Les relations homme - femme n’avaient pas en Grèce la même rigidité qu’elles ont prise dans le monde moderne. Mais leur sexualité, différente de la nôtre, n’était pas pour autant libre de toute règle : la cité avait inspection sur les corps.
Les relations homme - femme n’avaient pas en Grèce la même rigidité qu’elles ont prise dans le monde moderne. Mais leur sexualité, différente de la nôtre, n’était pas pour autant libre de toute règle : la cité avait inspection sur les corps.
Bien avant la sexualité... voilà un titre qui, comme le soulignent les auteurs eux-mêmes dans l’introduction, peut s’interpréter de deux façons : avant la sexualité telle que nous la concevons, ou, par ses échos foucaldiens, avant cette construction moderne qu’est la « sexualité » et dont les implicites ont longtemps biaisé le regard porté sur les sociétés anciennes. C’est ainsi « l’expérience érotique en Grèce ancienne » qui est interrogée, tant elle permet d’appréhender, en partie du moins, « la poétique culturelle » (p. 33) des sociétés dans lesquelles elle se déploie, tout au long de l’Antiquité. Cette expérience apparaît aussi riche que variée et, d’ailleurs, les auteurs de l’ouvrage soulignent bien qu’ils ne prétendent pas présenter une somme sur la sexualité en Grèce ancienne, mais « une succession d’images entrevues à travers quelques brèches d’un vaste mur d’enceinte » (p. 34).
Pourquoi traduire un tel ouvrage, près de trente ans après sa parution, d’autant qu’il regroupe des contributions dont la majorité avait déjà été publiées auparavant, sous forme d’articles dans des revues scientifiques ou de chapitres dans des monographies ?
Tout d’abord, il faut dire que ce volume constitue plus qu’une simple traduction : c’est le résultat d’un véritable travail d’édition scientifique, aussi clair que précis, qui permet au lecteur de comprendre l’histoire intellectuelle de l’ouvrage, sa genèse et son contexte. Dans les années 1970 et 1980, notamment grâce aux apports de l’anthropologie, l’histoire des femmes et de la sexualité dans les mondes anciens se développe, dans le monde anglo-saxon surtout ; sont alors publiées des monographies importantes aujourd’hui encore et les colloques sur la question se multiplient – dont deux en 1986, à l’origine du présent volume. Ce dernier réunit quinze contributions de chercheurs non seulement américains mais aussi français, des antiquisants du Centre Louis Gernet, que les anglo-saxons ont nommé « l’école de Paris ». Sont ainsi associées, de façon tout à fait féconde, « deux traditions intellectuelles [qui] développent à la fois un intérêt théorique et méthodologique propre aux sciences humaines françaises et les techniques descriptives et interprétatives de la tradition anglo-saxonne de l’anthropologie culturelle » (p. 38). C’est un ouvrage d’une grande importance, car à sa parution en 1990, non seulement il fait la somme du chemin parcouru dans les années 1970 et 1980, mais en outre il ouvre de larges pistes : si beaucoup ont été magistralement explorées depuis, toutes demeurent fécondes aujourd’hui.
Revendiquant « une approche culturelle de l’Antiquité […] qui rejette la notion de “chefs d’œuvres éternels” et qui ne considère pas que les Grecs, telles leurs statues de marbre, n’avaient ni poils, ni ongles noirs, ni odeur », les auteurs entendent confronter leurs lecteurs, par l’examen de sources variées et sur des sujets divers, « à des valeurs dont nous ne sommes pas du tout familiers, à des comportements, des pratiques sociales qui s’opposent à nos conceptions actuelles de la vie » (p. 37). Plutôt que de présenter un trop bref résumé de chacune des quinze contributions (on le trouvera d’ailleurs dans l’introduction, p. 52-54), nous nous arrêterons sur deux grandes idées qui émergent de l’ouvrage et qui permettent de comprendre cette déclaration d’intention qui, trente ans plus tard, n’a pas pris une ride : le rapport du masculin à la féminité d’une part, et le contrôle des corps par les cités d’autre part.
Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c’est de constater combien le rapport des Grecs au sexe, à l’érotisme et au genre est éloigné non seulement de l’image que l’on a pu s’en forger, mais aussi et surtout de nos propres normes et catégories. Les Grecs ne cessent d’explorer l’altérité, notamment par le biais des mythes, mis en récits, en scène ou en images.
Ainsi, dans sa contribution consacrée à Héraclès (chap. I, p. 59-98), Nicole Loraux met au jour l’ambivalence du héros, un « surmâle » misogyne qui « déflore allègrement », « épouse au passage et s’en va » (p. 64), mais qui est aussi profondément féminin, par son ventre insatiable et ses vêtements notamment. Ce faisant, l’historienne analyse « l’imaginaire grec à l’œuvre dans la constitution de la figure héroïque » (p. 62) : elle montre comment « les Grecs se plaisent à refuser de penser la conjonction des sexes – dont ils s’accommodent dans la réalité de leur vie sociale – pour procéder à un brouillage systématique de la distribution “normale” des caractères de l’homme et de la femme » (p. 70).
Au chapitre VII (p. 291-336), Françoise Frontisi-Ducroux et François Lissarrague proposent « un parcours dionysiaque » sur le dossier dit des Anacréontiques, un corpus de vases attiques (majoritairement à figures rouges) produits entre 510 et 460 avant n. è. et décorés de représentations de personnages barbus portant « des vêtements et des accessoires marqués d’ordinaire comme féminins » (p. 293) et qui ont été l’objet de diverses interprétations. Il s’agit de kômoi, ces joyeuses bandes de buveurs qui paradaient dans les rues en chantant et en dansant, accompagnés de musiciens. Le corpus étudié représente ainsi une pratique masculine dont la femme est généralement absente, ou seulement accessoirement présente. Bien que vêtus comme des femmes, les hommes représentés « ne renoncent en rien à leur masculinité » (p. 329) : la féminité, qui s’accompagne parfois d’orientalité, est un surplus. Les hommes font un pas vers l’altérité, vers Dionysos, mais sans jamais perdre leur identité.
C’est encore le sens de l’étude de François Lissarrague (chap. II, p. 99-128) sur la vie sexuelle des satyres telle qu’elle est représentée sur la céramique ; il faut y voir, explique-t-il, « un contre-modèle de l’humanité avec lequel les imagiers s’amusent pour explorer les virtualités d’un monde imaginaire, pour créer une anthropologie de fantaisie » et « qui joue, pour l’Athénien spectateur des vases, sur la proximité et la distance : suffisamment proche pour qu’il puisse d’y projeter, suffisamment distant pour ne pas se confondre avec lui » (p. 128).
Brouiller les frontières permet de mieux les poser, représenter voire « jouer l’Autre », pour reprendre l’expression désormais fameuse de Froma Zeitlin, permet de mieux de définir son identité. Admettre la part féminine de tout « mâle » permet de mieux affirmer sa virilité. Car, les Grecs ont beau « [se plaire] à refuser la conjonction des sexes », la cité n’en a pas moins érigé des normes, auxquelles chacun-e doit se conformer, sous peine d’être rejeté-e en marge de la communauté.
Plusieurs contributions dans cet ouvrage montrent en effet, à travers l’étude de sources très diverses, comment les cités grecques ont tâché de contrôler le corps des citoyens et de leurs filles et épouses. On a souvent mis en avant la façon dont la cité spartiate façonnait le corps de ses citoyens-soldats, par une éducation physique des plus rudes et par un entraînement intensif ; on a moins souvent parlé d’Athènes, où pourtant le corps des citoyens est également sous contrôle, bien que d’une tout autre façon. C’est ce que montre John J. Winkler (chap. VI, p. 237-289) qui s’intéresse aux normes qui régissent la sexualité masculine à Athènes, et notamment celle des citoyens ; il examine en particulier la figure du kinaidos. « [C’]était un homme socialement déviant dans la totalité de ce qu’il était : cela apparaissait essentiellement dans son comportement, qui transgressait et enfreignait de façon flagrante la définition sociale dominante de la masculinité » (p. 246). L’étude de cette figure permet de mettre au jour le modèle de virilité qui était imposé aux citoyens à travers une autre figure, celle de l’hoplite. Les lois sur la moralité sexuelle ne ciblaient pas les déviations sexuelles, mais plutôt la prostitution : débauche sexuelle, transaction financière et passivité lors de la pénétration, autant de pratiques qui font de l’individu un kinaidos et qui l’exposent à la privation de ses droits de citoyen – parmi lesquels le plus fondamental, le droit de prendre la parole à l’Assemblée. L’historien montre ainsi que « l’évaluation du comportement sexuel convenable ne reposait pas sur l’opposition ressemblance/différenciation des genres sexuels, mais sur l’opposition domination/soumission des individus impliqués » (p. 288). C’est également ce qui ressort du texte de Maud Gleason (chap. XII, p. 499-535) dans lequel elle examine les stéréotypes de genre au IIe siècle de n. è. à travers l’étude des traités d’astrologie et des traités de physiognomonie, ces derniers apparaissant comme « un outil élaboré pour décoder les signes d’une déviance de genre » (p. 501).
Car il importe à la cité que ses membres aient une sexualité reproductrice, une sexualité qui lui permette de se pérenniser. C’est tout le sens des « rites en l’honneur d’Artémis Triclaria et de Dionysos Aisymnêtês à Patras » analysés par James Redfield (chap. IV, p. 163-192) : ce rite de passage met en scène le mythe de Comaithô, qui devait servir Artémis jusqu’à son mariage, destinée à être sacrifiée avec son amant Mélanippe pour s’être unie à lui dans le temple de la déesse après que le mariage leur avait été refusé. Ce rituel de préparation au mariage qu’effectuent les jeunes gens de la cité permet de dire la transgression sexuelle pour mieux rétablir l’équilibre et renforcer la communauté : « la sexualité est le problème et la politique est la solution » (p. 191).
À ce titre en effet, la sexualité et le corps des femmes sont particulièrement sous contrôle, comme en témoignent notamment les traités médicaux. Ainsi, Ann Ellis Hanson s’intéresse, au chapitre IX (p. 395-434), à « la femme des auteurs médicaux », des traités hippocratiques de la fin du Ve siècle avant n.è. à Soranos (Ier siècle de n. è.). Montrant comment un tel corpus permet de mettre en avant les changements de la place des femmes dans la société, elle souligne également les permanences qu’il met au jour : tout au long de ces cinq siècles, les femmes ne cessent d’être considérées comme des « créatures d’excès » dont il faut contrôler l’utérus pour en faire des épouses et des mères. Or la meilleure façon d’y parvenir est de marier les jeunes filles dès que possible. Anne Carson (chap. V, p. 193-235) montre ainsi comment le mariage constitue, pour les Grecs, un moyen de contrôler les femmes, dangereuses par nature, car du côté de la transgression, de l’humide lascivité et de la souillure ; il s’agit de domestiquer leur goût du « jeu » (érotiques) pour les confiner dans le « travail » (procréateur). Pour intéressante que soit cette analyse, on regrette que la perspective demeure générale, embrassant plusieurs siècles comme si la place des femmes au sein des familles et des sociétés y avait été toujours la même ; en outre, Anne Carson présente une femme grecque recluse à l’intérieur de l’oikos, et plus particulièrement du gynécée : ce topos a pourtant été depuis longtemps remis en question tant par l’archéologie que par l’étude des textes. S’appuyant sur les traités médicaux, Julia Sissa (chap. X, p. 435-468) s’interroge sur le double sens du mot parthenos, qui désigne aussi bien la vierge que la femme non mariée, et montre que, pour les Grecs, l’hymen virginal n’existe pas : « le regard qui contrôle la sexualité de la jeune fille ne saurait prendre la forme de l’expertise médicale, mais se concentre dans la vigilance, dans cette sévérité de l’œil paternel qui veille sur un état plutôt que sur un détail anatomique » (p. 461). « La pénétration d’un sexe masculin déflore une vierge, mais cet événement n’existe que si le regard familial et social le rencontre ou bien si ses effets de fécondité l’accusent » (p. 447).
Ainsi, la cité a érigé des normes, des lois, des rites, et même une médecine, visant à protéger, renforcer et perpétuer la communauté civique par le contrôle des corps et notamment de la sexualité des citoyens, de leurs filles et épouses.
On l’aura compris, on ne peut que saluer l’entreprise de traduction collective menée par Sandra Boehringer, permettant à un large public francophone d’accéder à cet ouvrage, de découvrir des rapports au corps, au sexe et au genre qui ne sont pas les nôtres et de s’y confronter, à un moment où les questions de genre et d’identité sexuelle sont des plus vives. Cet ouvrage continuera longtemps de nous surprendre et, surtout, de mettre en question nos normes et nos pratiques.
par , le 9 décembre 2019
• Lydie Bodiou et Véronique Mehl (dir.), Dictionnaire anthropologique du corps dans l’Antiquité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
• Sandra Boehringer, L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
• Sandra Boehringer et Daniele Lorenzini (dir.), Foucault, l’Antiquité, la sexualité, Paris, Éditions Kimé, 2016.
• Claude Calame, Les Chœurs des jeunes filles en Grèce archaïque, Paris, Les Belles Lettres, 2019 (Rome, Ed. dell’Ateneo e Bizzarri, 1977).
• John K. Dover, Homosexualité grecque, Grenoble, La pensée sauvage, 1982 (Londres, Duckworth 1978).
• David M. Halperin, Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec, Paris, EPEL, 2000 (New York et Londres, Routledge, 1990)
• Nicole Loraux, Les expériences de Tirésias : le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989.
• John J. Winkler, Désir et contraintes en Grèce ancienne, Paris, 2005 (Londres et New York, Routledge,1990).
• Froma Zeitlin, Playing the Other. Essays on Gender and Society in Classical Greek Literature, Chicago, University of Chicago Press, 1996.
Noémie Villacèque, « Les plaisirs et les normes », La Vie des idées , 9 décembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Halperin-Winkler-Zeitlin-sexualite-erotique-Grece-ancienne
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