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Recension Philosophie

Peut-on être sans norme ?

À propos de : Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Editions Blast


par Matthieu Wieser , le 21 mars


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Peut-on critiquer les normes sans retomber à son tour dans une autre forme de normativité ? P. Niedergang nous invite à distinguer normalisation et normativité, communauté et « communisme queer ».

Peut-être est-ce un problème universel à tout idéal politique : celui de croire qu’il est possible, à force de luttes et de réflexions radicales, de nous extirper du monde social, et de parvenir à un ailleurs libéré de tout rapport de domination. Dans Vers la normativité queer, Pierre Niedergang affronte ce problème en interrogeant le réflexe de croire qu’une démarche théorique et politique critique à l’encontre des normes hétérosexuelles permette aux mouvements queers de « tendre à une pureté antinormative, censée être en dehors de toute relation d’oppression ou de pouvoir. » (p. 14). Cette croyance n’est pas sans poser certaines difficultés théoriques et pratiques. P. Niedergang en identifie trois au début de son livre, qui traversent ensuite l’ouvrage.

Problème « relationnel » (p. 15) d’une part, puisque s’il est question de s’extirper de toute norme, se pose alors la question de la possibilité même du commun, et d’agir en commun sans ce travail normatif qui permet justement d’articuler nos relations. Problème « stratégique » (p. 16) ensuite, puisque sans normes qui règlent nos relations en en déterminant certaines limites, il n’est plus possible de distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas ; par exemple, à propos des violences sexuelles, comment est-il possible d’allier les mouvements queers qui revendiquent des positions antinormatives dans l’ordre de la sexualité aux luttes féministes qui travaillent à lutter contre les violences sexuelles [1] ? Problème « théorique » (p. 17) enfin, puisque nier les normes, c’est se détourner de ce que le pouvoir fait de nous, de notre sexualité et de nos corps, c’est donc se retrouver dans une position réflexive difficile, qui consiste à penser le pouvoir, la sexualité ou toute relation politique à l’extérieur d’un travail normatif.

Comment donc être critique des normes sans idéaliser un espace purement extérieur à elle ? Autrement dit, y a-t-il des normes avec lesquelles développer des relations qui s’extraient des mécanismes de dominations dénoncées par les théories critiques ? Les luttes et les théories queers offrent à P. Niedergang des moyens de penser ce problème pour nous offrir quelques pistes vers lesquelles diriger notre réflexion.

Les paradoxes de l’antinormativité

Le premier travail auquel s’attelle P. Niedergang consiste à désamorcer ce qu’il nomme les « pièges de l’antinormativité ». Rappelons que ces positions prennent racine dans les théories queers qui remettent en question la sédimentation dans la société de l’hétérosexualité obligatoire comme nerf principal à partir duquel sont exclues les existences « anormales », et privilégiées celles considérées comme « normales ». Mais P. Niedergang souligne que cette critique de la matrice hétéronormative ne s’articule pas à partir d’une position qui rejetterait radicalement toute norme comme intrinsèquement mauvaise ; au contraire, elles encouragent la subversion de cette matrice depuis des normes différentes, créatrices, pourvues de liens affectifs et politiques qui portent en eux l’espoir d’une transformation des normativités.

La proposition de J. Butler de « troubler » [2] la binarité du genre, du sexe et de la sexualité s’articule ainsi dans la perspective d’une subversion des normes issues de la matrice hétérosexuelle par des propositions alternatives, et non dans un refus radical de toute norme. P. Niedergang évoque à ce propos les pratiques drags qui interrogent et pervertissent cette matrice en mobilisant d’autres normes (notamment en s’appuyant sur un collectif, en s’organisant en « houses ») : « un pied dedans (on conserve les catégories), un pied dehors (on montre leur caractère non naturel) » (p. 29).

P. Niedergang introduit une distinction conceptuelle entre normativité et normalisation (p. 19) qui permet de saisir cette nuance critique : si les théories critiques rejettent la matrice hétéronormative, c’est parce que cette dernière est à la racine d’un pouvoir de normalisation qui intronise certains corps, certaines existences (notamment hétérosexuelles, masculines, bourgeoises) en en excluant d’autres. Mais cette critique de la normalisation n’est pas une critique de la normativité : c’est au contraire au nom de forces normatives concurrentes, progressistes, désirables, que les théories critiques manifestent leur éclat. Or, c’est sur ce point que rompent théories critiques et théories antinormatives. En effet, ces dernières remettent en question les normativités en tant que telles et déplacent la frontière visée par la théorie critique qui différencie des normativités queers « anormales » et des normativités hétérosexuelles « normales » vers une distinction entre ce que seraient des existences normatives (non subversives) et des existences anti-normatives (subversives).

P. Niedergang vise par exemple les thèses de Léo Bersani [3] et de Lee Edelman [4], en pointant du doigt les difficultés qui découlent de ces positions antinormatives. En effet, en faisant de l’antinormativité l’idéal de la subversion, et en rejetant les revendications ou les luttes « normatives » comme essentiellement mauvaises, les protagonistes d’une position antinormative constituent une nouvelle norme à laquelle il s’agirait de se soumettre : la norme de l’antinormativité. Ainsi, en faisant reposer ses réflexions sur la jouissance gay, conçue comme antirelationnelle et fondée sur un « effacement du soi », L. Bersani développe une théorie politique dont la prétention est d’être anti – voire contre – normative. Or, P. Niedergang souligne le paradoxe de ces positions : en faisant de la jouissance le lieu à partir duquel penser une sexualité « antirelationnelle » qui permet ensuite de penser les relations de pouvoir, L. Bersani ne voit pas qu’il s’appuie sur une nouvelle matrice normative, (concurrente à celle de l’hétérosexualité) fondée sur la jouissance gay.

De la même manière, lorsque L. Edelman fait des relations queers une force à partir de laquelle se défaire des normativités parce que fondées sur des relations non reproductives, il entretient le paradoxe d’une « éthique antisociale » (p. 44) qui fait reposer la puissance des relations queers sur la seule négation des normes, sans interroger ni ses propres présupposés normatifs (ici la supposée absence de projection dans le futur pour les personnes queers), ni même des possibles normatifs ouverts par les relations queers (l’ouverture à un horizon futur désirable où fonder ses espoirs pour l’action politique).

Cette élévation des positions antinormatives comme idéal de toute politique queer conduit à un « romantisme de la subversion » (p. 46) qui consiste à faire l’éloge facile, et généralement peu coûteux pour celles et ceux qui la défendent, d’une existence radicale totale. Surtout, P. Niedergang souligne les problèmes politiques et stratégiques que ces positions posent. Elles rendent ainsi impossible l’alliance avec des théories et des politiques féministes qui luttent contre les violences sexuelles. En opacifiant les différences entre violence et sexualité (par exemple en idéalisant la jouissance comme le lieu libéré de tout pouvoir normatif, y compris à propos des formes de la violence) mais aussi entre pouvoir et violence, c’est-à-dire en esthétisant la violence comme espace (notamment sexuel) extérieur au pouvoir et aux normes, ce romantisme antinormatif agit comme une esthétique de la subversion et empêche à la fois les possibles alliances avec les luttes féministes pour qui ces distinctions conceptuelles et pratiques sont fondamentales, et la formulation de théories politiques qui se donneraient des concepts précis et efficaces de sexualité, de violence, et de pouvoir. Le refus des normativités est donc une impasse tant politique que théorique.

Que faire de la violence ?

Cette question de la violence traverse l’ensemble de l’ouvrage de P. Niedergang. La seconde thèse à laquelle il s’attelle, avant de présenter les différents aspects d’une « normativité queer », consiste à esquisser les contours d’une nouvelle matrice normative qui s’articule autour de la binarité « safe/violence » (p. 90). P. Niedergang pose donc l’importance de penser la question de la violence pour permettre aux existences qui l’ont subie de s’en libérer. Ce faisant, il cherche à éviter les positions radicales qui rejettent la catégorie même de violence comme non pertinente, puisqu’elle consisterait à occulter les antagonismes constitutifs de la politique (P. Niedergang discute à ce sujet les travaux de Elsa Dorlin [5] et de Jack Halberstam [6]), tout en se méfiant d’une vision individualiste et dépolitisée de la violence, qui n’inscrit pas sa conception dans ses conditions matérielles et historiques d’émergence. P. Niedergang propose au contraire une lecture politique des affects comme source de l’action politique même, à la condition de concevoir ces affects dans une perspective matérialiste, c’est-à-dire comme socialement et historiquement construits.

Ainsi, il suggère d’éviter une théorisation abstraite de la violence en l’incarnant dans les vécus des corps et des existences mêmes et il dés-individualise cette interprétation en l’enracinant dans les dynamiques historiques et politiques à l’œuvre dans le monde social. Les vies queers forment l’ancrage à partir duquel élaborer une telle proposition théorique. P. Niedergang invite ainsi à dépasser ce qu’il nomme « l’approche faible » du traumatisme, qui consiste à concevoir les violences vécues par les personnes queers soit comme ce qui construit ces subjectivités (comme chez Didier Eribon [7]), soit comme l’archive de ces vies (chez Paul B. Preciado [8]) ou encore comme la norme qui façonne les comportements des personnes queers par les injonctions et les habitudes que ces violences instituent (chez Sara Ahmed [9]).

Avec ces conceptualisations de la violence, P. Niedergang suggère une « approche forte » qui invite à se ré-approprier le traumatisme en en faisant la « source d’une force politique essentielle » (p. 114). Ainsi, P. Niedergang propose une interprétation psychanalytique et politique du traumatisme qui permette sa « perlaboration politique » (p. 115), c’est-à-dire une libération politique des existences, à partir des violences, et en lien avec les luttes qui travaillent à les abolir : la répétition à l’œuvre dans la perlaboration s’articule conjointement à l’action politique qui transforme le traumatisme comme destruction des possibles à la condition de l’ouverture de nouvelles existences :

On pourrait dire, avec Lacan, que le symptôme devient « sinthome », c’est-à-dire que ce qui était source de souffrance et bloquait les possibilités de vie, devient le point d’appui de l’agir, à condition de comprendre que cette conversion ne prend pas place dans le cabinet mais dans l’action politique : se déplacer, se réunir, échanger, enseigner, transformer les institutions, les lois, etc. (p. 119).

Critique, communisme et vitalité de la normativité queer

Le dernier chapitre du livre de P. Niedergang s’attache à décrire les caractéristiques de la normativité queer. La première est la « critique » sur laquelle elle repose (p. 125). En effet, à l’image des existences queers, la normativité queer est « duelle, voire duplice », « pendulaire » (p. 126/127) : elle oscille toujours entre deux mouvements, l’un qui tend vers une sortie des normes, leur remise en question radicale, leur déconstruction, et l’autre qui est la recherche de normes alternatives, désirables, libérées de rapports violents et dominants. Mais ces deux aspects sont complémentaires et non exclusifs, c’est parce qu’il y a le désir et la recherche d’autres normes que la critique tire son efficacité politique ; inversement, c’est par la rigoureuse intransigeance de la critique que l’invention de nouvelles normes ne se conclue pas dans un romantisme utopique : « Il s’agit de trouver dans la critique non pas une suspension des normes, mais un lieu possible de normativités » (p. 129).

De cette première caractéristique découlent les deux autres. En effet, parce que cette dynamique entre critique et création des normes est consubstantielle à la normativité queer, cette dernière est « communautaire » (p. 131). D’abord parce que l’existence queer n’est pas une existence isolée ou atomisée, la réalisation de soi ne peut se réaliser que dans la reconnaissance « d’une dépendance fondamentale entre mon existence et celle des autres. » (p. 136). Ensuite parce qu’au sein de la communauté, le mouvement pendulaire entre critique et création des normes s’incarne dans des membres différents, la reconnaissance du conflit est alors primordiale et suppose l’élaboration continue d’une communauté.

P. Niedergang va jusqu’à défendre un communisme queer, « dans la mesure où la normativité queer n’existe que dans le cadre de communs qui garantissent la possibilité du conflit normatif. Et inversement, les communs queers ne peuvent exister que grâce à un travail normatif positif. » (p. 139). Enfin, la normativité queer est « vitale » (p. 149). Cette conception se situe finalement à la jonction des deux précédentes. En effet, si la normativité queer s’articule dans un espace commun dont le fonctionnement même repose sur une oscillation critique, alors la vitalité de la communauté et des membres qui la composent repose sur l’association de ce mouvement critique. L’harmonie n’est donc pas recherchée en dehors de la communauté, ou dans son abolition, mais dans la manière dont elle sera capable de joindre son mouvement critique, qui permet de remettre en question voir d’abandonner certaines normes, et son mouvement créatif et inventif qui consiste à fonder de nouvelles normes, c’est-à-dire des manières de vivre et d’exister.

Penser les normativités ?

Peut-être pouvons-nous relever le caractère encore « général » de ces propositions, et nous interroger sur une théorisation politique du concept de « normativité queer », que le titre du livre de P. Niedergang semble nous promettre. En effet, l’auteur multiplie les propositions et ouvre des possibilités sans véritablement s’engager dans une théorie des normativités dont les contours seraient nettement identifiés. Peut-être pourrions-nous ainsi interroger ce choix de relier « normativité queer » et « communisme », dans le dernier chapitre : au-delà de l’aspect « communautaire » (qui motive P. Niedergang à défendre cette proposition), l’idée de communisme n’entretient-elle pas l’espoir d’une société nouvelle, libérée des rapports de pouvoirs capitalistes, et donc peut-être aussi des illusions similaires à celles dans lesquelles se fourvoient les ardents défenseurs d’une vision « antinormative » ?

Il semble néanmoins que l’intérêt de la proposition de P. Niedergang ne se situe pas ici. Soulignons à ce titre que la proposition de P. Niedergang consiste à faire l’hypothèse de sentiers à emprunter pour penser cette difficile intrication entre des manières de faire et de penser les normativités : il s’agit de savoir se diriger vers celles-ci avant de postuler des conclusions hâtives et sans doute dangereuses (la préposition « vers » présente dans le titre doit donc être prise à la lettre). Plutôt que de défendre une théorie politique des normativités désirables (ce qui viendra peut-être), P. Niedergang nous invite à ralentir, à porter attention aux positions que nous défendons, et aux conséquences de nos désirs de radicalité.

Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Toulouse, Éditions Blast, 2023, 176 p., 15 €.

par Matthieu Wieser, le 21 mars

Pour citer cet article :

Matthieu Wieser, « Peut-on être sans norme ? », La Vie des idées , 21 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Peut-on-etre-sans-norme

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Cette question, nous apprend P. Niedergang, est d’ailleurs à l’origine de l’écriture de son livre. Voir article avec P. Niedergang, T. Piterbraut-Merx, « Violence sexuelle ou “initiation”, communauté, trauma et normativité queer » GLAD !, n°10, 2021.

[2Judith Butler, Troubles dans le genre, Le Féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005 [1990].

[3Bersani Leo, Homos, Cambridge, Harvard University Press, 1995, et « Is the rectum a grave ? » in Is the rectum a grave ? and other essays, Chicago, Univerity of Chicago Press, 2010 [1987].

[4Edelman Lee, No Future : Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke Université Press, 2004.

[5Dorlin Elsa, Se défendre, Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.

[6Halberstam Jack, « “Tu me fais violence !” La Rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », in : Vacarme, n°72, vol. 3, 2015.

[7Eribon Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, 1999.

[8Preciado Paul, Je suis un monstre qui vous parle, Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2020.

[9Ahmed Sara, The Cultural Politics of Emotion, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2004.

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