Depuis ses travaux sur le genre, au début des années 1990, les champs de recherche de Judith Butler se sont considérablement diversifiés. L’analyse des modes de subjectivation reste un des fils directeurs de ses travaux, mais la philosophe a débordé la théorie féministe pour traiter les questions éthiques ou religieuses. Dans L’État global, Judith Butler présente son projet comme une « nouvelle analytique du pouvoir » (p. 93). Celui-ci implique de repenser autant la question de la territorialité que celle de la souveraineté, de scruter les différents destins de la souveraineté pour en dresser aujourd’hui « la carte émergente ». En abordant les questions de l’État, du néo-libéralisme, de la place de la religion dans l’espace public, elle s’interroge sur ce qui rend une vie vivable. Si les textes de la tradition philosophique sont mobilisés, ces analyses sont également ancrées dans une actualité politique, qui exige parfois des prises de position. C’est par exemple le cas du mariage gay ou du conflit israélo-palestinien.
Précarité sociologique, précarité ontologique
La Vie des Idées : Dans vos travaux, en particulier dans Ce qui fait une vie, vous proposez une analyse approfondie de l’idée de précarité. Celle-ci est bien réelle, mais elle est moins, semble-t-il, une notion sociologique qu’ontologique. Notre question serait alors celle-ci : le néolibéralisme et la crise économique majeure issus de la dérégulation néolibérale des marchés ne sont-ils pas à l’origine d’une nouvelle forme de précarité ? Ou bien s’agit-il du facteur conjoncturel qui fait basculer la précarité constitutive de l’être humain en une précarité insupportable ? L’incidence spécifique de l’économique nous intéresse d’autant plus que vous insistez, dans L’État global, sur la nécessité de ne pas éluder ou marginaliser l’économie au profit d’une analyse des seules causes politiques.
Judith Butler : Je suis d’accord avec la formulation que vous proposez, à savoir que la situation économique transforme la précarité constitutive de l’être humain en une précarité insupportable. Ma seule incertitude porte sur la question de savoir si, pour reprendre votre terminologie, l’« ontologique » est séparable du « sociologique ». Nous avons en effet ici deux problèmes, car si nous affirmons que le néo-libéralisme tend à rendre les gens jetables et expose les populations à la précarité, nous devons nous demander si nous désignons par « néo-libéralisme » une logique et un système de pouvoir purement économiques ou bien un régime de pouvoir qui régit les pratiques de formation du sujet, y compris de soi-même, ainsi que le fait que la valorisation du paramètre de l’instrumentalité intègre et dépasse désormais la sphère conventionnelle de « l’économique ». Le pouvoir et l’omniprésence du « néo-libéralisme » nous forcent-ils à penser l’hétéronomie de l’économique et la façon dont les logiques qui en gouvernent les opérations dépassent la sphère purement économique ? Doit-on renoncer à l’idée d’une sphère purement économique à cause du néo-libéralisme, au moment même où nous ne pouvons nous passer de l’économique ?
Il est plus difficile de répondre à votre question sur l’ontologie, mais je veux à nouveau insister sur le fait qu’une réflexion sur la précarité vise avant tout à saisir plus fondamentalement ce que cela signifie d’être un être social. Puisque la sociologie s’appuie toujours sur ce postulat, il importe de le penser de façon critique : que veut-on dire lorsqu’on se réfère au concept sociologique de sujet, et comment le distingue-t-on traditionnellement du concept ontologique de sujet ? Quand je maintiens que le sujet est constitué socialement, ou que le sujet est constitué dans et par ses relations sociales avec les autres, est-ce une affirmation sociologique ou ontologique ? Pour moi, l’ontologique ne se situe pas à un autre niveau que le social dans ce type de débat, parce que j’essaye de dire que les « créatures » humaines — et pas seulement les humains — dépendent fondamentalement des institutions sociales pour leur survie et leur subsistance. Cela signifie que quels que « soient » ces êtres, ce qu’ils « sont » est constitué au croisement de ces relations, ce qui implique aussi que lorsque des institutions sociales échouent, elles sont menacées de « non-être » ou de formes de mort sociale. On pourrait appeler cette approche une ontologie sociale, mais les formes de dépendance et de vulnérabilité à l’égard des institutions sociales ont tendance à varier, et une analyse qui s’en tiendrait au « seul niveau de l’ontologie » ne serait pas possible.
La Vie des Idées : Dans Ce qui fait une vie, vous interrogez les conditions concrètes, sociales et politiques, d’une « vie vivable ». Il est question d’abord de la satisfaction des besoins élémentaires et du besoin de protection ainsi que de celui d’être inscrit dans des rapports humains de sociabilité. Vous mentionnez également la nécessité d’être pris dans un réseau de travail. Nous voudrions en savoir davantage sur la place et la fonction du travail dans votre réflexion. S’agit-il d’une condition essentielle de la « vie vivable » et d’une structure de reconnaissance fondamentale pour le sujet ? Ou bien le travail est-il une condition plus contingente, une nécessité factuelle pour l’individu mais pas une structure symbolique de son existence ?
Judith Butler : Il est clair que le travail est nécessaire à la reproduction de la personne — j’emprunte cette idée à la théorie de la production dans L’Idéologie allemande de Marx — et cette idée demeure centrale dans ma réflexion. Le travail est aussi nécessaire pour produire les conditions matérielles de l’existence et de la subsistance. Ainsi, je suis par exemple en faveur d’un « droit au travail » et je crois que les États ont l’obligation publique de créer les conditions qui permettent aux populations de travailler si elles le peuvent. Je m’oppose aux formes de capitalisme protestant qui affirment que seuls ceux qui travaillent méritent d’être nourris et logés, puisque je soutiens que ces droits fondamentaux devraient être garantis par les États, indépendamment du fait que les individus aient ou non un travail. Ainsi, je refuse de dire que seul le travail fournit les conditions matérielles de la reproduction de la vie humaine. Cela reviendrait à défendre une position morale en contradiction avec l’obligation publique de fournir entre autres un logement, de la nourriture, des soins médicaux, une éducation.
Lorsque nous parlons des formes induites de précarité, nous désignons des formes d’organisation du travail qui reposent sur l’emploi aléatoire et sur le caractère remplaçable et jetable de la main d’œuvre. Ces formes de précarité sont produites et calculées pour fournir une force de travail « flexible » et elles induisent, à une vaste échelle, de l’insécurité et du désespoir parmi les travailleurs. C’est aussi une façon d’empêcher toute projection vers l’avenir et de produire une structure de dette permanente pour ceux qui n’ont pas les moyens de prévoir quel sera dans l’avenir leur travail.
Le travail des normes
La Vie des Idées : Vous avez beaucoup travaillé à débusquer ce qui agit, sans que ce soit dit, comme une norme, au premier chef le genre. Dans une lignée foucaldienne, vous avez cherché, de l’intérieur, à dégager les phénomènes de « littéralisation » ou de naturalisation des normes. Aujourd’hui, dans le cadre de l’analytique du pouvoir que vous élaborez, vous vous attachez à définir une perspective normative, engageant en un sens une démarche de critique sociale. Une telle démarche implique une position d’extériorité, la position d’une norme par rapport à laquelle est évalué un état du réel — position dont vous avez souvent montré le caractère problématique. Qu’est-ce qui vous a conduit à insister sur la dimension normative de votre réflexion, et comment concevez-vous celle-ci ?
Judith Butler : Foucault a toujours fait partie de ma réflexion, et c’est encore le cas aujourd’hui. Mais je ne suis pas Foucault comme l’on suivrait une pensée religieuse. J’adapte son œuvre extraordinaire à de nouvelles fins, et c’est d’ailleurs sans doute l’un de ceux qui m’ont montré qu’il était possible de faire cet usage d’autres penseurs. Dans tous les cas, l’analyse de la performativité du genre s’est toujours efforcée de montrer que l’on considérait certaines performances comme « réelles » et d’autres comme « irréelles ». J’ai pris position contre cette conception de la production du genre et j’ai avancé que les présentations du genre les plus « normatives » et les plus « convaincantes » étaient fondées sur la même logique mimétique que celles que l’on considérait de manière conventionnelle comme déviantes et invraisemblables. Ainsi, l’idée du « normatif » intervient deux fois ; dans le premier cas, comme vous le suggérez, la normativité, comme l’hétéronormativité, désigne un processus de normalisation et de littéralisation. Mais, dans le second cas, nous avons un cadre normatif qui cherche à contester et à déplacer la distinction même entre le réel et l’irréel. C’est également le cas lorsque je parle des vies qu’on peut pleurer et de celles qu’on ne peut pas pleurer. Cela fait le lien entre mes travaux sur la politique LGBTQ et mes travaux plus récents sur la guerre. Mon opinion est que l’on a tort de considérer que certaines vies sont plus réelles, plus vivantes que d’autres, qui seraient moins réelles, moins vivantes. C’est une façon de décrire et d’évaluer la distribution différentielle de la « réalité » en fonction du degré de conformité de ces populations à l’égard de normes établies. C’est aussi une tentative pour produire de nouveaux schémas normatifs qui impliquent une critique rigoureuse de la misogynie, de l’homophobie, du racisme pour faire émerger un monde social et politique qui se caractériserait par l’interdépendance, l’égalité et même la démocratie radicale.
La Vie des Idées : Récemment, aux États-Unis, Barack Obama s’est prononcé en faveur du mariage homosexuel. En France, le nouveau président François Hollande s’est dit favorable à l’ouverture du droit au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels. Cette reconnaissance politique des couples de même sexe a été discutée de longue date, certains y voyant une normalisation de l’homosexualité. Ces propositions apparaissent également à un moment où l’homonationalisme — l’instrumentalisation des questions sexuelles dans les rapports de race et la rhétorique du conflit des civilisations — devient un enjeu crucial de la politique sexuelle. Comment analysez-vous ces prises de positions de gouvernements de gauche aux États-Unis et en Europe ? Quels en sont les enjeux politiques ?
Judith Butler : Aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. Il faut être pour le mariage gay et je suis pour le mariage gay. Mais ce qui me préoccupe, c’est le fait que ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. C’est bien sûr une bonne chose que les personnes gay et lesbiennes aient ce droit s’ils choisissent de l’exercer. Et de façon totalement distincte, je suis résolument en faveur du droit de toute personne à avoir accès à l’adoption et aux technologies reproductives, indépendamment du statut marital ou de l’orientation sexuelle. Il s’agit de formes fondamentales d’opposition à la discrimination et je les soutiens.
Il est vrai que certains gouvernements appellent ces droits de leurs vœux, stratégiquement, au moment où ils refusent des droits aux immigrés ou alors qu’ils mènent une guerre matérielle et culturelle contre les populations musulmanes. Cela a suscité un certain nombre de débats sur le marketing des entreprises en faveur de la cause gay (pinkwashing) et sur l’homonationalisme. Il faut s’assurer que la lutte en faveur d’une série de droits minoritaires ne sert pas à priver de droits une autre minorité. Cela signifie que, si nécessaire que soit notre lutte pour les droits LGBTQ, celle-ci doit aussi s’inscrire dans le contexte d’une lutte pour la justice sociale et économique. Il faut donc nous demander si nos revendications politiques ne peuvent pas être utilisées à l’encontre des engagements plus larges qui sont les nôtres à l’égard de la solidarité et de la justice.
Une politique des interdépendances
La Vie des Idées : Dans l’État global, pour poser le problème de l’articulation entre vie et politique, vous expliquez qu’il est nécessaire de penser des formes d’appartenance autres que celles à la nation et à l’État. En discutant Agamben, vous soulignez notamment que ses travaux ne permettent pas de comprendre les subjectivités apatrides ou militantes. La nouvelle analytique du pouvoir exige finalement de repenser la notion de souveraineté, de proposer une « nouvelle carte de la souveraineté ». De quelle manière le concept traditionnel de souveraineté doit-il selon vous être transformé ?
Judith Butler : Je ne suis pas vraiment une théoricienne de la souveraineté, et je ne suis donc pas sûre de pouvoir bien répondre à votre question. La politique est un domaine complexe et je m’appuie sur plusieurs penseurs pour concevoir avec justesse des notions qui ne font pas directement partie de mon champ de vision. C’est, certes, une limite mais je suppose que nous avons tous de telles limites. Je crois que dans le contexte que vous évoquez, j’essayais de dire que ceux qui sont sans État, qui vivent dans des camps frontaliers ou sous une occupation, acquièrent une capacité d’agir (agency) et de résistance politiques dont on ne peut pas tout à fait dire qu’elles relèvent de la « vie nue ». Selon moi, ces vies sont saturées de pouvoir même si elles sont exclues de la « polis ». Si le champ de pouvoir dans lequel elles vivent implique certainement une soumission, cette soumission n’est pas un attribut essentiel ou exhaustif. Nous observons des réseaux de soin, des pratiques de mobilisation politique et des formes de résistance dans tous ces lieux, et nous devons donc penser un modèle de pouvoir qui rend compte de la diversité de ce qui existe et de ce qui se produit. L’État n’agit pas toujours par un pouvoir « souverain » dans sa relation au peuple, puisque la souveraineté s’est, dans une certaine mesure, disséminée dans la gouvernementalité. J’ai aussi suggéré que la conception du fédéralisme chez Hannah Arendt (comme celle qu’elle propose pour la Palestine) dépendait fondamentalement d’une distribution des effets souverains. Je m’inquiète des positions qui accentuent le pouvoir central de la souveraineté sur et aux dépens du champ des « vies nues ». Ces positions sont peut-être romantiques ou séduisantes, mais elles ne nous aident pas à penser la formation contemporaine de la souveraineté, ni les modes d’investissement et la capacité d’agir (agency) politiques en dehors de ceux qui sont cantonnés dans la polis ou exclus de ses frontières. Je considère pourtant que la notion de vies « abandonnées » chez Agamben est très utile à la réflexion sur les populations précaires, même si ce ne serait pas là son vocabulaire.
La Vie des Idées : Vous travaillez beaucoup maintenant sur le caractère déterminant des affects dans le champ politique, en étudiant par exemple les images d’Abu-Graïb. De manière générale, plusieurs travaux actuels montrent la dimension politique d’affects tels que la honte, l’aversion ou le dégoût, et renouvellent ainsi notre manière de concevoir les rapports de pouvoir. Il semble cependant que les affects positifs — ceux qui ne sont pas « tristes », comme dirait Spinoza — fassent l’objet d’une attention moins soutenue. Ces affects joyeux ont-ils une dimension politique ? Quelle place leur donner dans l’analytique du pouvoir ?
Judith Butler : J’ai en effet évoqué récemment les formes de « dépossession », voire d’« extase », qui se produisent dans les manifestations de rues, et je m’intéresse également beaucoup aux formes de vulnérabilité qui mènent à une passion vivable, et pas seulement à de l’exploitation. En argumentant contre les formes bourgeoises du mariage, je continue de plaider pour un champ de la sexualité dérégulé.
La Vie des Idées : Dans le premier entretien de Humain, inhumain, vous évoquiez très brièvement vos origines juives et votre impossibilité d’écrire sur le sujet de la judéité en lien avec « la douleur et la honte que suscite en moi l’État d’Israël ». Le conflit israélo-palestinien est abordé dans votre travail actuel comme une situation exemplaire pour comprendre les rapports de pouvoir et la souveraineté. Votre nouveau livre, Parting Ways : Jewishness and the Critic of Zionism, est consacré à la question de la judéité. Qu’est-ce qui vous a amenée à reprendre cette question ? Est-ce une actualité politique ?
Judith Butler : Je viens d’un milieu juif très pratiquant et j’ai tenté, avec ce livre, de revenir sur ma propre formation, sur ce que l’on m’a enseigné, et de faire le travail nécessaire pour évaluer mon éducation sioniste de façon critique. Ma critique du sionisme se développe depuis quelques décennies, principalement dans mes conversations privées. Mais les débats publics qui ont suivi le 11 septembre m’ont, semble-t-il, obligée à rendre publique ma position sur ce sujet. Pour moi, certaines des valeurs juives que l’on m’a enseignées — le sens du deuil en public et avec les autres, la brièveté de la vie et donc sa valeur, la lutte non-violente — ont toutes fait leur chemin pour devenir des arguments plus généraux, voire des arguments contre le sionisme politique actuel. Pour cette raison, je ne crois pas que l’on doive renoncer à sa judéité pour s’opposer à l’État d’Israël et je ne crois pas que si l’on critique cet État on soit, d’une façon ou d’une autre, anti-juif ou antisémite (même si c’est parfois le cas). Mon objectif est d’utiliser ma formation pour développer une série de positions qui affirment la possibilité d’une vie éthique et politique des juifs avec des non-juifs. C’est certainement une position diasporique mais, en suivant Edward Said, je pense qu’elle peut fournir un point de départ utile pour penser une politique démocratique radicale en Palestine.
La Vie des Idées : Dans vos travaux sur le genre, la psychanalyse était critiquée tant pour sa conception normative des identités de genre que pour sa représentation de la femme. Mais elle constituait aussi une référence indispensable pour penser la dimension psychique des processus de subjectivation et la vulnérabilité du sujet. Vous vous êtes expliquée sur ce premier usage de la psychanalyse par exemple dans le premier entretien d’Humain, inhumain (« Le genre comme performance »). Aujourd’hui, dans vos réflexions sur le pouvoir, la précarité, on trouve toujours une référence importante à la psychanalyse en particulier à travers la question du deuil. Qu’est-ce qui vous est indispensable dans la théorie psychanalytique aujourd’hui pour penser la politique ?
Judith Butler : Je crois qu’il faut essayer de comprendre comment et pourquoi des États et des institutions publiques « renient » l’interdépendance des êtres humains et pourquoi de nombreux acteurs progressistes considèrent la dépendance elle-même comme une idée « ingérable ». On met d’ordinaire la dépendance au service de politiques coloniales et paternalistes, tandis que l’interdépendance implique l’égalité. Selon moi, le sujet autonome et sans besoins, celui qui n’a jamais été nourri ou élevé par une autre personne, est une conception hautement problématique du sujet. Parce que celui-ci cherche à se protéger, il brise les liens sociaux et peut seulement se préserver par le déni et la destruction. C’est pour cela que l’on a besoin de la psychanalyse, mais aussi peut-être de Hegel. De la même façon, quand des populations détruites ne sont pas pleurées, et qu’on les appelle des « dommages collatéraux » ou d’autres termes de ce type, il y a un déni de la violence comme de la perte qui doit être mis au jour et combattu.
La Vie des Idées : Dans l’ensemble de vos travaux, vous êtes soucieuse de dégager les interdépendances qui font une vie. C’est ce qui la rend précaire, le fait d’être par définition dans son être et son identité tributaire et dépendante des autres. Ce tissu social et intersubjectif de la subjectivité n’est pas sans rapport avec votre lien à Hegel, qui plus que tout autre, vous le soulignez dans Sois mon corps, ne cesse de rappeler que le sujet est constitutivement lié au tout et au commun qui lui donnent son sens. N’y a-t-il aucun sens à penser des phénomènes de la subjectivité indépendants de ce tissu social ? Par exemple une relation éthique solitaire de soi à soi, indépendante des interactions et interdépendances qui font par ailleurs une vie.
Judith Butler : Certes, les relations de soi à soi existent, mais même quand ce soi solitaire tente de se prendre pour objet de réflexion, voire de prendre soin de lui, il manie une série de conventions, de termes et de normes dont il n’est pas l’auteur. Ce sont des conventions sociales qui nous viennent de la langue et d’un champ de significations sociales plus large, dans lequel nous sommes tous formés. Quand nous commençons à réfléchir sur nous-mêmes, nous n’abandonnons pas cette formation sociale. Elle est présente dans les interstices de notre pensée, et même dans notre idée de ce qu’un « soi » devrait être. Ainsi, alors que l’on peut être tout à fait isolé dans sa pensée, voire physiquement seul, alors qu’aucun bruit de rue n’est perceptible et que personne n’est en vue, la trace vivante du monde social continue à médiatiser les relations les plus intimes que nous entretenons avec nous-même.
Traduit de l’anglais par Barbara Turquier. Propos recueillis