisé par la financiarisation de l’économie, à travers le pouvoir des actionnaires sur les entreprises, mais aussi par celle de la société, à travers la financiarisation de la vie quotidienne par la généralisation de l’accès à la banque, au crédit ou aux marchés financiers.
Vers une mutation du capitalisme, « réalité plastique » ?
Le cinquième chapitre ne peut que tirer un constat fataliste : face aux mécanismes qui produisent nos comportements économiques, « nous sommes condamnés à être capitalistes » (p. 286). Cependant, Denis Colombi s’efforce tout de même de réfléchir à « l’étape d’après ». Plusieurs scenarii peuvent alors être pensés, plusieurs « épreuves » comme dirait la sociologie pragmatique, peuvent affecter le capitalisme. Premièrement, le scenario du statu quo et de la continuation du système tel qu’il est. Cette trajectoire apparaît assez improbable du fait de la crise écologique et de la finitude de notre planète, qui entre en contradiction avec la recherche infinie du profit. Le deuxième scenario est celui du dépassement du capitalisme et de sa disparition. Mais deux obstacles viennent rendre, là aussi, incertain ce chemin : d’une part, l’histoire a montré que les révolutions sont des processus de longue haleine et que l’on ne désocialise-resocialise pas les individus en un jour ; d’autre part, il manque (encore) une « utopie réaliste » qui soit suffisamment puissante et partagée pour proposer un système de remplacement (même si le salaire à vie peut être vu comme une tentative). Enfin, le troisième scenario, sans doute le plus probable, est celui d’une nouvelle mutation du capitalisme, comme cela a été plusieurs fois le cas dans son histoire.
Le capitalisme est une « réalité plastique » (p. 295), et donc nos comportements économiques le sont aussi. Cependant, attendre des individus qu’ils changent de comportement et qu’ils arrêtent de se comporter comme des capitalistes est une voie sans issues. Comme le montre tout le raisonnement « par le bas » de Denis Colombi, les individus sont agis plus qu’ils n’agissent. Ils peuvent évidemment, prendre conscience de ce qu’ils font et se transformer (ce à quoi participe cet essai). Mais, tant que les institutions sociales et économiques continueront à travers l’État notamment, à s’organiser sous forme de marché impliquant que les individus fassent des choix dans leur propre intérêt, l’homo œconomicus continuera à avoir de beaux jours devant lui. Alors… « que faire du capitalisme » (p. 303) et quelle place donner aux marchés ?
Cantonner le capitalisme, (re)faire société
Le capitalisme financiarisé actuel et les comportements économiques qu’il promeut (de spéculation, de recherche du profit pour le profit) peuvent être considérés, sociologiquement parlant, en termes de « déviance » (p. 311). De fait, ils perturbent le quotidien de millions d’individus et l’écosystème planétaire. N’est-il pas alors possible, si on décide de les laisser faire, de faire en sorte qu’ils perturbent le moins possible la vie d’autrui ? La question est alors de se demander quelle place conférer aux comportements capitalistes. Car l’auteur n’a de cesse de nuancer son propos. Si nos comportements sont capitalistes, ils ne le sont jamais entièrement, mais seulement à un certain degré. Les individus sont ainsi soumis à une socialisation plurielle qui les amène à intégrer d’autres valeurs que celles du calcul et de la maximisation, que l’on pense aux logiques du don-contre don, de l’entraide, de l’amitié ou de solidarités plus générales, qui ne sont pas moins importantes pour (re)faire société.
Finalement, l’essai de Denis Colombi fait bien le tour de son sujet. Face au processus de transformation du capitalisme en cours, il parvient à nous ouvrir les yeux sur nos comportements au quotidien, tout en nous faisant réfléchir à ce qui vient. Le texte est d’un abord facile et d’une écriture pédagogique. Il n’est jamais théorique, et se borne à définir en quelques lignes claires les concepts qu’il utilise. Surtout, il privilégie la démonstration par l’exemple. Pour le spécialiste de la littérature en sociologie économique, cette lecture n’apporte pas de plus-value spéciale. L’auteur n’apporte pas de nouveaux résultats de recherche. En revanche, pour le lecteur qui souhaite s’initier à ce courant de pensée qu’est la sociologie économique, et à ses auteurs séminaux, tels que Mark Granovetter, Neil Fligstein, Jens Beckert, Lucien Karpik ou Michel Callon, le livre propose une véritable synthèse à la fois détaillée et vivante de travaux qui posent un regard original sur l’économie. Et il produit aussi une intéressante mise en perspective de toute cette littérature pour en montrer l’intérêt et la portée pour comprendre l’économie contemporaine et sa puissance, mais aussi nos comportements économiques capitalistes dans tous leurs excès et absurdités (malgré nous).
Denis Colombi, Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? Dans la fabrique de l’homo œconomicus, Payot, 2022. 384 p., 21, 50 €.