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Recension Société

Penser la pauvreté, forger la solidarité

À propos de : Axelle Brodiez-Dolino, ATD Quart Monde, une histoire transnationale. La lutte contre la pauvreté, d’un bidonville à l’Onu, Puf


par Julien Le Mauff , le 13 juin


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Investi depuis les années 1950 contre la misère, le mouvement ATD Quart Monde a su conjuguer action de terrain, recherche et plaidoyer, jusqu’à influencer durablement les politiques sociales en France et à l’échelle internationale.

Depuis sa thèse sur le Secours populaire parue il y a près de vingt ans (2006), à laquelle on peut joindre une étude sur Emmaüs (2009) une autre sur le Foyer Notre-Dame des Sans-Abri à Lyon (2020), et une multitude de travaux sur la lutte contre la pauvreté, Axelle Brodiez-Dolino poursuit l’exploration des chemins multiples par lesquels se réalise la solidarité depuis les guerres mondiales.

L’intrication historique entre le monde associatif et le développement de politiques publiques à l’échelle locale autant qu’étatique constitue, tout particulièrement, le terrain d’une recherche qui met en évidence les aspects conflictuels entre sphères d’intervention – autant qu’à l’intérieur de chacune d’elles – mais aussi la contribution particulière des associations de solidarité, tout autant que l’originalité et l’inventivité de leurs modes d’action. Ce constat s’applique, tout particulièrement, à ATD Quart Monde, mouvement né en 1957 en banlieue parisienne, au centre de ce nouveau livre.

Solidarité, associations et spécificités d’ATD

Comme le souligne l’autrice, une telle monographie permet de rappeler le poids tout particulier des associations dans la gestion de la solidarité en France, à la base d’un système dual, une mixed economy of welfare selon le terme emprunté à la chercheuse américaine Sheila Kamerman [1]. En France, non moins qu’ailleurs, « les associations et les pouvoirs publics œuvrent aujourd’hui largement de concert […] sur le terrain comme dans l’élaboration des dispositifs publics » (p. 16). Plus encore, ATD Quart Monde présente une spécificité justifiant le présent volume : une influence toute particulière sur le cadrage même des questions de grande pauvreté par les pouvoirs publics, comme l’a déjà observé Bernard Lahire à propos de l’illettrisme, notion largement construite en problème public sous l’influence d’ATD [2].

Ce rôle d’ATD, déjà souligné il y a quelques années par Frédéric Viguier, repose aussi sur l’ampleur spécifique au mouvement du travail d’observation et de sociographie accompagnant ses actions. A posteriori, celui-ci présente aussi pour l’historienne l’avantage d’offrir un riche terrain d’exploration grâce à « une exceptionnelle culture de l’archive » (p. 12).

Action associative et identité confessionnelle

Joseph Wresinski en visite dans une famille du Val d’Oise
© Wikipédia

L’association trouve son origine dans l’implication du prêtre Joseph Wresinski, aumônier du camp de sans-logis installé dès 1954 à Noisy-le-Grand par Emmaüs. La reprise en main de ce bidonville, lieu emblématique des formes d’une pauvreté de masse caractéristique des « Trente glorieuses » françaises, aboutit après plusieurs années d’action à la création d’une association. « Aide à toute détresse » naît ainsi en 1961, et reste marquée par son fondateur, ecclésiastique d’origine polonaise ayant fait lui-même l’expérience de la pauvreté dans son enfance – parcours également retracé (p. 24-39). D’autres personnalités participent toutefois aussi de la destinée d’ATD, à commencer par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, la nièce du général, engagée auprès de Wresinski à Noisy dès 1958, et plus tard présidente d’ATD de 1964 à 1998. Alwine de Vos, quant à elle, est la première femme diplomate hollandaise. Venue rencontrer Wresinski par curiosité en 1959 alors qu’elle est en poste à l’OCDE à Paris, elle quitte définitivement le corps diplomatique pour s’engager comme volontaire et porter le plaidoyer de l’association, notamment à l’échelle internationale – elle préside le Mouvement international ATD Quart Monde de 1974 à 2002.

S’il s’atténue avec le temps, le caractère profondément chrétien du langage sur la pauvreté développé autour de Wresinski se reflète aussi, à l’origine, dans des formes d’engagement quasi-intégral imposant aux volontaires une forme d’ascèse, une « communion avec les pauvres » (p. 305) visant à « faire communauté » avec les pauvres – la référence monastique n’étant pas accidentelle – en se plaçant « à disposition » des pauvres à leur disposition pour « favoriser leurs initiatives » pour qu’ils aient « le désir et le moyen de sortir de l’impasse », selon Wresinski lui-même (p. 300). La nature religieuse de l’engagement au sein d’ATD demeure nourrie par une « paupéro-théologie » (p. 323) qui continue de s’illustrer dans les activités du mouvement et les parcours de volontaires jusqu’aux années 1980.

Des détresses au « Quart Monde » : informer l’action par la recherche

Cet engagement s’étend cependant à un autre champ d’activités : la production de connaissances. Dès l’origine en effet, l’observation participante est l’une des missions assignées aux volontaires de Noisy qui, quotidiennement, doivent remettre un rapport d’observation à Joseph Wresinski, pour être lus, corrigés et archivés au sein d’un « Sommier » dont le nom, référence à la Somme théologique de Thomas d’Aquin, traduit la finalité systématique (p. 301-305). Sur cette démarche originelle s’enracine une véritable méthode de recherche-action, une observation participante qui justifie l’organisation, au sein d’ATD Quart Monde, d’un Bureau de recherches sociales, créé dès 1960 et conduit par Alwine de Vos.

Par une approche statistique autant que par la multiplication d’enquêtes qualitatives, dont des monographies de famille souvent publiées dans la revue Igloos (éditée par le mouvement), l’association fait de ses terrains d’action, également, le support d’une réflexion qui aboutit d’ailleurs à enrichir le langage conceptuel de la solidarité, autour de notions comme le « sous-prolétariat », ou encore l’exclusion, dont l’usage élargi dans une acception socio-économique permet de renouveler le vocabulaire de l’« inadaptation » ou de la « marginalité » [3] (p. 191-196). L’exclusion permet de traduire l’enfermement que vivent les pauvres dans leur situation – on parle aujourd’hui couramment de « trappe » ou de « piège » à pauvreté – et les multiples facteurs qui en sont la cause, la situation d’exclusion étant « produite tout à la fois par l’entourage, la société et l’individu lui-même », par l’intériorisation du rejet qui pousse l’individu à se situer lui-même à l’écart du milieu social (p. 195).

Ainsi, également, est forgé le terme de « Quart Monde » en 1969 (p. 239-242). Bientôt adopté par l’association ATD sous l’impulsion de Wresinski, en référence aux Cahiers du quatrième ordre rédigés par le révolutionnaire Dufourny de Villiers au moment des États généraux de 1789, le concept fait aussi l’objet d’un travail approfondi, notamment par le sociologue catholique Jean Labbens, dans son ouvrage Le Quart-Monde (1969), préfacé par Wresinski [4].

La mondialisation d’ATD

Cette démarche fait aussi d’ATD un laboratoire scientifique, approche qui distingue le mouvement et se trouve au cœur de son fonctionnement : pour ses fondateurs en effet, « le traitement politique doit s’adosser à des connaissances solides » de la pauvreté (p. 183). Cette approche permet de nourrir l’organisation d’universités populaires ouvertes à tous les publics, ou encore de créer des passerelles vers le monde académique et vers différents programmes publics, ou encore avec l’INSEE dès les années 1970 (p. 247). En découlent aussi des travaux financés par des organisations internationales, dont un certain nombre de recherches menées avec l’Unicef, l’Unesco ou l’OCDE à partir des années 1990, particulièrement sur les « dimensions cachées de la pauvreté » (p. 278).

Ce travail d’ATD Quart Monde aux côtés d’organisations internationales et d’universitaires internationaux (dès les années 1970 en Israël, aux États-Unis, p. 256-258) permet aussi un véritable « essaimage » des méthodes d’ATD Quart Monde, inspiration de nombreux chercheurs qui adoptent à leur tour l’approche participative de la recherche-action (p. 267-269). Plus encore, le plaidoyer de l’association s’exerce aussi largement à l’échelle internationale qu’en France, auprès de la nébuleuse onusienne comme des institutions européennes naissantes.

Les droits universels contre la pauvreté

L’efficacité singulière du plaidoyer mené par ATD Quart Monde dès l’origine est la « principale spécificité » du mouvement, et « lui confère un caractère d’exemplarité » (p. 287). Axelle Brodiez-Dolino le rappelle : l’association est à l’origine de pans entiers des politiques de lutte contre la pauvreté, particulièrement en France. Sous l’impulsion de Wresinski se développe au sein d’ATD un cadrage à rebours du discours traditionnel, dominant dans les années 1950, distinguant bons et mauvais pauvres selon le rapport au travail, et rejetant tout développement de l’assistance. Comme le constate le fondateur d’ATD, cette logique enferme les populations fragiles dans la précarité, la vulnérabilité à l’égard de tout imprévu, selon une logique d’« hypertrophie de la valeur-travail ». Le prêtre inaugure une approche nouvelle de la lutte contre la pauvreté comme atteinte aux droits humains. Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement d’assister ceux qui en auraient le plus besoin mais de forger de nouveaux droits fondamentaux pour défendre la dignité des personnes plongées dans la misère. La commande par les gouvernements des années 1970 et 1980 de grands rapports élaborés avec la participation d’ATD Quart Monde favorise la diffusion de ces conceptions, notamment le rapport Wresinski de 1982, Enrayer la reproduction de la grande pauvreté, remise à Michel Rocard, alors ministre du Plan, suivi en 1987 d’un second pour le Conseil économique et social, intitulé Grande pauvreté et précarité économique et sociale, quelques mois avant la mort du fondateur d’ATD.

Cette logique inspire d’abord de nouvelles politiques relatives au logement, dans la lignée de l’interpellation publique développée à Noisy pour la création de « cités de promotion » articulant besoins économiques, sociaux, éducatifs et vie communautaire (p. 109-112). Surtout, elle aboutit après de longues années de travaux et de débats, à la formalisation de l’idée du revenu minimum, d’abord par la loi sur le « revenu minimum familial » en 1980 (p. 415), puis, de façon plus probante, par l’aboutissement du projet de revenu minimum d’insertion (RMI), créé en 1988 et pérennisé en 1992 (p. 461). De nombreux dispositifs encore apparaissent issus du plaidoyer d’ATD Quart Monde, comme l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) en 1999, de l’aide médicale d’État qui la complète (AME), ou encore l’adoption des deux lois de 2016 et 2020 encadrant l’expérimentation des « Territoires zéro chômeur de longue durée », fruits d’une longue réflexion remontant aux années 1990 et menée au sein de l’association par Patrick Valentin, acteur de l’économie sociale (p. 506-511). Sur le plan international, les fortunes du plaidoyer d’ATD sont diverses, avec un rôle certain dans la reconnaissance par l’ONU de la misère comme violation des droits de l’homme (p. 547-552) et sur le traitement de la question au sein des objectifs de développement durable (ODD) élaborés progressivement à partir des OMD (2000) avant leur adoption définitive en 2015. Les difficultés apparaissent plus grandes auprès des institutions de Bruxelles (p. 557-567), où l’Europe sociale reste largement à inventer.

Une pensée de résistance ?

Comme le souligne Axelle Brodiez-Dolino, la persistance de ces engagements et de ce plaidoyer pour des politiques publiques plus efficaces afin de lutter contre la pauvreté et de favoriser l’insertion apparaît aujourd’hui contredite par un véritable « retournement dans la perception et le traitement de la pauvreté » (p. 502), résultat d’un incontestable durcissement du regard porté, notamment par une grande partie du milieu politique, sur les « assistés », et qui masque également une volonté, portée par une logique néolibérale, d’orienter le marché du travail vers une plus grande flexibilité, des salaires bas, et la diminution des règles de protection des travailleurs, qui « n’est plus conçue comme un atout social mais un handicap économique » (p. 502).

Tout en s’inscrivant dans les relectures de l’histoire sociale de la seconde moitié du XXe siècle, et en éclairant par l’histoire d’un mouvement de solidarité les zones d’ombre des « Trente Glorieuses », l’ouvrage d’Axelle Brodiez-Dolino contribue donc aussi à démontrer comment de telles lectures du monde social, forgées dans ce contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, conservent toute leur pertinence aujourd’hui, et peuvent être mises à contribution. Aux périodes récentes de stagnation économique et aux retours en arrière en matière de droits sociaux continue ainsi de répondre l’idée portée par ATD Quart Monde que la misère est violence et atteinte à la dignité [5].

Axelle Brodiez-Dolino, ATD Quart Monde, une histoire transnationale. La lutte contre la pauvreté, d’un bidonville à l’Onu, Paris, Puf, 2025, 594 p., 25 €.

par Julien Le Mauff, le 13 juin

Pour citer cet article :

Julien Le Mauff, « Penser la pauvreté, forger la solidarité », La Vie des idées , 13 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Penser-la-pauvrete-forger-la-solidarite

Nota bene :

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Notes

[1Sheila B. Kamerman, «  The New Mixed Economy of Welfare : Public and Private  », Social Work, vol. 28, n° 1, 1983, p. 5-10.

[2Bernard Lahire, L’Invention de «  l’illettrisme  ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte, 1999.

[3Emmanuel Didier, «  Émergences des mots de l’exclusion  », Revue Quart Monde, n° 165, 1998. Voir à ce propos l’entretien d’Axelle Brodiez-Dolino avec Serge Paugam dans Julien Le Mauff et Réjane Sénac (coord.), Politique de l’exclusion, Paris, Puf, 2024.

[4Sur cette invention du mot Quart Monde : Michèle Grenot et Thierry Viard, «  Naissance et sens du mot Quart Monde  », Revue Quart Monde, n° 199, 2006.

[5Depuis 2009 le sigle ATD a pris pour signification « Agir tous pour la dignité ».

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