Recensé :
Philanthropies Transnationales, revue
Monde(s) histoire, espaces, relations, Novembre 2014, sous la direction de Thomas David et Ludovic Tournès. 248 p.
Un « parfum trans, supra ou inter-national » semble flotter « dans l’air des diverses sciences sociales », en particulier dans celles qui utilisent la dimension historique [1]. Aborder, avec une approche transnationale, un objet traditionnellement étudié dans un cadre national offre une perspective nouvelle sur l’objet, peut transformer notre compréhension de celui-ci, et soulève de nouvelles interrogations. C’est ce que propose la Revue Monde(s) Histoire Espaces Relations (première revue française d’histoire globale [2]) avec un nouveau numéro consacré aux « Philanthropies transnationales ». Cette thématique est d’autant plus pertinente que la philanthropie, sous sa forme moderne [3], s’est rapidement internationalisée. L’histoire des philanthropies transnationales est une histoire longue, qui débute dans la seconde moitié du XIXe siècle [4], au cours de laquelle émergent des mouvements philanthropiques, dont beaucoup vont développer leurs activités à l’international. Elle s’étend ensuite tout au long du XXe siècle, autour de plusieurs moments charnières : les lendemains des Première et Seconde Guerres Mondiales, le tournant des années 1960-70 avec la crise des Empires coloniaux, ainsi que la fin de la Guerre Froide. La littérature sur les philanthropies transnationales s’ancre en partie dans la réflexion sur les mouvements sociaux transnationaux [5], mais loin d’entrer dans le débat sur l’émergence ou non d’une « société civile transnationale » [6], ce numéro se centre sur les modalités de la mise en contact et les « conditions sociales de rapprochement des groupes et individus » [7].
Comme le suggère le titre de la revue, la philanthropie transnationale est en réalité un phénomène pluriel : elle regroupe des organisations et phénomènes d’une grande diversité. Qu’ont en effet en commun le Bureau international de défense des indigènes (Emmanuelle Sibeud), la Near East Foundation (NEF) (David Rodogono) ou la philanthropie transnationale des Chinois expatriés en Malaisie (Glen Peterson) ? Face à cette diversité de phénomènes philanthropiques – qui font l’objet d’historiographies propres – l’objectif affirmé de ce numéro est de « créer des ponts » (p. 9). Il s’agit d’interroger la catégorie « philanthropie » et d’affiner, dans le même temps, l’analyse de la catégorie « ONG » (Organisation Non Gouvernementale) dont relèvent la plupart des organisations philanthropiques transnationales et qui intègre des acteurs extrêmement différents, mais qui « obéissent aux mêmes règles professionnelles, affrontent les mêmes dilemmes, et composent avec les mêmes contraintes structurelles » [8]. Il s’agit également de pondérer le poids écrasant des organisations américaines dans l’historiographie de la philanthropie contemporaine, du fait de leur nombre mais également de leurs archives importantes et faciles d’accès. En ce sens, le nouveau numéro de la Revue Monde(s) offre ici une perspective très riche sur les philanthropies transnationales en s’interrogeant sur la place particulière de ces organisations dans les relations transnationales et en montrant que, au-delà de « bailleuses de fonds », les organisations philanthropiques transnationales sont des « go-between », des « passeuses » [9], et conduisent à « une nouvelle forme de diplomatie » que l’on pourrait qualifier de « diplomatie humanitaire » [10], « diplomatie alternative » [11], ou « diplomatie philanthropique » [12].
Des acteurs transnationaux non gouvernementaux : le rôle central des réseaux
Malgré cette diversité, les philanthropies transnationales ont en commun de reposer en grande partie sur des réseaux d’hommes et de femmes, aspect particulièrement mis en avant dans les articles de ce numéro. Qu’il s’agisse du « formidable réseau de personnes connectées » de la NEF ou du « réseau d’individus et d’organismes » qui entoure la World University Service (WUS), les organisations philanthropiques travaillent en réseau. Tereza Pospisilova va jusqu’à montrer que le réseau est le fondement des philanthropies transnationales : pour elle, la Central European University (CEU) est l’institutionnalisation des réseaux philanthropiques préexistant de George Soros en Europe centrale et de l’Est. Cette « politique de réseaux » (ibid..) n’est pas une particularité des organisations philanthropiques mais caractérise tous les acteurs non gouvernementaux qui agissent sur la scène internationale, comme l’expliquent les auteurs en introduction : « cette mise en réseaux des acteurs est liée d’abord à la faiblesse structurelle des organisations philanthropiques, souvent de taille modeste (même s’il s’agit de grosses fondations), qui interviennent dans des lieux parfois très lointains, et souvent avec un soutien ténu des structures étatiques et parfois même contre elles. Cette position n’est d’ailleurs pas spécifique aux associations philanthropiques : c’est celle de la quasi-totalité des acteurs non gouvernementaux qui se projettent à l’international sans disposer d’une autorité légale, d’une force militaire ou d’un appareil logistique élaboré » (p. 13)
Le réseau qui entoure les philanthropies transnationales n’est pas seulement organisationnel, mais se fonde aussi sur des individus et des relations interpersonnelles. Tereza Pospisilova souligne le fait que George Soros privilégiait les liens interpersonnels et les amitiés, même lorsqu’une structure institutionnelle existait : le réseau reposait avant tout sur des relations informelles entre personnes. Les individus impliqués dans ces organisations sont les « agents de l’échange » et jouent les intermédiaires, comme le montre Sébastien Rozeaux en évoquant le rôle d’un imprésario français dans l’importation et adaptation du théâtre français au Brésil. Il serait particulièrement intéressant de compléter ces analyses par une étude des trajectoires de ces individus transnationaux et de leurs « carrières » philanthropiques, avec les outils de la sociologie – comme l’a fait Johanna Siméant pour les acteurs de l’humanitaire [13]. Leur rôle d’acteurs transnationaux a souvent un impact sur leurs vies personnelle et professionnelle. Paola Bayle insiste sur la manière dont les membres des organisations philanthropiques ont été influencés par l’Amérique Latine et ont vu leur carrière modifiée du fait de leur cheminement vers un état d’esprit plus militant et transnational. Plusieurs articles évoquent cette transformation des acteurs, qui développent un « habitus transnational » (p. 106) ou un « ethos cosmopolite » (p. 137)
Quel rôle pour les philanthropies transnationales dans les Relations Internationales ?
Organisations transnationales agissant à l’étranger, les philanthropies transnationales s’inscrivent dans un champ où agissent et interagissent de nombreux acteurs, et où elles tentent de se faire une place – parfois avec difficulté, comme le met en avant l’exemple du Bureau international de défense des indigènes qui a du mal à trouver sa place entre la Commission des mandats de la Société des Nations (SDN) et le Bureau International du Travail (BIT) mais également les diverses associations nationales de défense des indigènes. C’est notamment face aux acteurs institutionnels (Etats, Empires, organisations intergouvernementales) qu’elles tentent de se définir. Ainsi, le Bureau international de défense des indigènes s’est défini en s’affranchissant des Empires, et en devenant, en quelque sorte, le porte-parole des « petits peuples », auxquels la SDN fait peu de place (p. 31). Le Bureau est un « contre-point » aux acteurs institutionnels : c’est cette « position improbable, et passablement inconfortable » qui « fait l’intérêt de la trajectoire discrète du Bureau » (p. 43). C’est surtout la question des relations complexes qui lient les organisations philanthropiques transnationales et les Etats qui semblent intéresser les auteurs, car elle est centrale. Comme l’expliquent Thomas David et Ludovic Tournès en introduction, les frontières entre philanthropie privée et action gouvernementale sont poreuses, certains historiens ayant mis en avant le concept de « mixed economy of welfare » pour caractériser les formes d’interaction entre ces deux groupes d’acteurs. C’est également ce qu’avait montré Olivier Zunz [14], en soulignant que la relation entre le milieu philanthropique et l’Etat américain a évolué au cours du temps, oscillant entre complémentarité, concurrence et collaboration.
Ce lien entre État et philanthropies est souvent caractérisé comme une relation de complémentarité, avec des initiatives philanthropiques qui sont lancées en vue de contribuer à « remédier à des problèmes urgents ou épineux auxquels les États échouent à répondre de façon satisfaisante » (p. 90) : c’est ainsi dans les « interstices des administrations » (p. 61) que ces organisations émergent et prospèrent. L’avantage des organisations philanthropiques est, là, fondé en grande partie sur le fait qu’elles sont considérées comme « neutres et apolitiques ». La WUS, du moins dans son discours, garde ses distances par rapport aux questions idéologiques, mais la dimension politique de son action s’affirme ouvertement au milieu des années 1970. Les philanthropies continuent ainsi de maintenir une bonne réputation au milieu des virulentes critiques contre la politique étrangère américaine. Elles parviennent même à faire politiquement ce que les gouvernements ne peuvent pas faire : que la Fondation Ford parvienne à négocier avec les autorités polonaises et aille jusqu’à lancer un programme d’échange n’était pas une petite victoire (p. 119). Cette relation n’est pas à sens unique puisqu’il arrive également que l’État vienne soutenir l’action philanthropique, notamment financièrement, comme ce fut le cas avec le NEF ou la WUS, mais également symboliquement, en offrant prestige et reconnaissance, comme le montre l’exemple des Chinois installés en Malaisie qui bénéficient des honneurs de l’Empire.
Philanthropie transnationales : circulations, importations, hybridations
Les philanthropies transnationales peuvent être étudiées sous l’angle des circulations – de capitaux, d’individus, de représentations etc. – qui peuvent être analysées selon différentes perspectives. L’une d’entre elles concerne les organisations philanthropiques américaines qui conduisent à poser la question de l’impérialisme culturel et de l’américanisation. Ainsi, David Rodogono explique que la NEF voyait le Moyen-Orient comme une région sous-développée à laquelle la modernité américaine devait être apportée, car il s’agissait d’une responsabilité des « nations civilisées » de guider les « moins ou non civilisées » (p.61). C’est également ce que montre Ingeborg Stensrud à propos de la Fondation Ford qui considérait que les culture et société américaines avaient beaucoup à offrir, et ceux qui ne le voyaient pas n’avaient pas été en contact avec celles-ci : ils seraient convertis une fois qu’ils y seraient exposés. L’idée d’américanisation est liée à celle d’importation (de pratiques, d’idées, de représentations etc.), mais il ne s’agit pas simplement d’un modèle américain « transplanté » [15] : l’importation se heurte rapidement à la nécessité d’adaptation au contexte local, de la NEF aux missionnaires américains. Bruno Marnot évoque une « logique d’adaptation permanente » (p. 205). Cette adaptation est particulièrement complexe et représente un véritable « défi » lorsqu’il s’agit de créer des fondations privées dans des pays où les régimes communistes avaient interdit la philanthropie privée, et la propriété privée plus largement (p.130). La logique de « projection des principes du libéralisme » en Europe de l’Est n’a pas été sans susciter de nombreux problèmes [16].
Loin de n’être qu’une importation – qui amène à réfléchir à la circulation en termes de « champ de production » / « champ de réception » [17] – l’action des organisations philanthropiques peut-être analysée sous l’angle de « l’hybridité » [18], comme évoqué à propos de la NEF, dont les pratiques humanitaires sont le résultats de « multiples hybridations ». De même, la création des nouvelles institutions à Beyrouth et Kyoto est un « observatoire pour examiner la manière dont les idées et les modèles, loin d’être simplement importés d’Occident et absorbés par le reste du monde, sont le fruit d’échanges et de circulations » (p.174-175). Les organisations philanthropiques sont dans une logique de « co-production » (p.191) entre acteurs transnationaux et acteurs régionaux. Les notions privilégiées sont celles de « co-construction, d’hybridation, d’agency, et le monde est plutôt vu comme fluide et en constants réarrangements » [19].
S’intéresser aux philanthropies transnationales, c’est aussi regarder comment, au-delà des hybridations, le transnational s’articule aux différentes échelles et est souvent traversé par des logiques nationales, voire locales. L’échec de la CEU à Prague est dû en grande partie à des attaques politiques vis-à-vis des institutions philanthropiques de George Soros, qui sont le résultat de la concurrence entre deux groupes dans la politique nationale. De même, Sébastien Rozeaux montre comment la traduction d’œuvres est le prélude à la nationalisation d’un genre dramatique qui focalise les espoirs des écrivains pour fonder un théâtre brésilien noble. Le transnational vient aussi parfois redéfinir le national, comme le montre Glen Peterson : en faisant appel à l’aide financière des migrants chinois installés en Malaisie, la philanthropie transnationale permet d’embrasser une vision élargie de la nation chinoise qui intègre les Chinois expatriés dans le récit du nationalisme chinois moderne, définissant l’identité nationale au-delà des frontières territoriales de l’État-nation.
Conclusion
Ce numéro de la Revue Monde(s) est particulièrement riche et amorce une réflexion importante à la fois sur la philanthropie et sur le transnational. Au delà des thématiques, certains auteurs s’interrogent également sur la méthodologie historique, notamment concernant le transnational, en évoquant les difficultés ou limites de leurs travaux. Ainsi David Rodogono montre que les archives de la NEF présentent de nombreuses zones d’ombres et que la situation est plus complexe que ce que les archives laissent penser, mettant en avant l’intérêt de porter un regard critique sur ses sources mais également de les croiser (« While NER official records tell of the perfect plans of a modern, efficient organization, confidential documents show that NER repeatedly improvised and postponed or never implemented its original plans », p. 51). Les apports de l’histoire connectée, tels que les travaux de Romain Bertrand [20] qui utilisent, pour faire une histoire globale, les archives des différents pays concernés, peut apparaître comme une idée intéressante. Ce numéro de la Revue Monde(s) ouvre en tout cas ici de nouvelles pistes de réflexions méthodologiques pour les philanthropies et l’histoire transnationale.