La plus haute récompense du monde architectural vient d’être remise au Suisse Peter Zumthor. La démarche phénoménologique de cet architecte attentif aux paysages naturels et aux traditions constructives locales s’inscrit à rebours de la création architecturale contemporaine dominante. Son mérite est de poser de façon aiguë la question du sens de l’architecture à l’époque de l’urbain généralisé et de la crise du lieu.
Le prix Pritzker — véritable « Nobel de l’architecture » — vient d’être remis à l’architecte suisse Peter Zumthor. La décision du jury est non seulement inattendue, mais audacieuse. Elle vient récompenser un architecte atypique, voire marginal. Comme l’expliquent les membres du jury eux-mêmes, « depuis trente ans, installé dans le petit village reculé d’Haldenstein, dans les Alpes suisses, [Peter Zumthor] est resté à l’écart de la folle activité de la scène architecturale internationale. Là, avec une petite équipe, il imagine des bâtiments d’une remarquable sincérité, vierge de l’influence de la mode et des courants éphémères. » La « modestie », l’« humilité », le « courage, voire la témérité », caractérisent son œuvre, jugée « sans compromis. » [1]
Un architecte retiré du siècle
Atypique, Peter Zumthor ? Depuis la création de son agence en 1979, l’architecte suisse n’a en effet réalisé qu’une trentaine de bâtiments, la plupart assez modestes eu égard aux standards des grandes agences d’architecture. Ses projets les plus importants — les thermes de Vals dans le canton suisse des Grisons, le musée d’art de Brégence (Bregenz) sur le lac de Constance, le musée d’art Kolumba à Cologne — n’ont ni l’échelle, ni la force symbolique des grands équipements métropolitains. En outre, sa production ne dépasse guère les frontières de la Suisse. Elle se répartit entre le canton des Grisons (Graubünden), où Zumthor vit et travaille et où se concentre l’essentiel de son œuvre bâtie [2], et l’Autriche et l’Allemagne, où cet architecte germanophone a accepté et réalisé un petit nombre de projets — comme le pavillon suisse pour l’exposition universelle de Hanovre (2000), ou, plus récemment, la chapelle Saint-Nicolas-de-Flue à Wachendorf (2007). À l’exception de Berlin, où il a remporté le concours pour le centre de documentation Topographie de la terreur [3] — Zumthor n’a jamais été en situation de construire dans une métropole de rang international. On ne trouve rien, dans son œuvre, qui puisse se comparer à la production des très grandes agences de ceux que l’on nomme, par un néologisme très en vogue, les « starchitectes », régulièrement sélectionnés sur les shortlists des concours internationaux. À la tête d’une petite agence, très sélectif dans le choix de ses projets, apportant un soin minutieux aux détails, refusant de sous-traiter ses chantiers — une pratique pourtant courante dans l’univers des grandes agences — Zumthor recherche et assume les conditions d’une certaine lenteur dans la mise en œuvre des projets, d’une slow architecture qui n’est à l’évidence plus la norme du métier. Il ne recherche ni le succès, ni la notoriété. Il jette d’ailleurs un regard souvent plein d’ironie sur la production architecturale contemporaine et ses formes débridées, et n’hésite pas à affirmer que « la qualité architecturale, ce n’est pas avoir sa place dans un guide d’architecture ou dans l’histoire de l’architecture ou encore être cité ici ou là. »
Une conception singulière de l’art de bâtir
Pourtant, ni la posture de l’architecte suisse, ni l’ampleur limitée de sa production, ni ses méthodes de travail ne sont absolument originales dans le panorama de l’architecture actuelle. L’on pourrait dire d’un très grand nombre de professionnels aujourd’hui qu’ils pratiquent une architecture à la fois « sans compromis », « sincère » et « modeste », si ces termes ne figeaient pas, par leur proclamation de foi vertueuse, un débat que l’on souhaiterait avant tout critique. L’admiration que lui portent ses pairs n’a elle-même rien de bien surprenant : le prix Pritzker a régulièrement été décerné à des architectes « hors-normes », comme ce fut le cas récemment avec Glenn Murcutt (Pritzker 2002) ou Jørn Utzon (Pritzker 2003).
En vérité, si la consécration de Peter Zumthor doit susciter notre étonnement, c’est moins en raison des vertus supposées de l’architecte, que parce que sa conception de l’art de bâtir — et avec elle son œuvre toute entière — pose une question radicale à l’architecture d’aujourd’hui. En effet, si l’architecte d’Haldenstein peut légitimement être perçu comme un outsider de la scène architecturale, c’est parce qu’il est, en un sens, a-contemporain. Écartons d’emblée toute équivoque : Zumthor est sans ambiguïté possible, un moderne. Comme tous les architectes de sa génération, il a reçu en héritage les leçons du Mouvement moderne tout comme les critiques qui les ont accompagnées. Mais il assume en même temps une conception de l’art de bâtir tout à fait singulière dans le panorama de l’architecture contemporaine, une conception que l’on peut qualifier de phénoménologique. Dans une conférence donnée le 1er juin 2003, l’architecte suisse a tenté d’expliciter sa position. Évoquant le souvenir d’un après-midi ensoleillé passé sous les arcades d’une ville que l’on imagine italienne, il dit :
« Qu’est-ce qui m’a touché alors ? Tout. Tout, les choses, les gens, l’air, les bruits, le son, les couleurs, les présences matérielles, les textures, les formes aussi. (…) Et quoi encore ? Mon état d’âme, mes sentiments, mon attente d’alors, lorsque j’étais assis là. Et je pense à cette célèbre phrase en anglais renvoyant à Platon : « Beauty is in the eye of the beholder. » Cela signifie que tout est seulement en moi. Mais je fais alors l’expérience suivante : j’élimine la place — et mes impressions disparaissent. Je ne les aurai jamais eues sans son atmosphère. C’est logique. Il existe une interaction entre les êtres humains et les choses. C’est ce à quoi je suis confronté comme architecte. » [4]
D’après Zumthor, il n’est en effet de qualité architecturale qu’à travers l’atmosphère que crée un bâtiment, qu’à travers la capacité d’un édifice à faire lieu. Par « atmosphère » (Stimmung), Zumthor entend un rapport immédiat à notre environnement ; un rapport émotionnel — et non intellectuel — à l’espace comme à la matière, à la chaleur comme à la lumière, aux sons comme aux odeurs ; un rapport qui engage notre être tout entier et met à l’unisson notre état intérieur et ce qui nous entoure. Zumthor, à l’évidence, croit en notre présence au monde concret, à ce qu’Edmund Husserl nommait le « monde de la vie » (Lebenswelt), ce « monde spatio-temporel des choses, telles que nous les éprouvons dans notre vie pré et extrascientifique » [5], ou encore à ce que Martin Heidegger nommait « l’être au monde », le Dasein. En tant qu’architecte, Zumthor ne souhaite fabriquer ni des images, ni des symboles : ignorant délibérément toute différentiation entre corps et conscience, il ne souhaite fabriquer que des espaces vécus.
Neuf points pour une architecture des lieux
Pour l’architecte d’Haldenstein, il existe en effet « un savoir-faire dans cette tâche qui consiste à créer des atmosphères architecturales. » [6] S’il admet que le poids des souvenirs d’enfance ou des impressions subjectives y est souvent très fort — au risque de produire des formes idiosyncratiques — il estime que l’on peut plus ou moins objectiver ce savoir-faire. L’architecture, telle une langue, peut s’enseigner, se transmettre. Son langage peut se décliner, comme Zumthor le suggère lui-même, en neuf points.
1. Le langage de l’architecture est anatomique : l’architecture est semblable à un corps « qui peut me toucher » [7] avec ses masses (comme ces lourds blocs de béton et de gneiss qui délimitent les bains thermaux de Vals), ses membranes (comme ces bardeaux de bois qui enveloppent la chapelle Saint Benoît de Sumvigt) et sa matière (comme cet alliage de plomb et d’étain recyclé qui couvre le sol de la chapelle Saint-Nicolas-de-Flues).
2. Le langage de l’architecture est physique : il met en jeu des accords de matières, comme dans la chapelle Saint-Nicolas-de-Flue, où l’empreinte laissée par les troncs d’épicéas calcinés sur les parois de béton crée une atmosphère de caverne. Ces accords, leur vibration, leur présence, ne peuvent pas entièrement être pensés a priori : ils doivent se ressentir in situ. D’où l’importance du chantier comme lieu même du tâtonnement et du choix dans l’harmonie parfois subtile d’une teinte de bois en résonance avec le béton brut, comme dans la résidence Spittelhof de Biel-Benken.
3. Corporel et matériel, le langage de l’architecture est également acoustique. L’espace selon Zumthor est pareil à un instrument de musique : il rassemble, amplifie et fait vibrer les sons d’une manière particulière, comme dans multiples bassins des thermes de Vals.
4. Le langage de l’architecture est également thermique : la forme et la surface des matériaux dans un espace donné ainsi que la manière dont ils sont assemblés et agencés, produisent une ambiance thermique spécifique, comme dans le pavillon de bois de l’exposition de Hanovre où l’empilement des poutres de bois permet de neutraliser les amplitudes de température.
5. Réceptacle d’ambiances sensorielles, l’espace architectural selon Zumthor doit ménager de véritables seuils, comme dans la plupart des maisons dessinées par l’architecte, où de larges et profondes baies — encadrant savamment les paysages environnants — font intensément ressentir la tension entre l’intérieur et l’extérieur.
6. L’espace architectural doit également créer des « paliers d’intimité » [8], moduler — par le jeu des échelles — proximités et distances, ouvertures et fermetures, partages et retraites.
7. Ainsi introverti et mis en tension, l’espace architectural doit accueillir un monde de corps laissés libres de déambuler, de « flâner ».
8. L’espace architectural doit également accueillir un monde d’objets choisis et placés pour renforcer la présence tranquille de la matière — tels ces « deux clous qui sont là dans le sol pour fixer des plaques d’acier à côté d’un seuil usé. » [9] Ainsi « les choses sont à leur place. Parce qu’elles sont ce qu’elles veulent être. » [10] L’architecte suisse, sans le dire explicitement, parle un langage de Louis Kahn dont on aurait en quelque sorte extrait la monumentalité.
9. Last but not least, l’espace architectural et ses accords de matière doivent révéler la lumière.
Une architecture-présence dans un monde de non-lieux
Si un tel appel à une architecture-présence est a-contemporain, c’est parce que le développement urbain de la planète et les formes empruntées par la métropolisation depuis les années 1960 sont semble-t-il sur le point de rendre caduque une telle poétique des lieux. L’étalement et l’hétérogénéité des espaces urbains contemporains, l’effacement des arrière-plans paysagers, l’emprise toujours croissante d’infrastructures hors d’échelle au regard des caractéristiques anthropomorphiques, ou encore la crise écologique, témoignent en effet d’une crise ou d’une perte du lieu que d’aucuns jugent irréversible, y compris parmi ses avocats [11]. À l’heure où les espaces paradigmatiques de la métropole moderne sont eux-mêmes volontiers qualifiés de « non-lieux », les « systèmes de communication et d’information perfectionnés (…), comme l’écrit Alberto Perez-Gomez, non seulement effacent les frontières existantes mais font disparaître la spécificité des lieux. » [12] Aussi, à mesure que l’horizon métropolitain se rapproche, la possibilité de concevoir et d’aménager des atmosphères et des lieux semble de plus en plus difficile ou aléatoire.
L’expérience zumthorienne serait-elle dès lors condamnée à n’investir que ces franges déconcentrées de l’urbain généralisé que sont les périphéries alpines, là où peut encore s’inventer un modèle de développement éco-responsable fondé sur l’alliance entre un environnement naturel de qualité, un investissement de tous les acteurs de la construction, une utilisation optimale des savoir-faire locaux, et une architecture innovante, comme c’est par exemple aujourd’hui le cas dans le Vorlarlberg autrichien [13] ? Ou bien peut-on tirer, de la conception phénoménologique de l’architecte d’Haldenstein, une ou plusieurs leçons pour habiter nos métropoles ? L’appel à redécouvrir l’essence de l’architecture, à renouer avec ses valeurs originelles, à créer des atmosphères et des lieux, n’a-t-il plus aucun sens ? Ou bien reste-t-il impossible d’habiter là où il n’est pas donné de lieu ? Tel est bien le paradoxe central de l’architecture à l’époque de la métropolisation généralisée, et le véritable défi posé par l’a-contemporanéité de Peter Zumthor.
Stéphane Füzesséry, « Peter Zumthor : un architecte a-contemporain ? »,
La Vie des idées
, 29 mai 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Peter-Zumthor-un-architecte-a-contemporain
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[1] L’intégralité de l’« explication de texte » donnée par le jury peut être consultée en français sur le site Cyberarchi.
[2] Mentionnons son propre atelier à Haldenstein (1986), un abri pour le site archéologique romain de Chur (1986), la chapelle Saint-Benoît à Sumvitg (1988), une maison de retraite à Chur (1993), la résidence Spittelhof à Biel-Benken (1996), ainsi qu’un petit nombre de maisons particulières : la maison Gugalun à Vesam (1994), la maison Luzi à Jenaz (2002), la maison Annalisa à Vals Leis (2007) et sa propre maison à Haldenstein (2005).
[3] Démarré en 1997, le chantier a été interrompu, puis définitivement abandonné faute de financement. Les parties construites ont été démolies en 2004.
[4] Peter Zumthor, Atmosphères. Environnements architecturaux – Ce qui m’entoure, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2008, p. 17.
[5] Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, Tel, 1989 (1936), p. 157.
[11] Pour le Norvégien Christian Norberg-Schultz, l’un des principaux théoriciens du lieu, « la perte du lieu est un fait avéré. » L’art du lieu. Architecture et paysage, permanence et mutations, Paris, Le Moniteur, 1997, p. 37
[12] Alberto Perez-Gomez, « La notion de contexte en architecture et en urbanisme », in Le Sens du lieu : topos, logos, aisthèsis, Bruxelles, éditions Ousia, 1996
[13] Cf. Dominique Gauzin-Müller, L’architecture écologique du Vorlarlberg. Un modèle social, économique et culturel, Paris, Le Moniteur, 2009.